Revue musicale. Le Tasse
REVUE MUSICALE.
CONCERTS DU CHATELET : Le Tasse, symphonie dramatique, poème de M. Charles Grandmougin, musique de M. Benjamin Godard. – Les concours.
Le Tasse et le Paradis perdu sont les deux œuvres couronnées au concours institué l’année dernière par la ville de Paris. M. Benjamin Godard et M. Théodore Dubois se sont donc partagé le prix que le jury n’a pas cru devoir prendre sur lui de décerner à l’un ou à l’autre de ces deux concurrens. Au risque de parler comme M. de la Palisse, je dirai que cette hésitation de la part des membres du jury prouve qu’ils n’étaient pas tous du même avis. Tous avaient fait scrupuleusement leur devoir, tous avaient jugé d’après leur conscience, et malgré cela ils ne pouvaient pas parvenir à se mettre d’accord. Il y avait parmi eux dix ou douze musiciens de profession les autres membres de l’aréopage étaient des personnages plus ou moins familiarisés avec les choses de la musique. Les uns tenaient pour l’école classique représentée par M. Théodore Dubois les autres, pour l’école romantique à laquelle M. Benjamin Godard se fait gloire d’appartenir. Comme il y avait dans les deux camps un nombre égal de combattants, neuf de chaque côté, la bataille eût pu être longue et ne donner aucun résultat si l’on ne s’était enfin décidé à partager le différend, c’est-à-dire le prix. On m’a raconté que deux musiciens seulement ont plaidé la cause du Tasse et avec une telle insistance, une telle conviction, une telle chaleur, qu’ils out rallié à leur opinion les membres dont la profession n’est pas de faire de la musique, mais qui, à l’occasion, peuvent être appelés à écouter une cinquantaine d’œuvres musicales et à les juger.
Eh mon Dieu, oui il n’y a pas eu moins de cinquante et quelques partitions envoyées au concours. C’est la quantité qui se produit généralement. Cinquante partitions à examiner ! Voilà une rude besogne. Il y en eut cinquante-trois écrites sur le même livret, le Florentin, de M. de Saint-Georges, au concours de 1868. C’est ce qui fit dire à un de mes confrères : « Si les membres du jury remplissent leur mission consciencieusement, la France aura la douleur de perdre avant peu huit de ses meilleurs compositeurs. » Cette fois, au lieu de huit compositeurs on en comptait une douzaine tous ont rempli leur mission consciencieusement et aucun n’a succombé à la tâche.
Je ne faisais point partie du jury. Dans toutes les occasions où j’ai eu à exprimer mon sentiment sur les résultats à attendre des concours et sur leur utilité, je ne me suis point gêné de dire ce que je pensais. Sans parler de la fatigue, de la lassitude, de l’ennui forcément amenés par l’examen et l’audition d’un très grand nombre de partitions, je n’admets pas que des musiciens, si musiciens qu’ils soient, puissent porter un jugement infaillible sur des œuvres qu’ils lisent, souvent très sommairement, ou qu’on leur fait entendre dans les conditions les plus défavorables, c’est-à-dire exécutées au piano et à peine chantées par une seule voix. Et quelle voix celle de l’accompagnateur ou du juré qui s’offre obligeamment pour ce rôle multiple. Peuvent-ils, à une simple lecture, se rendre compte du travail de l’orchestre ? Oui et non. Il y a tels effets d’instrumentation dont il est impossible d’avoir une idée exacte sur le papier. Et la divergence des opinions résultant des différences d’école et des idées préconçues, des systèmes que l’un préconise et que l’autre repousse, comptez-vous cela pour rien ? Deux musiciens ont déjà bien du mal à s’entendre comment voulez-vous que douze puissent se mettre d’accord ? Croyez-vous, par exemple, que la Damnation de Faust, soumise à l’appréciation d’un jury composé des plus notables compositeurs qui il y a trente ans étaient les contemporains de Berlioz eût été proclamée un chef-d’œuvre ?
Je ne veux point discuter à nouveau la valeur de la partition de M. Théodore Dubois ; mais comparez l’effet qu’elle a produit devant le public à l’enthousiasme excité par l’œuvre de M. Benjamin Godard ! Eh bien ! cette fois le public ne s’est pas trompé, et la preuve en est qu’à la première exécution du Tasse certains membres du jury, qui, dit-on, n’avaient pas cru devoir sanctionner par leur vote le mérite exceptionnel de cet ouvrage, se sont fait remarquer par les élans de leur admiration et la chaleur de leurs applaudissements. Ils faisaient pour ainsi dire amende honorable, et ils avaient raison. L’exécution de l’œuvre – une exécution excellente – leur en révélait les beautés. Un tableau peut, à la rigueur, être soumis à l’appréciation d’un jury, bien que plus d’une toile qualifiée plus tard de chef-d’œuvre ait été systématiquement repoussée et déclarée indigne ; mais un tableau, à quelque clou qu’on l’accroche, pourvu qu’il soit éclairé par la lumière qui lui est nécessaire, reste ce qu’il est, et on ne peut pas dire qu’il acquiert plus ou moins de valeur rien qu’en changeant de cadre. En est-il de même pour une œuvre musicale ? Une œuvre dramatique peut-elle se passer de la scène ? Une œuvre symphonique peut-elle se passer de l’orchestre ? Évidemment non.
Je vais répondre maintenant à une objection que l’on ne manquera pas de me faire : les concours ont du bon puisqu’ils viennent de produire deux ouvrages remarquables à des points de vue différents, et d’ailleurs que voudriez-vous donc mettre à la place, des concours ? D’abord, avant que les concours fussent institués, les jurés dormaient plus tranquilles, et ensuite, si l’on veut bien récapituler les œuvres que les concours ont mises en lumière, on verra que ces œuvres sont à peu près oubliées aujourd’hui. Que sont devenus la Coupe du roi de Thulé, la Fiancée d’Abydos, le Florentin, le Magnifique et Bathyke ? Je me trompe la Coupe du roi de Thulé n’a pas sombré tout entière, plusieurs morceaux ont été sauvés du naufrage et se trouvent disséminés dans différentes œuvres que le compositeur a produites subséquemment et qui ont eu un certain succès. C’était bien le droit de celui-ci de recueillir et d’utiliser les épaves d’un ouvrage dont le jugement du jury faisait une non-valeur. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il s’agit de la Coupe du roi de Thulé de M. Massenet, et non de celle de M. Diaz : les musiciens le savent bien.
Imposez aux directeurs des théâtres lyriques que vous subventionnez, et que vous subventionnez même très largement, l’obligation de jouer chaque année un certain nombre d’ouvrages nouveaux de compositeurs nouveaux, et cette obligation suffira, pourvu que vous teniez la main à ce qu’elle soit très exactement remplie et que vous l’accompagniez du retrait d’une partie de la subvention en cas de retard ou de mauvais vouloir dans l’exécution du contrat. Elle suffira à faire arriver au théâtre plus d’œuvres et plus de compositeurs inconnus ou peu connus, que les concours n’en révéleront jamais.
Quant aux concours spécialement affectés aux œuvres symphoniques, rien ne serait plus simple ni plus avantageux que de les remplacer par une institution que le gouvernement subventionnerait en proportion des charges qu’elle lui imposerait. La symphonie est une des branches les plus élevées de l’art. N’a-t-elle donc pas les mêmes droits, aujourd’hui surtout qu’elle est un incontestable attrait pour la grande majorité du public, n’a-t-elle donc pas les mêmes droits que la musique dramatique ? Qu’est-ce donc que quelques milliers de francs donnés annuellement à une Société symphonique régulièrement organisée, en comparaison des libéralités que vous accordez aux théâtres d’opéra ? Et sans fonder une institution spéciale, les deux Sociétés qui existent déjà, celle des Concerts populaires et celle du Châtelet, ne pourraient-elles pas rendre aux jeunes compositeurs les services que le gouvernement leur demanderait ? On a donné dans ces derniers temps à ces deux Sociétés, qui d’ailleurs de leur propre mouvement ont fait connaître tant de compositeurs nouveaux, tant d’œuvres nouvelles, on leur a donné des subsides, des encouragements ; qu’on leur donne une subvention régulière, à la condition d’exécuter chaque année trois, quatre ou cinq symphonies ou oratorios inédits, et cela vaudra infiniment mieux que toutes vos primes et tous vos concours.
Croit-on que le Paradis perdu et le Dante n’eussent point vu le jour si M. Pasdeloup et M. Colonne (pourquoi pas l’un et l’autre ?), garantis des dépenses nécessitées par de grandes exécutions musicales, avaient accepté l’obligation de donner chaque saison au public un certain nombre d’ouvrages nouveaux ?
Et d’ailleurs, ont-ils attendu les subsides du gouvernement et les gratifications que leur valent les concours pour exécuter sinon des œuvres entières, du moins d’importants fragments de MM. Théodore Dubois et Benjamin Godard ?
Je m’aperçois ici que j’ai fait bénéficier M. Pasdeloup d’une faveur que M. Colonne n’a point partagée avec lui. Et je déplore très sincèrement que l’on n’ait pas été plus équitable envers le sympathique fondateur des Concerts populaires. Puisque deux ouvrages étaient couronnés, devant être exécutés tous les deux avec la même solennité, il n’était que juste, ce me semble, et c’est aussi l’avis de bien des gens, de partager la besogne, la peine et l’honneur, l’honneur et l’argent si l’on veut, entre M. Colonne et M. Pasdeloup.
N’est-ce qu’un oubli ? Alors rien ne sera plus facile que de le réparer au prochain concours.
J’ai entendu le Tasse deux fois, la seconde exécution ayant fait sur moi bien plus d’impression que la première ; j’en ai lu la partition très attentivement, avec un intérêt très vif, et je n’étais pas du jury. Je puis donc déclarer en toute liberté sans craindre le moins du monde de me déjuger ou de me compromettre, et après m’être bien assuré qu’aucun des mérites de l’ouvrage, aucune de ses faiblesses n’a échappé à mon attention, que le Tasse est une œuvre hors ligne, une œuvre jeune, vivante, colorée, avec des délicatesses charmantes et des élans superbes, et qu’il y a plus que du talent chez le musicien qui a écrit certaines pages de cette partition. Ne cherchez pas l’auteur du Tasse dans l’auteur des concertos, des sonates et des mélodies détachées que vous connaissez peut-être vous ne l’y trouveriez pas, vous l’y devineriez difficilement. Le Tasse est une révélation, et bien plus qu’une promesse pour l’avenir. M. Godard écrira, j’en suis convaincu, des œuvres plus châtiées, plus complètes, plus personnelles encore et d’un style plus soutenu, mieux prosodiées aussi, car la prosodie, hélas ! n’est pas son fort ; mais la partition du Tasse seule suffirait pour le classer parmi les compositeurs les plus vaillans, les mieux doués de notre époque, et il me faudrait remonter bien loin et bien haut pour trouver dans le genre symphonique une œuvre de cette envergure et de cette valeur.
M. Benjamin Godard est un grand admirateur de Berlioz libre de toute entrave, après avoir échoué comme concurrent au prix de Rome (cela vaut là peine d’être noté), il s’est lancé dans l’École nouvelle et ne s’est point perdu, comme tant d’autres, dans cette excursion aventureuse, guidé qu’il était par une excellente éducation musicale reçue dans la classe de M. Henri Reber.
Associé à un collaborateur jeune et ardent comme lui ; comme lui enthousiaste de l’illustre auteur (illustre aujourd’hui pour vous comme pour moi) de Roméo et Juliette et de la Damnation de Faust, le poète et le musicien se sont souvenus tous les deux, en écrivant le Tasse de leur admiration pour le génie du maître, le poète entraînant le musicien, et le musicien suivant docilement le poète. Voilà comment l’image de la Course à l’Abîme de la Damnation de Faust et cellede l’Invocation à la nature ont passé devantnos yeux en entendant le Tasse courirà travers la campagne pendant unenuit d’orage, en l’entendant saluer lesplaines et les rochers, les montagnes etles forêts de son pays.
Réminiscence volontaire ou involontaire,le crime n’est pas grand, et d’ailleurs,le musicien et le poète se sont tenustous les deux à une distance respectueusedu maître et ils ont sagement fait.Autant il faut être sévère pour les imitateursserviles qui se traînent toujours àla remorque de quelqu’un, autant on doitêtre indulgent pour ceux qui gardent eneux, avec le culte de certains maîtres,le souvenir, mieux que cela, l’empreintedes œuvres qui les ont immortalisés. Lescompositeurs de génie venus à différentesépoques ne sont-ils pas entre eux – qu’onme permette de le répéter – comme lesanneaux d’une même chaîne ? Et que seraientles derniers venus sans ceux quiles ont précédés ? Peu importe donc unsouvenir, une réminiscence de Mozartarrivant au bout de la plume de Beethovenécrivant le premier acte de Fidelio,pourvu que nous ayons Fidelio ! et qu’ai-je besoin de rechercher jusqu’où a été l’influence de Gluck ou de Weber, de Spontini ou de Beethoven sur l’inspiration du musicien qui a écrit la Damnation de Faust et les Troyens à Carthage, quand je m’extasie devant les beautés de ces deux œuvres sublimes ?
Je reviens donc à M. Godard qui n’est certes pas aussi coupable à mes yeux qu’aux yeux de bien d’autres, et je lui donne d’autant plus volontiers l’absolution qu’il n’a pas commis un bien gros péché. Si deux morceaux de sa partition ne lui appartiennent pas tout à fait en propre, le reste est bien à lui. Je lui reprochais tout à l’heure son peu de respect pour la prosodie ; mais cela ne m’a guère choqué que dans les morceaux d’ensemble, notamment dans plusieurs passages épisodiques du chœur de la fête, dans cette phrase, par exemple, chantée par les basses
Nous appellent les yeux aimés
Des belles dames amoureuses.
L’occasion était belle d’écrire un contresujet, et alors, sans plus se soucier des paroles, l’ingénieux musicien l’a écrit pour les voix comme il l’aurait écrit pour le basson ou la clarinette.
Pour en finir avec la critique, je conseillerai à M. Godard de se défier des instruments de cuivre dans l’accompagnement des voix, surtout des voix de ténor ou de soprano. Je lui conseillerai aussi de ne pas tant rechercher l’élégance, l’originalité du contour mélodique afin de ne pas tomber dans les formules prétentieuses et maniérées. Il est assez original naturellement pour n’avoir rien à craindre de la vulgarité.
Maintenant, – et j’avais hâte d’y arriver, – je signalerai dans la partition du Tasse, à côté de pages exquises, des morceaux de premier ordre, aussi remarquables par la facture que par l’inspiration : le duo et surtout le trio de la première partie, un véritable petit chef-d’œuvre de grâce et de sentiment ; la scène entre le Tasse et le Père Paolo
Adieu ! je n’attends rien du Seigneur que je prie,
avec son dessin d’orchestre persistant et d’un si beau caractère ; la pastorale ; la chasse, morceau plus brillant qu’original ; le chœur des pâtres, d’une couleur délicieuse et admirablement instrumenté ; le chœur de la fête, si plein d’entrain et de verve, bien qu’un peu bruyant par moments ; la sérénade qui comme celle de Don Juan finit d’une façon si ingénieuse et si inattendue ; la danse des bohémiens, très remarquable aussi par le coloris de l’orchestre ; la folie du Tasse, peinture d’une réalité saisissante et qui vous donne le frisson de la peur ; le chœur des seigneurs et du peuple dans la prison du Tasse :
De nous avec terreur il détourne les yeux ;
la plainte de Cornelia et le chœur final où le glas funèbre se mêle aux gémissements de la foule disant un dernier adieu au poète qui vient de mourir :
Tu t’en vas avant l’heure,
Et vers ta dernière demeure
Se presse à larges flots tout un peuple accablé
Ton chaste et douloureux génie
Mentait une autre agonie,
Et tu n’aurais pas dû mourir inconsolé !
La fantaisie de M. Grandmougin a beaucoup ajouté à l’histoire du Tasse. En tout cas, elle a bien servi le musicien, et l’échantillon que je viens de donner de la manière du librettiste prouve qu’il y a en lui un poète lyrique tournant le vers avec aisance, avec habileté. C’est M. Grandmougin qui a fait le poème de la Vierge pour M. Massenet.
L’exécution du Tasse est excellente ; l’orchestre et les chœurs méritent les plus grands éloges ; Mme Brunet-Lafleur a la voix la plus belle, la plus sympathique qu’il soit possible d’entendre ; M. Lauwers, chanteur intelligent, est servi, lui aussi par un organe très souple et très étendu ; Mlle Vergin est une excellente musicienne ; M. Villaret ne peut pas avoir plus de voix que la nature ne lui en a donné, et M. Taskin, le Père Lorenzo des Amans de Vérone, devenu le Père Paolo, prieur dans un couvent des environs de Ferrare, n’a rien perdu à changer de froc.
M. Colonne annonce pour dimanche la troisième et dernière exécution du Tasse. La troisième, c’est possible ; mais la dernière,je n’y crois pas.
E. Reyer.
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Le Tasse
Benjamin GODARD
/Charles GRANDMOUGIN
Le Paradis perdu
Théodore DUBOIS
/Édouard BLAU
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data di pubblicazione : 03/11/23