Sur quelques femmes compositeurs. Rita Strohl
Sur quelques femmes compositeurs
MADAME RITA STROHL
Nous n’avons jusqu’ici parlé que de femmes composteurs dont une grande partie de l’intelligence musicale était dépensée sous forme d’interprétation pianistique. Avec Mme Strohl nous aurons à nous occuper d’une artiste exclusivement sollicitée par la composition. Les virtuoses compositeurs sont plus nombreuses encore en proportion parmi les femmes que les hommes, cela s’explique par les raisons que j’al dites en commençant cette étude ; et il faut dire que quelle que soit la valeur, quelle que soit la qualité de l’émotion artistique, l’œuvre d’un virtuose qui dépense cette émotion dans son interprétation, se ressent de ce partage inévitable. Avec Mme Strohl rien de pareil. Et si ses œuvres n’offraient en elles-mêmes un intérêt musical suffisant, je suis persuadée que sa personnalité de femme serait une élude en elle-même du plus haut intérêt.
C’est une place tout à fait particulière qu’il convient de lui donner parmi les femmes-compositeurs.
Elle n’a point cherché son langage dans l’interprétation des Maîtres que sa sensibilité comprenait le mieux, ou en utilisant, pour traduire son émotion, des formes rebattues, au risque de travestir sa propre pensée. C’est parce qu’elle y fut poussée par l’impérieux besoin de s’exprimer qu’elle a composé : non pour le plaisir de disposer des notes sur le papier en règle. Elle a cherché, insatisfaite des conventions, une expression originale et forte. Elle s’est cherchée elle-même, traversant des crises de désespoir et d’inquiétude qui montrent une nature singulièrement forte. Son œuvre la dépeint tout entière, passionnée, audacieuse, très consciente du but, mais toute vibrante de la poésie la plus savoureuse.
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S’il était un milieu fait pour développer heureusement un jeune tempérament d’artiste, c’est bien celui où Mme Strohl passa son enfance.
Sa mère, Mme de La Villette, était un peintre de grand talent et il est à supposer que Mme Strohi a puisé quelque peu sa puissance d’évocation, dans cet atavisme artistique.
Elle est née à Lorient, et c’est au sein de la nature bretonne si sauvage mais d’une si pénétrante grandeur, c’est au souffle brutal et câlin de la mer qui se brise sur ses côtes, au murmure de ses vieux chants âpres et naïfs, qu’elle vécut ses premières émotions ; c’est à ses landes désolées qu’elle confia ses premiers aveux d’artiste.
Si le sens de la composition ou plutôt de l’improvisation lui est venu de fort bonne heure, le désir de transformer ces essais libres en réalité ordonnée s’est manifesté chez Mme Strohl également dès l’enfance. À 11 ans elle fixa pour la première fois ses idées musicales sur le papier : c’était une romance. Mais bien avant cette date la musique chantait en elle.
Ce fut à peu près vers la même époque, à 12 ans, qu’elle fit un court séjour au Conservatoire dans la classe de Le Couppey où elle obtint un accessit ; mais elle en partit bientôt, lassée rapidement de l’aridité et de la sécheresse des travaux qu’impliquent mécanisme et la pure virtuosité. Elle obtint enfin d’entreprendre ses études d’harmonie. Ce fut Barthe qui se chargea de cette intéressante instruction. Mais il ne put obtenir qu’elle entrât dans sa classe du Conservatoire.
Si la liberté absolue lui semblait préférable, Mme Strohl ne négligea pas pour cela ses chères études. Pendant six années elle s’assimila parfaitement les lois de l’harmonie, du contrepoint, de la fugue ; elle fit de l’analyse et de la composition et sortit de ces leçons solidement armée pour la réalisation de ses œuvres.
Cette époque de travail ne fut pourtant pas perdue pour la composition. C’est d’elle que datent les premières œuvres de Mme Strohl.
On peut jusqu’ici diviser la carrière de compositeur de Mme Strohl en trois périodes :
La première qui va depuis l’âge de 15 ans jusqu’à son mariage et que l’on peut appeler celle des recherches. La seconde serait celle de la musique à programme. La troisième enfin que Mme Strohl nomme elle-même celle de l’Espérance perdue nous conduit jusqu’au douloureux événement qui a hélas ! interrompu son œuvre.
De la première de ces périodes, celle où elle travaillait avec Barthe et pendant les années qui ont suivi immédiatement son initiation aux lois de la musique datent : La Messe à six voix, écrite à 15 ans. Elle fut exécutée à Saint-Médard à Paris et dans les cathédrales de Chartres, de Rennes, de Saint-Servan.
Vint ensuite un Premier trio en sol mineur pour piano, violon et violoncelle que Saint-Saëns présenta lui-même à la Société Nationale et qui y fut exécuté. Le grand violoniste Léonard le jouait vers la même époque chez lui. Ce même artiste faisait entendre d’elle un Quintette-Fantaisie pour piano, deux violons, alto et violoncelle, qui paraît être l’œuvre la plus parfaite de cette période.
Mais Mme Strohl dut quitter Pans (son père, officier, était appelé à commander en province) et ce départ n’a pas peu influé sur son orientation définitive, comme on le verra plus tard.
De cette époque date encore une symphonie dramatique sur Jehanne d’Arc pour orchestre, chœurs et soli (arrangée aussi pour septuor) et qui fut exécutée dans plusieurs sociétés de province. La figure de l’héroïne guerrière avait exercé sur l’imagination ardente de Mme Strohl une singulière fascination.
À cette période et a ses dernières années se rattachent encore le Chœur d’Esther pour deux voix de femmes (chanté dans les églises de Rennes et de Lorient), la Petite Vallée de Ch. Grandmougin et Thèmes et Variations pour piano, qui, retouché et modifié par son auteur, a été publié il y a deux ans chez Enoch.
C’est alors que Mme Strohl se marie. Si pendant un an elle resta sans écrire, l’heureuse naissance d’une petite fille fut la joyeuse annonciatrice d’une nouvelle forme de composition ; avec un Second trio en ré mineurécrit à cette époque, une période artistique, passionnée, ardente, presque révolutionnaire.
Les formes de la musique pure ne semblent pas suffire à cette jeune femme qui aspire à trouver une matière plus souple à son rêve. Les formules conventionnelles le gênent plus que jamais, elle s’en débarrasse comme d’un fardeau trop longtemps supporté et introduit sous forme de légendes des textes littéraires en ses œuvres musicales. Et ces textes eux-mêmes sont ardents, généreux et comme gonflés de passion. C’est alors que sont écrits : La Sonate avec légende (La jeune fille et la mort) jour piano et violon, la Sonate dramatique (Titus et Bérénice) pour piano et violoncelle (chez Enoch) que Mme Strohl se propose de remanier, la Sonate pour piano et alto (La mer) dédiée à son mari et qui sera désormais pour elle une pieuse relique. — Enfin entre autres œuvres ébauchées ou injouées, une 2e Sonate pour piano et violon.
Mais la vie de province continue, grise, monotone pour le compositeur. Son mari étant officier de marine, c’était le séjour dans les ports de mer, tristes, sans ressources musicales, — et bientôt, le souvenir des débuts brillants une fois effacé, les encouragements lointains déjà, l’horrible doute apparut. C’est ici que se place la 3e période de la vie musicale de Mme Strohl, la période de ses œuvres les plus intéressantes. La musique à programme est abandonnée ; et correspondant à un état d’âme si triste, si inquiet, si désabusé, Baudelaire est le poète lu, aimé et traduit en musique ; et naissent les 20 poésies de Ch. Baudelaire.
À l’enthousiasme un peu romantique des œuvres précédentes succède une période de production plus calme, plus sereine, à laquelle la fréquentation journalière des grands poètes et même des grands philosophes semble n’être pas étrangère. De cette époque date la publication de 10 poésies mises en musique : les Cloches de Noël et Madeleine (marquis de Freysseix) chez Enoch, le Berceau de Pailleron, le Moulin à vent(Camille Delthil) de même qu’un trio pour piano, violoncelle et clarinette, Arlequin et Colombine, que son titre semble devoir faire rattacher à la période précédente de musique à programme.
C’est à moment que Mme Strohl connut l’œuvre d’un écrivain qui devait jouer dans sa carrière de compositeur un rôle considérable ; je veux parler de Pierre Louys. La première aventure d’amour de Bilitis la séduisit par son charme frais et ingénu, par son caractère de volupté si naïve, par l’instinct ardent qui s’y révélait et dans la première partie « Les bucoliques en Pamphylie » elle choisit les poèmes qui, réunis, étaient indispensables pour former un ensemble complet. Cette histoire d’amour, qu’elle même caractérisait dans son âme tout émue de poésie, de normale, tant l’instinct y suivait simplement son chemin, lui inspira le plus libre, le plus spontané, le plus délicieux des poèmes et nous verrons tout à l’heure quelle en est la valeur.
Au moment même où elle avait la joie de trouver un thème dont elle ressentait si vivement le charme et qui convenait si parfaitement à sa nature, Mme Strohl réalisait un de ses grands espoirs. Elle venait habiter Paris. Là, elle connut entre autres musiciens : Vincent d’lndy, Gabriel Fauré, Henri Duparc, Chevillard, Th. Dubois, le si regretté Chausson, d’autres, qui lui prodiguèrent non plus seulement des encouragements, mais une complète estime devant l’œuvre faite.
La Société Nationale exécute la Cloche fêlée et le Moulin à vent ; on organise des auditions de ses œuvres chez des artistes ou chez des amateurs comme MM. Toledo, Moullé, M. et Mme Otto Golsschmidt, M. et Mme Riss-Arbeau, chez d’autres. À la Bodinière ont lieu trois concerts qui lui sont exclusivement consacrés et précédés de conférences de M. Achille Segard.
C’est de cette heureuse époque que datent les deux suites d’orchestre les Poèmes de la forêt, et les Poèmes de la mer, les Cygnes de G. Rodenbach, mélodie avec orchestre, Vieilles Cloches du même poète et avec M. Achille Segard : Barcarolle, la Momie et l’Espinette.
CÉCILE MAX.
(À suivre.)
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data di pubblicazione : 22/09/23