Théâtre de Gaîté. Le Voyage dans la Lune
THÉÂTRE DE LA GAÎTÉ
Le Voyage dans la Lune, opéra-féerie en quatre actes et vingt-trois tableaux, par MM. Leterrier, Vanloo et Mortier, musique de M. Jacques Offenbach.
Ainsi que je vous le disais dans mon dernier courrier, le Voyage dans la Lune est un immense succès et ce succès s’est pleinement confirmé aux représentations suivantes. Le public des autres soirées a pleinement ratifié mon jugement de la première heure. Au reste, la presse toute entière avait devancé l’enthousiasme des spectateurs et s’était prononcée à l’unanimité pour acclamer les auteurs, les décorateurs et le musicien. MM. Leterrier, Vanloo et Mortier n’ont pas donné comme leurs devanciers dans les vieilles rengaines dont on nous a saturés depuis trop longtemps déjà, ils ont trouvé quelque chose de neuf, d’original, d’amusant et nous l’ont servi sans crier gare mais avec la meilleure grâce du monde.
Le prince Caprice de retour d’un petit voyage d’agrément qui lui a permis d’étudier de près les hommes et surtout les femmes, n’a plus qu’un désir très-raisonnable surtout chez un vieillard de vingt ans : voir la lune. Le savant Microscope qui a fondu un canon de vingt lieues d’étendue, s’embarque avec Caprice et son père le roi V’lan pour aller à la découverte de cette planète inconnue ; mais dans ce pays nouveau, les habitants de la terre sont assez mal reçus et le roi V’lan qui veut importer dans la lune les us et coutumes de la terre est condamné pour ce fait à cinq ans de volcan forcé. Caprice, V’lan et Microscope que l’on a descendus dans le gouffre sont engloutis sous la lave, mais fort heureusement la mort les épargne et ils se retrouvent tous bien portants, mais jurant un peu tard de ne plus retourner dans la lune. Le roi Cosmos touché de l’héroïsme des voyageurs donne sa fille Fantasia au prince Caprice qui part pour la terre en compagnie de son père, de Microscope et de la jeune vierge des pays lunaires. Là-dessus apothéose et galop final.
J’ai déjà dit et je le répète combien les décors sont splendides, plusieurs d’entre eux sont de véritables toiles de maîtres, les Flocons de neige et le Pays lunaire principalement sont des merveilles d’exposition et de figuration. Une jolie toile encore, c’est le Clos Pommier qui est d’une fraîcheur et d’une gaîté inouïes. Le Palais de verre et la Galerie de nacre sont artistement peints, les Jardins de Cosmos et la Consultation méritent également d’être cités. Le Marché aux femmes est joli de ton et l’or et la soie y sont semés à profusion. Le décor des Ventrus est drôle, mais il n’est que drôle. Quant à la décoration du Volcan en sept transformations, c’est quelque chose de miraculeux, de vertigineux, où nage en plein surnaturel et je ne sache pas que l’art de la mise en scène ait jamais égalé pareilles magnificences.
Arrivons à la musique. M. Jacques Offenbach s’est dispensé de régler sa manière de faire, il s’est borné à remplir de duos, de cavatines, de chœurs, de morceaux d’ensemble, de chants et d’airs de ballet le scénario abracadabrant du Voyage dans la Lune. En cela, il a sagement fait, sa partition est pleine de motifs charmants qui ont fait passer de délicieux moments à ceux que le dillettantisme bouffon retient toujours au rivage. Le compositeur se sentant libre d’allures s’est laissé doucement conduire par le génie de l’improvisation, qui l’a mené directement sur le chemin de la gaîté folle et endiablée. Il a fait une adorable petite musique d’accompagnement et je ne puis dans tout cet ensemble bien traduit, trouver matière à critique qu’en blâmant plusieurs remplissages qui m’ont paru bien vieillots. Certainement quelques airs du voyage ne sortaient pas tout frais émoulus du cerveau du compositeur. En résumé, il n’y a pas à crier au voleur, Offenbach s’est pillé lui-même.
Toute la partie de Mlle Zulma Bouffar a été traitée par le maestro avec une sûreté et une légèreté peu communes, les couplets d’entrée : Je suis Caprice, le rondeau de la Pomme et le morceau : Je veux voir la lune, sont frappés au bon coin. La Marche des Artilleurs, frénétiquement demandée et redemandée par l’assistance, est également bien mise au point, l’air de la princesse Fantasia est très-joli dans la coupe des détails d’orchestre ; les couplets des Gardes de la fille du roi, sont très-comiquement arrangés et d’un effet très-riche comme drôlerie ; enfin, le morceau des Charlatans que le public enthousiasmé a fait répéter trois fois, fait le plus grand honneur au musicien. La musique du ballet, est également digne d’éloges : vive, légère, entraînante, elle possède tout à la fois la richesse du rhythme et l’élégance de la pensée.
L’interprétation du Voyage dans la Lune repose toute entière sur Mlle Zulma Bouffar qui a fait du prince Caprice une de ses meilleures créations. Je ne crois pas que la charmante comédienne ait eu pareil succès même dans ses plus beaux triomphes passés. Fêtée, acclamée, rappelée d’acte en acte, elle a reçu du public, du vrai, l’ovation unanime qui accueille les artistes d’élite. C’était plus que de l’admiration c’était du délire.
M. Christian est toujours aussi fantaisiste et aussi goguenard. Les rôles de roi de féerie n’ajouteront pas grand chose à sa vieille renommée, elle est établie depuis trop longtemps pour qu’il soit nécessaire de lui décerner de nombreux compliments. Son portrait du roi V’lan est fort comiquement dessiné, il a fait grand plaisir. Pour ma part, je ne puis que constater les fous-rires qu’ont provoqués dans la salle cette exhibition de souverain terrestre abandonnant son peuple pour aller voir la lune. Vous me direz qu’il y en a bien qui sont partis en ballon, mais ceux-là avaient intérêt à le faire, ils craignaient de ne pouvoir satisfaire leur appétit glouton dans une ville assiégée.
Grivot a beaucoup d’entrain dans son rôle du savant Microscope. Tissier, que la mauvaise chance envoie d’un théâtre à l’autre, a mis beaucoup de naturel dans son portrait de Cosmos, le monarque lunaire. Laurent a la gaîté d’un homme qui essaierait de danser le cancan sur une pelle chaude.
Le rôle de la princesse Fantasia a classé Mlle Marcus parmi les artistes dont nous aurons à nous occuper plus avantageusement dans un avenir prochain. Bon courage, mademoiselle, vous êtes en bon chemin ; mais, pour Dieu ! ne vous attardez pas aux bagatelles de la porte, vous pourriez vous en repentir.
À noter aussi une fort jolie personne, Mlle Adrienne Maury, qui a donné beaucoup de couleur au petit rôle d’Adja.
Cette jeune artiste a déployé beaucoup de bon vouloir et ses plus belles notes. Elle a détaillé avec esprit et finesse les quelques couplets qu’on lui avait confiés, son succès a été très-grand. Nous ne pouvons que la féliciter.
Le succès du Voyage dans la Lune est maintenant un fait indiscutable. Tout le monde a reçu nos compliments et nos félicitations, mais il est un homme qui a contribué pour une part énorme à ce succès colossal, et que l’on n’a pas assez congratulé : je veux parler de Grévin, le dessinateur. Jamais, je crois, le crayon du célèbre artiste n’avait trouvé de plus gracieux costumes et de plus jolis arrangements de couleurs ; c’est du grand art. On ne fera jamais mieux. Que le dessinateur du Journal Amusant reçoive donc ici l’hommage de ma plus profonde admiration ; il a fait preuve d’un immense talent et d’une puissante imagination. […]
Charles de Senneville.
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Le Voyage dans la Lune
Jacques OFFENBACH
/Albert VANLOO Eugène LETERRIER Arnold MORTIER
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data di pubblicazione : 21/09/23