Revue musicale. La Montagne noire
REVUE MUSICALE
Opéra : La Montagne noire, drame lyrique en quatre actes, paroles et musique de Mlle Augusta Holmès.
Mlle Augusta Holmès est une vaillante. Elle a beaucoup travaillé et marché à grands pas depuis le temps – il y a bien une trentaine d’années de cela – où, vivant à Versailles avec son père, qui n’encourageait pas ses dispositions pour la musique, elle prenait des leçons avec l’organiste de la cathédrale, allait demander des conseils au chef de musique de l’artillerie de la garde impériale et jouait du piano dans les salons, dans les concerts ou elle chantait des mélodies de sa façon, signées du pseudonyme d’Hermann Zenta. En réalité, Mlle Holmès, indépendante et s’en fiant beaucoup à son instinct musical, a surtout travaillé seule jusqu’au jour où, comprenant qu’elle avait besoin de s’exercer avec plus de sérieux sous un maître sévère elle devint l’élève de César Franck : elle fut alors un des disciples les plus fervents de l’auteur des Béatitudes et c’est à lui certainement qu’elle doit d’avoir développé son talent, de l’avoir « masculinisé » en quelque sorte. Et tant qu’elle fut, je ne dirai pas sous la férule, mais sous l’influence de César Franck, Mlle Holmès, encore poussée dans ce sens par son culte alors presque exclusif pour Richard Wagner, tendait toujours vers les hauts sommets. Qu’elle écrivit ses poèmes lyriques de Lutèce ou des Argonautes, ses tableaux symphoniques Irlande ou Pologne, elle avait avant tout pour objectif de se satisfaire elle-même en visant un idéal très élevé. Depuis quelques années, au contraire, à mesure que le succès lui est venu et lui a paru doux à savourer, elle a bien l’air d’avoir fléchi et d’avoir abandonné ses hautes visées d’autrefois pour conquérir plus vite et plus facilement la faveur du public : elle écrivit alors son Ludus propatria et l’Ode à la République… À laquelle de ces deux périodes, auquel de ces deux genres se rattache son opéra la Montagne noire ?
Mlle Augusta Holmès, procédant comme les maîtres qu’elle admirait le plus naguère et dont elle s’écarte un peu trop maintenant, ne s’en est remise à nul autre qu’elle-même du soin de choisir un sujet de bâtir son poème et de le mettre en vers, en vers très brillants, je vous assure et qui, souvent même, ont plus de brillant que de netteté et de sens : ils m’ont rappelé parfois, et cela n’est pas pour déplaire à Mlle Holmès, les vers du poème de Gwendoline. Et voici ce que la musicienne-poète a tiré de son propre fonds : nous sommes dans la Montagne Noire, ou dans le Monténégro, pour parler comme tout le monde, en 1657. Au moment où la toile se lève, les guerriers combattent contre les Turcs envahisseurs pour l’indépendance de la patrie et les femmes implorent du ciel la victoire de leurs pères, de leurs maris, de leurs fils. L’une d’entre elles, la vieille Dara, qui semble incarner la Patrie en deuil, demande à grands cris la victoire, dût son fils succomber dans la bataille ; une autre, plus jeune, supplie le Seigneur de lui ramener son fiancé sain et sauf : le fils de l’une et le fiancé de l’autre, c’est l’intrépide Mirko. Réjouissez-vous, femmes ! Le voilà qui revient vainqueur, avec son ami, son frère, le farouche Aslar, et tous les deux, dans la joie du succès, s’attribuant réciproquement l’honneur de la victoire, prêtent solennellement le serment de vivre et de mourir l’un pour l’autre, de sauvegarder, fût-ce au prix de leur sang, leur double honneur de chrétien. À peine ont-ils juré qu’une prisonnière turque, une odalisque, une danseuse de harem, se précipite aux pieds de Mirko en lui demande de la sauver : du premier coup, le jeune guerrier est fasciné et protège la captive contre Aslar qui voudrait la tuer. Elle deviendra notre esclave, dit la vieille Dara, et rachètera ses fautes passées en priant la Vierge à deux genoux.
Yamina – c’est le nom de la danseuse – ne prie guère, par malheur. Elle s’efforce surtout de troubler par ses chants langoureux et ses danses lascives le cœur du pauvre Mirko pour le décider à s’enfuir avec elle, et cela ne lui serait pas difficile – car le jeune guerrier ne rêve déjà plus que de l’enivrante bayadère, – si elle ne rencontrait sur son chemin d’abord la douce Héléna, puis le terrible Aslar. Héléna, la fiancée de Mirko, a senti que le cœur de son bien-aimé lui échappait. En vain le décide-t-elle à lui renouveler son serment d’éternel amour aux pieds d’une statue de la Vierge ; Yamina n’a qu’à chanter pour que les belles résolutions de Mirko s’évanouissent : il se sauve avec elle. Alors, Aslar se met à leur poursuite, il les retrouve exténués de fatigue, enlacés au bord du chemin, sous une croix, et c’est là qu’il livre un premier assaut à Mirko. Celui-ci est sur le point de céder à ses vertueux appels comme il a failli revenir au bien sous la bienfaisante parole de sa fiancée. Yamina, qui se sent perdue, écarte Aslar d’un coup de couteau, mais en voyant couler le sang de son ami, Mirko la repousse avec horreur, et quand Aslar, blessé, évanoui, reprend ses sens, il voit Mirko penché sur lui qui le soigne et l’embrasse : il dit alors aux Monténégrins qui les ont rejoints que Mirko lui a sauvé la vie dans une embuscade, et voilà, croyons-nous, les amis réunis, réconciliés pour toujours. Hélas ! non. Au quatrième acte, Mirko a rejoint Yamina : il est sur le territoire des Infidèles, dans la maison de l’odalisque aux cheveux roux, qui paraît mener un grand train de vie et qui, au lieu de danser elle-même, fait chanter et danser devant son amant les plus ravissantes, les plus provocantes d’entre ses compagnes… Tout à coup, Aslar surgit en face de Mirko ; une lutte décisive s’engage entre l’amour et l’honneur ; on entend le fracas d’une bataille, Yamina s’enfuit épouvantée, Mirko veut la suivre, mais Aslar lui plante son poignard dans la gorge et se tue après. Quand les Monténégrins, vainqueurs, envahissent la cité turque, ils se heurtent aux cadavres de leurs deux chefs enlacés dans la mort et saluent leur trépas d’un hymne triomphal : pourquoi donc, au fait, avoir coupé ce tableau final à l’Opéra ?
Ce poème au milieu duquel la mère et la fiancée de Mirko disparaissent, à la fin duquel Yamina se sauve et qui se termine par le trépas des deux héros frères, n’offre en réalité aucune action dramatique ou tant soit peu intéressante. Il présente une série de scènes héroïques ou sensuelles, qui demandent tantôt des accents pleins d’une mâle fierté, tantôt de molles et caressantes cantilènes et ce n’est, dans le fond, vous avez déjà dû le remarquer, que l’éternelle lutte entre le vice et la vertu qui se disputent le cœur de l’homme, une nouvelle édition, je ne dirai pas de la fable d’Hercule mais, pour parler d’un modèle qui doit plus frapper l’esprit de Mlle Holmès, de la scène finale de Tannhäuser où Vénus et Wolfram attirent chacun à soi le chevalier-chanteur, fort indécis et très bouleversé. L’analogie est d’autant plus frappante ici – notez que j’aurais pu vous parler aussi de la situation capitale de Robert le Diable – que les personnages et les voix sont répartis de la même façon, qu’ils expriment les mêmes sentiments, les mêmes tentations. Autour du ténor qui ne sait auquel entendre, se meuvent ici Vénus, là Yamina, évoquant avec leur voix de mezzo-soprano les images et les pensées les plus lascives, éveillant par leurs caresses toutes tes tentations de la chair, tandis que le baryton, – c’est aujourd’hui Aslar, ce sera demain Wolfram, – cherche à réveiller les sentiments d’honneur, de vertu, de sévère fidélité, dans le cœur de son ami, de son frère. Et cette situation se reproduit, absolument pareille à elle-même, dans les deux derniers actes de la Montagne noire, avec cette différence qu’une première fois, Yamina frappe Aslar d’un coup de couteau pour se frayer la route, à elle et à son ravisseur, tandis qu’à la fin c’est Aslar qui poignarde Mirko pour l’empêcher de forfaire à l’honneur et se tue après sur le corps de son ami.
Dans Robert le Diable c’est l’enfer qui l’emporte, dans Tannhäuser c’est la vertu qui triomphe ; ici, ce n’est ni le vice ni la vertu puisque Aslar se tue et que Yamina s’enfuit. Mlle Holmès, à ce qu’il paraît, n’a voulu prendre parti ni pour l’un ni pour l’autre : elle nous a simplement exposé un conflit de passions avec toute la violence et l’ardeur dont elle est capable. Et certes elle ne s’y est pas ménagée, car la caractéristique de cette œuvre est de nous présenter alternativement des scènes où les grands mots, de patrie et d’honneur éclatent avec fracas, d’autres où les paroles les plus tendres doivent chanter délicieusement à notre oreille. C’est d’une conception un peu simple et la pauvreté de cette donnée, qui devait beaucoup influer sur la musique, est encore accusée par ce fait que l’auteur, peu habile à conduire une pièce de théâtre, a bâti son livret d’opéra exactement comme un poème d’œuvre musicale destinée au concert. Il n’y a, à proprement parler, ni intérêt dramatique, ni coups de théâtre, ni mouvements pathétiques. On est perpétuellement balancé entre l’honneur et l’amour ; les personnages ont l’air de se lever comme ils feraient sur une estrade pour chanter qui une phrase, qui un duo, qui un grand air devant des choristes immobiles et tout prêts à leur venir en aide ; après quoi, ils quittent l’estrade ou la scène sans qu’on s’inquiète aucunement de ce qu’ils deviennent.
Et ce qu’il y a de particulier, c’est que Mlle Holmès, une fois engagée dans cette voie, en est facilement arrivée à adopter les formes anciennes de l’opéra, celles dont elle doit rire un peu quand elle les retrouve sous d’autres noms que le sien. Elle n’aime assurément ni l’air de la folie de Lucie, ni celui d’Ophélie, et cependant, aux vocalises près qui sont remplacées par des effets de voix dans le goût du jour, la grande scène de Yamina chantant au lieu de travailler devant les femmes monténégrines qui lui donnent complaisamment la réplique, n’est pas autre chose qu’une résurrection du grand air d’opéra en deux mouvements, avec quelques touches modernes. Il en va de même quand, dès son entrée, Yamina nous raconte sa naissance et sa vie ; et de même aussi quand Aslar lance à la fin du second acte un appel aux armes que le chœur coupe par de brèves répliques ; quand il s’affaisse, accablé par la nouvelle de la fuite de Mirko et qu’il chante un lamentable andante pendant lequel tout le monde est rangé autour de lui sans souffler mot, pour mieux l’entendre exhaler sa douleur, sans doute. En réalité, Mlle Holmès, qui s’est figuré écrire une œuvre théâtrale, a produit tout simplement une partition de concert, comme les Argonautes, comme le Tasse ou le Chant de la Cloche, et son erreur aura fait, je pense, éclater aux yeux de tous quelle différence capitale il y a entre ces deux genres d’ouvrages. Allez donc, après cela, parler de mettre à la scène la Damnation de Faust ?
J’ai dit incidemment que la faiblesse du poème avait déteint sur la musique et cela se conçoit, car de l’uniformité des sentiments ou des situations à traduire il résulte une monotonie inévitable. Mais ce qui me chagrine encore plus dans la nouvelle partition de Mlle Holmès, c’est de voir avec quelle facilité elle se contente à présent de phrases très vulgaires et pauvrement accompagnées, malgré une complication apparente, aussi bien quand il s’agit de rendre les sentiments héroïques d’Aslar que les caresses félines de Yamina, l’enfièvrement des sens de Mirko que la tendresse de la dolente Héléna. Ce qui manque, avant tout, dans cette partition, c’est la personnalité et l’on pouvait croire autrefois que Mlle Holmès n’en était pas tout à fait dépourvue. Ici se vérifie une fois de plus l’observation que j’ai souvent formulée ; à savoir, que les musiciens qui n’ont que du talent ou une individualité assez pâle, se grandissent en s’efforçant de prendre des modèles très élevés, et qu’au contraire ils se diminuent de façon très sensible aussitôt que, par faiblesse ou soif d’un succès plus rapide, ils se rapprochent des compositeurs de moindre envergure. Aussi longtemps que Mlle Holmès n’a eu les yeux fixés que sur Richard Wagner, elle nous a paru plus grande qu’elle n’était en réalité ; depuis qu’elle s’est tournée exclusivement du côté de M. Massenet, elle s’est « féminisée » et a perdu, en changeant d’objectif, une notable partie de son charme et sa valeur.
Assurément, il se rencontre de jolies idées dans la Montagne noire, et la prière d’Héléna implorant du ciel le salut de Mirko, « l’or de son âme », est une gracieuse mélodie de salon ; la phrase qu’elle adresse à son fiancé : Si de toi je suis arrachée, est également louable ; il y a de la vigueur et de l’accent dans les appels qu’Aslar adresse au courage de ses amis, à l’honneur de Mirko ; l’auteur a mis dans la bouche de celui-ci certaines mélodies qui ne sont dépourvues ni d’élan ni de tendresse ; enfin Yamina a à chanter quelques pages d’une couleur heureuse, délicieusement accompagnées, comme les strophes : Prés des flots d’une mer bleue et lente, ou son premier air : Parmi les fleurs et les odeurs, mais cela s’estompe dans une teinte uniforme, aucune de ces pages ne ressort avec relief que l’auteur aurait dû et voulu leur donner. Le tableau des danses voluptueuses au milieu desquelles Mikro s’enivre ne nous apporte aucune sensation nouvelle, encore que l’auteur se soit efforcé d’y mettre un peu de caractère, et de plus, pour en revenir à des observations purement techniques, je reprocherai à Mlle Holmès d’abuser du procédé qui consiste à confier le chant aux instruments graves, tandis que les autres font par-dessus de longues tenues ou de fines broderies ; je lui en veux aussi d’accompagner trop souvent ses récitatifs par de brefs accords très peu expressifs ; je lui sais mauvais gré enfin de chercher un effet purement violent et brutal pour l’oreille en abusant des notes hautes du baryton lancées à toute volée et des notes graves du mezzo-soprano reliées aux autres par un brusque portamento, comme si elle-même avait dû chanter la partie de Yamina. Ce sont là des procédés que certaines compositeurs [sic], M. Massenet par exemple, emploient à satiété, mais qui sont indignes d’une artiste éprise du grand art et tout imbue, comme Mlle Holmès devrait l’être, des sévères principes de César Franck.
L’auteur a rencontré d’excellents interprètes, au moins sous le rapport de la voix, en Mlle Bréval qui est vraiment fort belle sous les chevaux roux de Yamina l’ensorcelante, en M. Alvarez, dont l’organe si pur sonne à souhait dans la partie de Mirko, mais qui, malgré tous ses efforts joue ce rôle avec froideur, en M. Renaud qui représente très froidement l’héroïque Aslar. Mais que lui et Mlle Bréval y prennent garde : à force de pousser la voix, lui en haut, elle en bas, ils finiront par se la briser et ces dangereux exercices les mèneront au point où en est aujourd’hui M. Baléza pour avoir tant crié dans Othello. Les rôles secondaires du père Sava qui bénit le serment des deux frères d’armes, de la farouche Dara et de la tendre Héléna sont aussi très bien tenus par le consciencieux Gresse, la dramatique Héglon et la touchante Berthet. Mlle Torri, enfin, nous montre tout ce qu’elle peut de sa belle personne dans le rôle de l’aimée… Et toutes ces observations, toutes ces critiques qui témoignent au fond de l’estime que j’ai encore pour le talent de Mlle Holmès ne m’empêchent pas de souhaiter – pour elle – qu’elle puisse marquer de blanc le jour où la Montagne noire est parue à nos yeux.
ADOLPHE JULLIEN
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data di pubblicazione : 31/10/23