Opéra-comique. Première représentation de Carmen
Opéra-comique
Première représentation de Carmen, quatre actes tirés de la nouvelle de Prosper Mérimée, par MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy, partition de M. Georges Bizet.
La Carmen de Prosper Mérimée, avec ses Gitanas, ses contrebandiers, ses voleurs de grand chemin, ses combats au couteau, son assassinat par amour et sa pendaison finale, fait se succéder les péripéties sanguinaires propres à élargir le cadre d’un roman d’aventures en douze volumes, ou d’un drame à spectacle en cinq actes et quinze tableaux. Le conteur a fait tenir tout cela dans cent pages ; encore a-t-il dû allonger son récit de beaucoup de réflexions historiques et philologiques sur l’origine, les pérégrinations, les mœurs, les traditions et les divers idiomes qui distinguent les variétés de la grande famille des bohémiens, – des Égyptiens, comme on les a appelés fort longtemps, et comme ils se sont appelés entre eux. À défaut de ce qu’on pouvait savoir de ces dangereux vagabonds et à n’en juger que sur la couleur de la peau, les bonnes gens crurent et dirent en se signant que ces yeux de loup flamboyants n’avaient pu s’allumer qu’au soleil de l’Afrique.
Les mœurs farouches et la contrée vigoureusement pittoresque dont se sont inspirés le souvenir et l’imagination de Mérimée écrivant l’aventure de Carmencita et du beau dragon don josé Lizarrabengoa ont tenté, sur les traces de l’écrivain original, le talent et l’expérience des deux spirituels Siamois de nos scènes de genre, MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy. Ce sujet, transporté au théâtre, semblait devoir y élargir ses horizons jusqu’aux proportions du drame le plus noir : les deux jeunes auteurs l’ont transformé en opéra-comique, bien qu’il n’y ait pas dans cette sombre histoire le plus petit mot pour rire et qu’ils n’aient pas songé à l’y mettre. Avec un respect très sincère pour le modèle achevé dont ils allaient s’efforcer d’introduire le génie au théâtre, MM. Halévy et Meilhac ont mis un scrupule louable à côtoyer de très près le récit du romancier et, au besoin, à découper leur dialogue dans la prose sobre et forte de Mérimée.
Ce qu’ils ne pouvaient pas lui emprunter (chose regrettable !) C’est le rôle très actif et tout à fait au premier plan que se donne l’écrivain en se mettant en scène avec don José et Carmen, celle-ci une Manon sans cœur, celui-là un Desgrieux moins vicieux que le véritable et plus abjectement criminel.
C’est une page charmante, vive, colorée, que la façon dont Mérimée fait connaissance avec son héros de grand chemin : cette introduction aux aventures, dont le Havanais fera le récit à l’homme qui lui a donné à fumer de si bons cigares sous les vieux chênes et dans les marais verdoyants de la plaine de Cachena, a ce rayon et ce parfum de la nature que les romantiques baptisèrent d’un nom dont ils devaient beaucoup abuser : la couleur locale. Les auteurs de l’opéra-comique ne pouvaient pas davantage conduire un sénateur du second empire dans le taudis de la Carmencita qui lui dit la bonne aventure, en lui volant sa montre à répétition. Le récit que fait le conteur de ce qui lui arrive en parcourant l’Andalousie ne se rattache qu’incidemment, et seulement en guise de préface, à l’histoire racontée plus tard par don José dans la prison dont il ne sortira le lendemain que pour être, en qualité de noble Havanais, étranglé en place publique. C’est dans celte confession du brigand en chapelle que MM. Halévy et Meilhac ont puisé. Ils ont été, bien entendu, dans la nécessité de faire au condamné la toilette dramatique, retranchant d’un côté pour ajouter et inventer de l’autre. Le personnage de Micaëla — l’Alice de ce José-le-diable — n’existe pas dans la nouvelle de Mérimée : si elle existe dans la pièce qu’on en a tirée, c’est à titre de figure épisodique et si indépendante de l’action où elle se montre de profil, – que j’ai entendu autour de moi des spectateurs se demander ce qu’elle y venait faire. La réponse s’est fait attendre jusqu’au troisième acte : nous y avons appris que Micaëla avait à y chanter un des airs les plus applaudis de l’opéra et que font très bien valoir le goût, l’expression et la petite voix de mademoiselle Chapuy.
Une difficulté plus grande que tout le reste qu’allaient rencontrer MM. Meilhac et Halévy en faisant passer du livre à la scène la Carmen de Prosper Mérimée, c’était d’y rendre intéressante la Zingara, figure énergiquement tracée, mais héroïne absolument crapuleuse et – dans la vérité toujours un peu factice du théâtre – odieusement repoussante. Je sais bien que les deux auteurs ne nous l’ont montrée ni mariée à l’égyptienne à un forçat évadé hideux et borgne, ni voleuse de montres, ni assise dans son boudoir de Gibraltar, comme l’araignée dans sa toile, où elle fait tomber de riches anglais, que les bandits, ses associés de la grande route, détrousseront et assassineront plus tard sur ses indications. Cette Carmen-là, qui est pourtant la véritable, eût fait écrouler les murailles vertueuses de l’opéra-comique rien qu’en y paraissant. Il ne fallait donc pas songer à l’y présenter. Mais si vous retranchez à cette originale et abominable créature ses instincts crapuleux et sa légèreté cruelle, comme il n’y a aucune lumière dans son âme, aucun mouvement généreux dans son cœur, que les caprices s’y succèdent sans que la passion y puisse naître, que lui restera-t il ? Elle est le diable, elle le sait et s’en enorgueillit : il faut donc qu’elle soit le diable ou qu’elle ne soit pas !
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Ce n’est pas dans la confusion d’impressions fugitives ou fatigantes que l’on rapporte chez soi de l’audition de quatre actes d’opéra que l’on est en état de juger en toute liberté d’esprit une musique aussi compliquée, aussi finement ouvragée dans ses moindres détails que la partition de Carmen : en dire les défauts et les faiblesses, en priser les qualités et l’estimer à son juste prix, sont deux choses, en bien et en mal, pour moi absolument impossibles ; elles doivent l’être également à qui sort du théâtre à minuit et demi, sous le poids écrasant de dix-huit à vingt morceaux de scène, sans compter les entr’actes symphoniques. L’opéra tout entier danse en notes de feu sous nos yeux et emplit nos oreilles de lambeaux incohérents d’accords ; de rhythmes, de mélodies inachèves : auquel entendre ? Par quel bout prendre un opéra – sublime ou médiocre – qui ne laisse dans l’esprit que la fatigue d’une sensation évanouie ?
Avec un musicien de la jeune école à laquelle appartient M. Georges Bizet, il y faut prendre garde : dans une composition comme Carmen, qui néglige le détail voit l’ensemble lui échapper. Vous écoutez le musicien sur la scène, et c’est dans une ritournelle de l’orchestre que vous n’avez point entendue qu’il a enfermé sa pensée et souligné l’intention, l’accent, la note à effet qui rend cette pensée intelligible.
Le musicien de Carmen appartient en outre à une secte musicale qui a reconnu et suivi comme chef un grand révolutionnaire, qui est en même temps un grand et puissant artiste. Le propre d’une révolution est de chercher le progrès, le nouveau, le relatif à une certaine époque de l’art, à l’opposé des choses qu’elle abat pour les remplacer. Les différentes musiques, devenues classiques à leur tour, que le wagnérisme a l’ambition de supplanter, sacrifiaient beaucoup et – il faut bien le dire – beaucoup trop au motif proprement dit, c’est-à-dire à une forme de chant à contours symétriques et jetés dans un moule carré qui donnait une forme saisissable, en quelque sorte corporelle à la phrase musicale. C’était net, c’était clair, cela se gravait aisément dans la mémoire ; mais cela ne permettait pas toujours au musicien de donner à ses idées le vol sans limites de la rêverie. L’obligation de trouver des chants carrés fermait les vastes horizons devant l’imagination du compositeur qui, alors au lieu de se développer en inventant, se bornait à chercher des effets uniquement dus à la vivacité du rhythme, et croyait avoir trouvé une belle chose quand le spectateur battait la mesure à contre-temps.
Prenant le contre-pied des écoles purement mélodiques, l’école nouvelle a supprimé la mélodie ; elle a rejeté de l’art, en le baptisant de ce nom, tout ce qui lui semblait devoir donner l’accent de la chanson à la phrase musicale. Dans le dessin musical elle a substitué la ligne vagabonde au motif serré qui a l’allure arrêtée du refrain. C’est le discours vocal ou instrumental qui la préoccupe, ce n’est pas le chant, – qu’elle trouve trop plat ou peut-être trop vert…
Ces travers de « l’école de l’avenir » ne m’empêchent pas de reconnaître ce qu’elle a entrepris de bon, de grand et de nouveau. Elle a multiplié la sensation musicale en la divisant. Nous sommes loin de ces temps de simplicité et de pauvreté où le quatuor était à peine toléré pour accompagner le chanteur ; où Grétry, traitant le coloris instrumental de besogne de manœuvre, faisait écrire cette partie de ses opéras par Plantade le père et croyait rabaisser Mozart en disant que le chantre de Don Juan plaçait la statue dans l’orchestre et le piédestal sur la scène.
M. Georges Bizet écrit avec la main d’un maître ; mais pour lui appliquer, en la retournant, la comparaison de Grétry, personne n’excelle comme le musicien de Carmen à ciseler le piédestal d’une partition. Quand j’aurai entendu de nouveau son opéra, je vous dirai si sur chacun de ces piédestaux si admirablement fouillés par une main savante et un art exquis, s’élève, belle, inspirée ou simplement gracieuse d’attitude, la statue que le socle doit supporter et faire valoir.
Je ne puis que très rapidement indiquer aujourd’hui les parties de l’ouvrage que les spectateurs de l’opéra-comique – toujours plus soucieux de leur plaisir que d’une question d’art – ont écoutées sans fatigue, remarquées et applaudies sans réserves. Pour les raisons que je viens de vous donner, ces morceaux sont nécessairement en petit nombre. Ce sont, au premier acte, un duettino entre José et Micaëla, une marche chantée, et la chanson de la Carmencita : L’amour est enfant de bohême. Au deuxième acte, je citerai le ballet de la Romani, qui est délicieux et d’une couleur extrêmement originale : tout occupé à regarder danser les Gitanas, le public n’a peut-être pas écouté comme il l’aurait dû les jolies choses, choses vraiment neuves, de ce ballet, qui forme l’introduction de ce deuxième acte. En revanche ce même public a fait bisser les couplets chantés par Bouhy : Toréador, on te regarde et l’amour t’attend. Ils sont très francs ; on les chantera cette année et peut-être les dansera-t-on au carnaval prochain. Voilà un grand succès ; mais le moyen d’en féliciter le musicien sans lui causer un peu d’embarras et une confusion involontaire ? La chanson du toréador Escarmilla est un motif, tout ce qu’il y a de plus carré en motif. Avant de la mettre en contredanse, vous verrez qu’on en fera une marche militaire destinée à marquer le pas dans tous nos régiments ! Comme morceaux très réussis, mais dans une gamme plus élevée, il faut louer le trio des tireuses de cartes, – qu’on doit entendre de nouveau pour désirer l’entendre encore – et l’air plein de charme si bien chanté par Micaëla. Voilà donc un crayon (et j’insiste sur le mot) de la partition de Carmen. Je dois dire en finissant un mot sur les richesses d’exactitude qui constituent le cadre extérieur de la pièce ; ce sont de très beaux décors, irréprochablement espagnols, cela va sans dire ! De délicieux costumes et, comme bouquet final, d’une mise en scène très habilement étudiée : le défilé du quatrième acte, avec le cortège du cirque, les porte-bannières, les picadors, les toréadors, admirable tableau au milieu duquel se détache le futur vainqueur de la journée, Escamilla, vêtu du manteau, de la veste et de la culotte rouge et or, conformément à la tradition.
Madame Galli-Marié joue, danse et chante avec intelligence ce rôle de la Carmencita dont elle n’est pas le personnage ; avec une moins longue expérience du théâtre, je crois qu’elle y eût mieux réussi. Bouhy n’a que des couplets à chanter ; mais cela peut compter pour un rôle. Lhérie ne donne pas assez de physionomie au havanais don José. Il est vrai que le don José de la pièce a cessé d’être celui du roman. Les autres personnages sont des comparses. Au point de vue musical toutefois, les bohémiennes Mercedes et Frasquitta ont leur importance ; ces deux zingare sont représentées par mademoiselle Chevalier, qui est une jolie personne, et mademoiselle Ducasse, qui est une musicienne intelligente.
Bénédict
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Georges BIZET
/Henri MEILHAC Ludovic HALÉVY
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data di pubblicazione : 23/06/24