Lettre d’Adolphe Adam à Louis Clapisson
© fonds Clapisson-Vanier
À M. Clapisson.
Jeudi 5 7bre 1839
Mon cher Clapisson,
Lorsqu’hier vous m’avez vu mettre tout d’insistance à exiger que ma pièce fût représentée sur le champ, comme son tour de mise en répétition lui en donne le droit, vous avez paru très peu comprendre les motifs qui me faisaient agir et je tiens à vous les expliquer puisque vous m’avez accusé de personnalité et d’égoïsme. Si par ces deux mots vous traduisez défendre ses intérêts et empêcher qu’on ne se moque de vous, vous avez parfaitement raison, si vous leur donnez leur véritable sens vous avez tout à fait tort. Je connais trop la direction de l’Opéra-Comique, pour ne pas savoir qu’il n’y a ni égard ni procédés à attendre d’elle. Je vais donc vous expliquer le sort qui m’attend, si je laissais jouer votre pièce avant la mienne. Le Sherif a plus réussi qu’on ne pensait et la représentation d’hier où il y a eu de l’argent et des applaudissements a confirmé ce succès. Voilà donc 3 jours de pris. Supposons que votre pièce puisse être jouée jeudi ou samedi 14, ce que je juge impossible : vous réussirez : par conséquent, voilà tous les jours de la semaine employez ; la direction n’aura plus d’autre intérêt que de retarder la 1re représentation de ma pièce pour la jouer quand les recettes du Sherif ou les vôtres baisseront et moi, forcé de partir dans les 5 derniers jours du mois, je m’en irai sans avoir même fait les dernières répétitions de mon ouvrage. De bonne foi, telle amitié que l’on puisse avoir pour un camarade, croyez vous qu’on puisse lui sacrifier à ce point ses intérêts ? Non sans doute et à ma place vous feriez ce que je fais et vous comprendriez qu’il est même de votre intérêt de reculer votre ouvrage : car, admettons une autre supposition, que l’on joue votre pièce jeudi et qu’on parvienne à jouer la mienne 8 jours après. Voilà tous les jours pris par les deux pièces en 3 actes, que fera-t-on de votre ouvrage qui en sera à sa 3 ou 4e représentation ? Tout cela est mauvais pour vous pour moi. Vous avez tout l’hiver devant vous et moi je n’ai que 20 jours : il est donc juste que j’en profite et c’est pour cela qu’usant de mon droit j’ai envoyé ce matin à Crosnier [le directeur de l’Opéra-Comique] une signification de continuer mes répétitions ou de me rendre ma partition que je préfèrerais beaucoup faire jouer à mon retour que de la voir passer en mon absence.
Voyez donc bien, mon cher ami, que si mes intérêts n’étaient pas si grandement blessés, j’aurais tout fait pour vous être agréable, mais j’espère que vous comprendrez que sans être trop égoïste ou trop personnel comme vous me disiez hier, j’ai dû agir ainsi que je l’ai fait et à ma place vous en auriez fait tout autant.
J’espère du reste que cette discussion d’affaire ne détruira nullement la bonne harmonie qui existe entre nous. J’ai trop d’estime pour votre talent pour ne pas désirer votre amitié et je peux vous donner l’assurance de la mienne.
Tout à vous,
Adolphe Adam.
[Note : alors que Le Shérif d’Halévy a été créé le 2 septembre 1839, les deux œuvres en attentes d’Adam et Clapisson dont il est question dans cette lettre se nomment La Reine d’un jour et La Symphonie. Elles seront données à l’Opéra-Comique respectivement le 19 septembre et le 12 octobre.]
Persone correlate
Opere correlate
La Reine d'un jour
Adolphe ADAM
/Eugène SCRIBE Henri de SAINT-GEORGES
Le Shérif
Fromental HALÉVY
/Eugène SCRIBE
La Symphonie
Antoine CLAPISSON
/Henri de SAINT-GEORGES
Permalink
data di pubblicazione : 12/10/23