Les Premières. Lancelot
Les Premières
Théâtre de l’Opéra. – Lancelot, drame lyrique en quatre actes et six tableaux, poème de Louis Gallet et de M. Edouard Blau, musique de M. Victorin Joncières.
Des bohèmes montmartrois aux chevaliers du cycle breton, il y loin : il y a loin aussi de M. Joncières à M. Charpentier…
Le baron Markhoël, une assez vilaine brute, mécontent de n’avoir point obtenu, candidat au titre de chevalier de la Table ronde, le suffrage de Lancelot, dénonce au roi Arthus les amours adultères de la reine Guinèvre et de cet électeur récalcitrant : Arthus relègue l’épouse coupable en un couvent et donne à Markhoël licence de tuer l’amant ; le baron pince son ennemi au coin d’un bois et le couche sur le sol.
Cependant Lancelot – Rocambole avant la lettre – n’est point mort ; recueilli par de braves gens et transporté au château du comte de Dinan, il y est fort joliment soigné par Elaine, unique enfant de ce seigneur ; la jeune fille s’éprend d’un vif amour pour son malade, dont elle ignore le nom, et lorsque Lancelot, guéri, s’éloigne pour courir à la délivrance de la reine, Elaine, qui ne veut plus rien savoir de la vie va cacher sa douleur en un pieux asile. Et ce pieux asile est le même, précisément, où gémit Guinèvre. Vous apprendrez sans surprise trop secouante que, le jour où Lancelot, ayant réussi à joindre sa maîtresse, lui propose de l’enlever sur l’heure, Elaine par hasard témoin de leur entretien, tombe inanimée. Cependant les amants, sans soupçonner cette syncope, dialoguent et ne s’accordent point : lui persiste à parler d’enlèvement ; elle, fort émue par une récente visite de son royal époux, – Arthus, en bons termes lui a pardonné, l’assurant même qu’il la reverrait avec plaisir… ay ciel, – elle, ne songe plus qu’à faire pénitence et refuse obstinément de reprendre, si j’ose dire, la vie commune.
Lancelot s’en va donc tout seul ; hors du couvent, il se souvient de l’hospitalier séjour qui le reçut blessé, de la jeune fille qui le pansa, qui le guérit ; vaguement, il entrevoit là des consolations possibles, et reprend le chemin de Dinan ; mais comme il approche du château – lequel est construit au bord d’un lac – une barque paraît, drapée de blanc, glissant doucement sur les eaux ; Elaine, morte, y est étendue parmi des fleurs ; auprès d’elle, Guinèvre. À cette vue, Lancelot s’écrie douloureusement : « Elaine morte ! Que me reste-t-il donc ? — Dieu ! » répond Guinèvre, sur un fa dièse.
Voilà ce qu’est devenue, grâce aux efforts des librettistes Gallet et Blau l’admirable épopée rendue populaire par l’adaptation de Tennyson. Pour s’attaquer à un livret de cette sorte, il faut l’audace du génie ou l’aveuglement de l’inconscience ; M. Victorin Joncières est-il génial ? Je connais trop insuffisamment ses productions antérieures pour l’affirmer.
Hier, les Scudos de couloirs appréciaient Lancelot avec une rigueur à mon sens excessive. Tout d’abord, il convient de rappeler qu’avant de confier la critique musicale à l’érudit et sagace G. Carraud, la Liberté chargeait M. Joncières de peser dans sa balance les divers compositeurs dont s’enorgueillit la scène française ; et ce sont là fonctions dans l’exercice desquelles on risque de collectionner d’âpres rancunes, à moins de tout juger, comme je fais moi-même avec un parti pris de bienveillance œcuménique. D’aucuns reprochaient à Lancelot son allure vieillotte et sa persistance à s’enclore dans les plus surannées formules d’opéras, comme si les coupes désuètes et les harmonies indigentes avaient entravé la réussite des Roland à Ronceveaux et des Jeanne d’Arc confectionnés par les Mermet et les Membrée d’antan qui valent bien les Joncières d’aujourd’hui. Enfin l’on tançait l’infortuné musicien pour le manque d’unité de son style ; à la vérité, il tient que « tous les genres sont bons… » sans en excepter aucun, mais quoi, à essayer ainsi toutes les manières d’écrire, n’est-il point assuré de parfois rencontrer la bonne ?
Et d’ailleurs, la malveillance de l’auditoire aurait dû sauver du naufrage un délicieux petit chœur de chevaliers (p.132 de l’édition Grus), alerte, piquant, goguenard même, que nous n’aurons pas, j’en ai peur, le loisir d’entendre longtemps à l’Opéra, mais que recueilleront infailliblement Zamacoïs et ceux de ses émules qui triturent la revue de fin d’année.
C’est feu Bertrand, paraît-il, qui avait reçu Lancelot (il voulait bien monter d’extraordinaires Danicheff, musique par Rey !… ) M. Gailhard a entouré ce legs de soins pieux : les meilleurs sujets de l’Opéra, MM. Vaguet, Renaud, Fournets, y trouvent prétexte à ténoriser, à barytonner, à faire résonner leurs notes de basse. Mlle Delna réussit presque à rendre touchant certain lamento ; Mme Bosman s’emploie de son mieux.
Parmi les ballerines qui portent sur la tête une petite lampe électrique, Mlle Robin donne de furieux coups d’épée sur des boucliers en carton, et Mlle Sandrini danse à ravir, cependant que nous entendons des six-huit criblés de harpes, des romances de violoncelles aggravées d’un dessin de cor répété jusqu’à l’écœurement, et une « Valse des esprits » qui a dû réjouir les mânes d’Olivier Métra.
En somme, Parisiens mes frères, montrez moins d’humeur ! Songez qu’à la place de ce Lancelot neuf, je veux dire inédit, on aurait pu nous infliger quelque sinistre reprise, que sais-je, moi ? la Reine Berthe…
Henri Gauthier-Villars
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date de publication : 02/11/23