Bloc-Notes parisien. Thaïs
Bloc-Notes Parisien
LE NOUVEL OPÉRA DE MASSENET
Dis-je bien opéra ? Comédie lyrique plutôt, œuvre curieuse, paraît-il, fine, tendre, gaie, profonde, mélancolique, humaine et mystique tout à la fois. Car c’est un mélange de sentiments contraires, où le musicien a dû faire appel à toute la fantaisie de son imagination souple, pénétrante et variée. Mais ce n’est pas à moi à vous dire ce que vaut Thaïs. Aussi bien, si la répétition générale a lieu ce soir, la première représentation n’aura lieu, elle, que vendredi. Cependant, il faut bien que je vous entretienne de cet événement parisien, puisqu’il est l’objet de toutes les conversations dans tous les salons où l’on fait de la musique. Et M. Massenet sait s’il y en a, à Paris, en l’an de grâce 1894 !
Donc, Thaïs n’est pas autre chose que le délicieux roman mi-païen mi-chrétien de M. Anatole France, mis à la scène par M. Louis Gallet. La prose rythmée du romancier a été remplacée par de la musique. Thaïs est restée, comme l’on voit, un long chant passionné, profond et douloureux. Le poème n’a donc pas changé, si ce n’est dans la coupe des scènes et des tableaux. D’ailleurs, le voici, ce doux roman d’amour, tel qu’il se déroulera pour la première fois, ce soir, à nos yeux, à la répétition générale.
*
La toile se lève sur un coin de la campagne thébaine où nous voyons le héros de la pièce, Athanaël, qui a été touché par la grâce, se mêler aux prières d’un groupe de religieux, disciples fidèles et ardents de la parole du Christ. Nous sommes à la fin du quatrième siècle de l’ère chrétienne.
Pourquoi faut-il, cependant, qu’une vision profane obsède Athanaël dans cette solitude sacrée ? C’est le souvenir d’une femme de la plus rare beauté, entrevue par le religieux à Alexandrie, alors qu’il n’avait que quinze ou seize ans. Cette femme, Thaïs, une comédienne, une courtisane, jouit d’un grand pouvoir de séduction, qu’elle exerce même à distance. Il suffit de l’avoir vue une fois pour se souvenir d’elle et pour l’aimer. Témoin Athanaël, dont l’âme est envahie par ce doux supplice, supplice effroyable, terrible, dans l’âme d’un religieux.
Mais voici qu’un rayon d’espérance est venu dorer les rêves d’Athanaël. Il ne peut résister au désir de se rendre à Alexandrie. C’est bien ! Mais ce sera au moins pour convertir Thaïs et pour la ramener, illuminée de foi, soumise et repentante aux pieds de Dieu. C’est donc plein d’ardeur et de confiance qu’il quitte le désert en route pour la ville où règne en souveraine l’impudique courtisane.
Le deuxième tableau nous montre une terrasse à Alexandrie. Athanaël a rencontré Nicias, un ami de sa première jeunesse, qui mène, paraît-il, joyeuse vie. On lui a dit que Nicias jouissait des faveurs de Thaïs. Il veut le savoir de sa bouche même. Et Nicias de rire ! On voit bien qu’Athanaël arrive du désert ! Thaïs ? mais elle aime tout le monde et personne. C’est une comédienne du théâtre et de la vie. Peine perdue que de s’occuper d’elle, sinon pour s’amuser. Cependant, Athanaël reste sourd à tous ces propos ; il veut sauver Thaïs, il la sauvera.
Voici justement la belle courtisane qui arrive, éclatante et joyeuse, parée de fleurs, au milieu d’un essaim de jolies femmes. Elle vient prendre part à la fête qu’on lui offre à la fin du spectacle. Athanaël s’est fait présenter à elle. Et, comme il lui dit qu’il est venu du fond de la Thébaïde pour l’arracher à cette vie de débauche, elle éclate de rire.
– Viens donc me chercher chez moi ? lui dit-elle. Et c’est sur ce défi, lancé par la courtisane au religieux, que la toile tombe.
Au deuxième acte, nous sommes chez Thaïs, dans la demeure somptueuse de la courtisane. Celle-ci chante un hymne à Vénus, et implore la déesse de lui conserver sa jeunesse et sa beauté. C’est à ce moment qu’entre Athanaël. La scène qui suit entre la courtisane et le religieux est une des plus saisissantes et des plus pénétrantes de l’œuvre. Elle se termine par la victoire d’Athanaël, qui a remué Thaïs jusqu’aux fibres les plus secrètes de son âme, en lui promettant la joie éternelle dans l’amour du vrai et du bien, dans le culte de la charité, de la bonté et du renoncement. La joie éternelle ! Si cela était vrai !
Mais voici qu’entre Nicias, Thaïs a un subit retour sur elle-même et donne à entendre à Athanaël que tout ce qui vient de se passer n’est que rêverie, puisqu’elle est la comédienne, la courtisane, créée et mise au monde pour se divertir et divertir les autres. Et elle part en un joyeux éclat de rire qui se termine par des sanglots. Athanaël l’a quittée, en lui disant qu’il saura prendre patience.
– À l’heure où tu seras visitée par la lumière d’en haut, et où soumise et vaincue, tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à ouvrir ta porte, tu me verras couché sur le seuil.
Et c’est ce qui se produit au tableau suivant. La scène se passe, la nuit, sous un ciel radieux baigné par la tendre lumière d’une lune nouvelle. Thaïs vient, un flambeau à la main, réveiller le dormeur. Que celui-ci l’emmène loin là-bas, au désert, et qu’il lui fasse connaître les joies promises !
– Oui, mais pour les goûter pleinement, il faut renoncer aux biens périssables de ce monde, lui dit Athanaël. Tu vas te défaire de ton palais et de tes richesses.
Thaïs y consent. Elle ne demande grâce que pour un objet de peu d’importance, une statuette d’Eros, qu’elle demande au religieux de faire placer dans quelque monastère lointain, comme un symbole de l’amour terrestre, qui est aussi une vertu. Et, comme pour mieux accentuer son désir, elle ajoute :
– C’est le seul objet que je voudrais ne pas voir périr. Il me vient de ton ami Nicias, d’ailleurs.
À ce mot, la jalousie d’Athanaël se fait jour et éclate. Le religieux brise la statuette. C’est donc qu’il aime la courtisane ? Hélas ! il l’aime plus que jamais.
*
Et nous voici de retour, au dernier acte, dans la solitude thébaine, où Athanaël est revenu pour rafraîchir son âme dans la prière et vaincre son corps dans la pénitence. Vains efforts ! Le souvenir de Thaïs l’obsède plus que jamais. Dans son sommeil, mille chimères passent et repassent à travers ses rêves qui le ramènent à Alexandrie, dans le palais de Thaïs, au milieu d’une fête.
C’est ici que se place le ballet qui se termine sur une vision mystique où Thaïs apparaît vêtue en religieuse, pâle et mourante. Elle s’est retirée dans un couvent. Athanaël, éperdu, s’est réveillé. La vision le poursuit. Il s’enfuit.
Et c’est à genoux devant la couche de Thaïs que nous le revoyons, dans la cellule du couvent. Il reçoit l’âme expirante de la courtisane, qui lui parle des joies célestes, bien supérieures, dit-elle, aux joies de la terre. On croirait entendre les paroles d’Athanaël dans la sourde scène du second acte. La religion a fait son œuvre. Thaïs est sauvée.
Voilà, en quelques mots, la trame fine et simple de cette œuvre dont il vous sera reparlé avec détails.
Ce qu’on peut dire, c’est que M. Massenet a écrit pour chaque entr’acte une ouverture symphonique qui prépare à l’acte suivant. C’est ainsi que la première ouverture s’appelle Aphrodite et la seconde Méditation.
Ce qu’on peut dire encore, c’est que les décors des sept tableaux ont été confiés à Jambon et à Carpezat. À citer, paraît-il, entre autres, le décor de la fin du premier acte, d’une reconstitution précise et attrayante.
Les costumes des femmes… Mais c’est en conter vraiment trop long. Contentons-nous de vous apprendre que Mlle Sanderson, à qui est confié le rôle de Thaïs, est délicieuse en ses vêtements souples et chastes, d’une exquise élégance.
Tout-Paris.
Texte repris (avec quelques variantes) par Le Phare de la Loire, 16 mars 1894.
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/Louis GALLET
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data di pubblicazione : 26/09/23