La Soirée théâtrale. Les grippes de Jean de Nivelle
La Soirée Théâtrale
LES GRIPPES DE JEAN DE NIVELLE
Les statisticiens les plus intrépides ont renoncé à compter les ajournements successifs de la première de Jean de Nivelle.
Jamais pièce inédite ne se fit autant désirer.
Et pourtant, celle-là est prête, prête depuis un bon mois. Poème, musique, mise en scène tout est su, réglé, achevé.
Le public s’impatiente d’autant plus qu’il s’agit d’une des grandes soirées de la saison, d’une pièce très attendue.
Attendue parce que les bruits de coulisses lui sont tout à fait favorables, parce que tous ceux qui ont suivi les répétitions d’un peu près sont unanimes à prédire un grand succès et à nous vanter les beautés de la partition autant que l’intérêt du poème ;
Attendue parce qu’il s’agit d’une œuvre nouvelle de Léo Delibes, ce qui est à la fois une grande attraction et une véritable rareté ;
Attendue enfin parce qu’à force de nous la faire attendre, on aiguise de plus en plus notre curiosité.
Du reste, personne n’ignore ce qui a retardé depuis plusieurs semaines, l’apparition du nouvel opéra-comique. Tous les courriéristes ont enregistré l’interminable série des grippes auxquelles nous devons les ajournements de Jean de Nivelle.
J’ai voulu en savoir plus long ; j’ai voulu connaître l’histoire de toutes ces grippes qui resteront célèbres et feront assurément à l’œuvre de MM. Gondinet, Gille et Delibes, une légende inoubliable dans les annales du chant.
Le fléau le terme ne me semble pas excessif le fléau, dis-je, s’est manifesté avec une sorte de méthode. On peut presque dire qu’il a sévi dans un ordre hiérarchique.
C’est par la direction qu’il a commencé.
Metteur en scène actif et remuant le directeur de l’Opéra-Comique, voulant tout faire par lui-même et tout faire à la fois, quittait généralement les répétitions dans un état de fatigue indescriptible. Ne se ménageant pas pendant son travail, il ne se ménageait pas davantage après. "Exténué, en nage, il ne prenait aucune précaution, et il devait finir naturellement par trouver dans un couloir quelconque, le courant d’air fatal.
Violemment enrhumé, toussant, ne pouvant plus parler, il essaya d’abord de lutter, mais il dut bientôt s’arrêter la grippe était encore plus forte que sa volonté.
Puis, ce fut le tour des auteurs.
Le premier atteint fut Delibes les deux autres, Gondinet et Gille le suivirent d’assez près.
Seulement, l’indisposition de Delibes était beaucoup moins violente que celle du directeur. L’excellent maestro n’eut guère qu’une moitié de grippe. Quant aux deux librettistes, ils furent encore moins éprouvés et se contentèrent l’un et l’autre d’un simple quart de grippe.
Chacun des trois collaborateurs fut ainsi grippé proportionnellement à sa part de droit-d’auteur.
MM. Peragallo et Roger n’auraient pas mieux fait la répartition.
La contagion fit des progrès rapides et atteignit les artistes.
Taskin commença la série.
Et pourtant sa voix grave, solide et métalique semblait plus que n’importe quelle autre à l’abri du danger !
Mais les grippes de Jean de Nivelle ne connaissent pas d’obstacles. Taskin toussa avant les autres. Il fit entendre une toux caverneuse, se moucha avec un tapage effroyable ; mais il cessa de chanter.
À la grippe tonnante de Taskin, succéda une grippe douce, discrète, distinguée, une véritable grippe de fauvette, avec une petite toux perlée, cristalline et pleine encore de vocalises.
C’était Mlle Bilbaut-Vauchelet qui payait son tribut.
M. Talazac le ténor avait d’abord la prétention d’être plus heureux que ses camarades. Il arriva pourtant un jour au théâtre avec un rhume de cerveau il se mouchait à chaque
minute, en donnant le contre-ré nasal un véritable appel de trompette. Il eut du moins la
chance de s’en tenir là. Il dit et croit sincèrement que, s’il n’a pas toussé comme les autres,
c’est qu’il a pu éviter la grippe par la seule force de sa volonté. Voilà un traitement commode et facile à suivre même en voyage.
Au contraire, une débutante (sur laquelle on compte beaucoup) Mlle Mirane appelait la grippe de tous ses vœux.
— Je n’aurai vraiment foi en moi, disait-elle, que quand j’aurai eu ma grippe comme une vraie chanteuse.
Cette étrange consécration ne pouvait manquer à la jeune artiste, qui a été grippée aussi complètement qu’elle pouvait le désirer, mais d’une grippe timide vraie grippe de débutante.
Il y eut alors un petit temps d’arrêt.
Malheureusement, à peine les malades de la première fournée étaient-ils rétablis, que Mme Engally, épargnée jusque-là, fit entendre à son tour une toux sonore, accidentée de points d’orgue en mineur.
La veille elle avait dit
— Oh ! moi. je ne crains rien. Un contralto résiste toujours aux rhumes !
Fâcheuse assurance ! L’excellente cantatrice se repose encore !
Et cela a continué dans des proportions inouïes. La grippe n’a ménagé personne, elle s’est attaquée aux choristes, au souffleur. Il n’est pas jusqu’au chef d’orchestre lui-même, M. Danbé, qui n’ait été obligé de conduire d’une main, en se mouchant de l’autre. Seul, un chanteur a tout bravé, ne prenant aucune précaution et arrivant même au théâtre vêtu légèrement comme en plein été. Il est vrai qu’on affirme que ce n’est de sa part qu’une bravade, une négligence apparente, et qu’il a tout le corps recouvert d’une véritable armure de papier chimique.
Enfin, M. Heugel, qui, comme on sait, a acheté Jean de Nivelle, s’est mis aussi à tousser et à éternuer atrocement comme s’il voulait éditer la grippe en même temps que la partition.
Aujourd’hui, tout le monde va bien sauf Mme Engally qui va déjà mieux.
La première pourra sans doute avoir lieu lundi prochain.
Quant aux rechutes, les auteurs ne les redoutent pas. Ils se disent, avec satisfaction, que deux accès de grippe ne se succèdent jamais et que si leurs artistes doivent s’enrhumer
encore, ce ne sera pas avant l’année prochaine, en répétant un ouvrage qui ne sera pas d’eux.
Un Monsieur de l’orchestre.
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/Edmond GONDINET Philippe GILLE
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date de publication : 24/09/23