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Roma de Massenet

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OPÉRA DE MONTE-CARLO : Roma, opéra tragique en cinq actes, de M. Henri Cain, d’après Rome Vaincue, d’Alexandre Parodi ; musique de M. Massenet.

Monte-Carlo, 17 février 1912.

Il semble que, chaque année, M. Raoul Gunsbourg, le prestigieux directeur de l’Opéra de Monte-Carlo, fasse effort pour présenter des spectacles qui égalent au moins ceux de la saison précédente ; ce sont là des tours de force dont le célèbre Nicolet semble avoir légué le secret au fastueux imprésario de Monte-Carlo. M. Raoul Gunsbourg est arrivé à « truster » les chefs-d’œuvre de la musique sur la scène dont il détient les destinées, à les canaliser pour la plus grande joie artistique des dilettantes qui fréquentent la Côte d’Azur. L’an passé, c’étaient Déjanire, du maître Saint-Saëns, et Ivan le Terrible, de Raoul Gunsbourg lui-même (car il arrive à Lucullus de dîner parfois chez Lucullus), qui étaient les grosses attractions du programme. Cette fois, c’est Roma, l’opéra tragique du maître Massenet, qu’une assistance d’élite vient d’acclamer et à qui Paris, bientôt, fera le même accueil, lorsque l’œuvre nouvelle et superbe fera son entrée à l’Opéra, en avril prochain.

Roma, c’est Rome Vaincue, du regretté poète Alexandre Parodi ; cette tragédie avait été représentée avec un immense succès à la Comédie-Française, le 23 septembre 1876. Nul sujet ne pouvait mieux convenir à recevoir une illustration sonore que la donnée traditionnellement classique de Rome Vaincue. Par sa façon de concevoir le théâtre, par son souci de construction, par la forme et la coupe des scènes de chaque acte, par les mouvements de foule qui viennent donner de la vie à l’action, il semblait que l’auteur de la tragédie avait pressenti l’auteur de la partition. M. Henri Cain, qui a adapté, resserré l’œuvre de Parodi pour la préparer à recevoir le manteau d’or de la musique, a su respecter du mieux qu’il a pu le texte original ; et, s’il lui a fait subir quelques légères modifications, ce sont celles que demandait la métamorphose même de la tragédie en « opéra tragique ».

Nous sommes à Rome, vers l’an 216 avant l’ère chrétienne. Le peuple se lamente : les jours de tristesse succèdent aux jours de tristesse, Annibal a infligé des défaites aux armées romaines et s’est avancé presque jusqu’aux portes de la ville. Tout à coup, la foule est secouée, par la terreur : le bruit se répand que le feu sacré s’est éteint dans le temple de Vesta ; il est évident que ce malheur n’est arrivé que par la faute d’une Vestale sacrilège. Le sénateur Fabius, l’oncle de la Vestale Fausta, ramène, par sa majestueuse sérénité, le calme parmi les Romains. Voici précisément qu’arrive, couvert de sang et de poussière, le tribun Lentulus ; il est un des rares survivants de la défaite de Cannes.

Le sénateur Fabius démontre aux Romains que la victoire est désormais sûre ; et le Souverain Pontife déclare, lui aussi, que les barbares africains seront chassés. Il suffira, pour cela, de punir la Vestale coupable. Lentulus tressaille, il a peur que le nom de celle qu’il sait avoir commis la faute ne soit prononcé.

Le second acte se passe dans l’atrium du temple de Vesta. Fabius et le Souverain Pontife se concertent pour découvrir la vierge parjure. Pendant qu’on interroge les Vestales réunies, la grande-prêtresse épie les regards, les attitudes de chacune. Seule, Junia s’accuse elle-même et croit avoir failli, car son péché lui est apparu en rêve. Mais Fabius et le Souverain Pontife ne peuvent admettre une telle forfaiture accomplie par une enfant au front aussi candide. Fabius, alors, recourt à un stratagème : il annonce que Lentulus est mort. Fausta chancelle et perd connaissance. Elle se trahit ainsi ; et c’est Fabius lui-même, son oncle, qui ordonne au Souverain Pontife de faire son devoir.

Le troisième acte nous conduit au Bois Sacré, où les Vestales se réunissent pour les rites religieux. Quand la cérémonie s’achève, le Gaulois Vestapor exhale sa haine contre Rome et il se réjouit des malheurs qui s’abattent sur elle. Il engage l’esclave Galla à partager sa joie ; mais elle est triste, elle pleure, car sa maîtresse Fausta va subir le châtiment suprême pour avoir trahi ses serments de Vestale. Vestapor voudrait tuer le Pontife, plutôt que de laisser exécuter un tel projet ; car il préfère sauver Fausta que de voir sauver Rome. Lentulus survient ; lui aussi veut arracher à la mort celle qu’il aime, et tous deux se concertent pour que Fausta puisse s’évader. Le Gaulois connaît un souterrain qui conduit hors du Bois Sacré et par où les deux amoureux pourront s’échapper. Il va chercher Fausta, qui, dès qu’elle aperçoit Lentulus, qu’elle croyait mort, se jette dans ses bras, et l’étreint, oubliant sa mission de Vestale et ses dieux. Les deux êtres chantent l’élan de leurs cœurs ; elle lui dit sa douce émotion de le retrouver vivant ; lui, veut l’entraîner dans sa fuite. Elle hésite d’abord, elle ne veut pas faillir à l’honneur : Vestale et Romaine, mais coupable, elle doit expier. Mais l’horreur du supplice et l’amour qu’elle ressent pour Lentulus la décident à s’enfuir. Et tous deux disparaissent dans le souterrain, au moment où le Souverain Pontife arrive avec les licteurs pour s’emparer des coupables. Vestapor s’interpose et jette dans le puits la clé de la crypte dont il vient de fermer les portes. Les Romains s’emparent de lui, le torturent, lui brisent les bras. Il supporte son supplice avec courage.

C’est à l’intérieur de la Curia Hostilia que se passe le quatrième acte. Le Sénat est en séance. La douleur de Fabius est immense ; il pleure Fausta, et le funeste destin qui les déshonore en frappant Rome. Mais voici Fausta qui vient et se jette en sanglotant dans les bras du sénateur. Le Souverain Pontife a fini sa tâche ; c’est, maintenant, à Fabius qu’il appartient de faire son devoir et d’interroger la coupable ; c’est lui qui la condamnera ou l’absoudra, selon qu’elle s’accusera ou se justifiera. Fausta n’hésite pas, elle avoue son crime ; elle est venue pour affronter la mort et expier sa faute ; elle saura être digne du supplice en Romaine qu’elle est. Le Sénat et le Souverain Pontife votent pollice verso – le « pouce retourné » (selon l’usage antique) – sur le supplice de la coupable : elle sera ensevelie vivante. Fabius, qui voulait qu’on atténuât le supplice et que Fausta fût enterrée morte, remet à la pauvre Posthumia, l’aïeule de Fausta, un poignard pour que Fausta puisse se donner la mort au moment voulu.

Au cinquième acte, c’est le « Champ Scélérat » où se font les préparatifs pour celle qui doit subir le dernier supplice. Lentulus survient et se proclame coupable, car c’est lui qui a fait fléchir la vertu de Fausta et s’éteindre le feu de Vesta. Mais ses objurgations ne peuvent faire changer l’arrêt. Posthumia arrive à son tour avec le poignard qu’elle doit remettre à Fausta ; mais, comme les mains de Fausta sont liées, c’est l’aïeule, l’aveugle, qui elle-même frappe son enfant au cœur. Et tandis qu’on ensevelit la Vestale, les légions romaines reviennent, victorieuses, Annibal est battu ; le sang de la jeune fille a ramené la domination de Rome sur le monde.

Francisque Sarcey, qu’il faut toujours lire et citer quand on veut connaître un jugement autorisé sur une œuvre, avait non pas fait recevoir, mais signalé Rome Vaincue à la Comédie-Française. Voici comment, dans son feuilleton hebdomadaire, il jugea la dernière scène, celle de Posthumia :

« ... Un cri s’est échappé de toutes les bouches. Il y a cinq ans que j’avais lu pour la première fois cette pièce en manuscrit ; je me rappelle encore le soubresaut d’admiration que j’éprouvai à ce dénouement superbe et terrible. Ce coup de poignard, j’en rêvais. Je n’aurais jamais osé répondre du succès, du reste ; et j’en étais fort anxieux. Mais cette péripétie soudaine, éclatante, je n’en ai jamais été en peine, ni M. Perrin non plus. L’effet a dépassé encore notre attente... »

Le triomphe n’a pas été moindre à l’Opéra de Monte-Carlo.

Vous vous doutez bien que la partition de M. Massenet n’a pas été pour peu dans ce succès enthousiaste ; car Roma est une des œuvres les plus riches que nous devions à la dernière manière du maître.

L’œuvre est intitulée « opéra tragique » par M. Massenet ; le grand, compositeur a entendu par là établir que la tragédie de son regretté ami Alexandre Parodi avait été respectée en son intégralité. Les seules modifications, en effet, que le musicien a demandées au librettiste, M. Henri Cain, ont consisté à donner plus de développement à la scène des Vestales et à celle de la Vestale Junia, au deuxième acte. Les autres changements concernent plutôt la mise en scène ; c’est ainsi que l’acte de l’aveu de Fausta à Posthumia se passe en plein Sénat, devant les Pères conscrits, et non plus dans la maison du Souverain Pontife. Enfin, le rideau, au dernier acte, ne se baisse plus, comme à la Comédie-Française, sur le geste par lequel Posthumia allait rejoindre dans le tombeau sa petite-fille morte pour apaiser la colère divine. Ce dénouement, trop lugubre et surtout trop nu, semblait un peu maigre pour conclure une œuvre musicale. Il s’agissait de conclure par une note plus lumineuse ; et c’est ainsi qu’apparaissent comme conclusion de l’ouvrage les légions romaines victorieuses conduites par Scipion et acclamées par la foule. Ce sens du théâtre, ce don prestigieux de ce qui convient ou ne convient pas à l’interprétation musicale, M. Massenet le possède au suprême degré et en donne des preuves pour ainsi dire à chaque page de la partition de Roma.

L’œuvre débute par une ouverture romantique, mais construite dans la forme classique, d’allure large et puissante ; la tonalité de mi bémol lui donne un relief tout hiératique ; puis, après cette introduction, la première idée est exposée, idée agitée, haletante, aux accents tragiques, avec un trait, au quatuor, avec des gruppetti, qui lui donnent un caractère emporté : elle synthétise la violence de Lentulus aussi bien dans les combats que dans l’élan de son amour. Cette idée domine tout l’ouvrage, elle se développe, se transforme et joue un rôle symphonique important. La seconde idée sur laquelle est bâtie l’ouverture est d’une courbe flexible et caressante ; elle aboutit à un épisode en ré majeur, bâti sur le thème d’amour et qui passe par des harmonies modulantes d’un effet très réussi. Telle est la préface orchestrale du drame musical qui va se dérouler à nos oreilles ; la réexposition des idées de l’ouverture ainsi que la conclusion sont toutes classiques.

Les chœurs, au début de l’action, en leur mouvement pesant donnent l’impression de la tristesse accablante qui pèse sur Rome. Les scènes suivantes forment un contraste remarquable d’animation. Une belle page à signaler est celle par laquelle le Souverain Pontife fait connaître l’oracle : « Du lion africain, tu briseras la griffe », dans laquelle l’emploi des octaves à l’accompagnement est très curieux et traité de main de maître.

Le deuxième acte est d’une toute autre ambiance : là, c’était le deuil, puis les cris de guerre. Maintenant, c’est le recueillement et la prière. Les chants sacrés des Vestales sont d’une limpidité exquise, d’une transparence de rosée matinale ; puis, la voix du grand-prêtre se fait entendre en un air d’une noble et belle allure : « Vesta, c’est la Patrie. » Enfin, c’est la page du « Rêve de Junia », une de ces pages liliales, d’une pureté mélodique ravissante, avec un accompagnement exquis ; bref, un des gros succès de la partition.

Le troisième acte n’est pas moins séduisant avec son prélude du Bois Sacré, que M. Massenet a bien voulu détacher de sa partition pour Les Annales ; cette page, d’un charme vaporeux, deviendra populaire à l’égal de la Méditation de Thaïs ; elle est une des plus délicieuses inspirations qui soient jamais écloses dans le cerveau de M. Massenet. Je signalerai encore, à cet acte, la chanson de Vestapor, dont le rythme martelé, sauvage, puissant, chante la haine enfiévrée contre Rome. Enfin, c’est dans ce troisième acte que se trouve le superbe duo d’amour. Mais, d’abord, Lentulus évoque le passé ; et c’est là que le thème du Bois Sacré, dont je parlais tout à l’heure, se développe à l’orchestre avec une très curieuse et très heureuse trouvaille locale. Le récitatif est exquis. Dans le duo d’amour, les thèmes significatifs de l’ouverture paraissent soit par progressions, soit enlacés les uns aux autres en un savant contrepoint où la technique du maître est poussée à ses dernières limites.

Très impressionnant, le prélude choral qui se chante dans l’obscurité au cinquième acte ; il clame l’espérance en la victoire que les Romains remporteront sur Annibal. La cérémonie du supplice est d’une poignante émotion, et la musique traduit de façon sinistre le sombre tableau de la nuit qui cache le mystère anxieux d’une exécution fatale. Et avec le jour, avec la lumière du soleil qui resplendit, les fanfares et les chœurs chantent la suprématie de Rome en ode triomphale d’une joie intense.

Telle est, au point de vue musical, cette œuvre qui ne le cède en rien à ses aînées. Par la simplicité de la forme, M. Massenet est encore arrivé à progresser sur lui-même. Roma est bien l’opéra tragique qui glorifie la grandeur païenne de la Ville Eternelle.

Ajouterai-je que l’œuvre abonde en trouvailles orchestrales qui dénotent une maîtrise de plus en plus achevée ?

M. Raoul Gunsbourg a monté l’œuvre de M. Massenet avec ce souci d’art, avec cette intelligence affinée dont il a donné maints exemples. Les décors de M. Visconti, celui du Forum, celui du Bois Sacré, celui du Sénat, celui du Champ Scélérat, – il faudrait les citer tous, – sont d’un pittoresque achevé.

L’interprétation musicale réalise la perfection.

Mme Kousnetzoff a chanté Fausta avec une voix d’un timbre ravissant et avec une expression toujours juste ; il était difficile de réaliser avec plus de grâce ce personnage sur lequel repose le drame. Mlle Lucy Arbell a trouvé, dans l’octogénaire Posthumia, un des plus beaux rôles de sa glorieuse carrière. Son tempérament dramatique, ses attitudes, la noblesse de ses gestes, la puissance émotive de sa voix, lui ont valu un triomphe mérité. Mme Cain-Guiraudon a fait applaudir dans Junia une voix d’un timbre délicieux, au charme très prenant.

Lentulus, c’était le ténor Muratore, aussi beau chanteur que magnétique tragédien lyrique. Le sénateur Fabius, c’était M. Delmas, avec la noblesse de son allure et la majesté de son accent. Le Gaulois Vestapor était chanté par Noté, à la voix superbe, avec des trouvailles de vrai comédien. Enfin, M. Clauzure, un récent prix du Conservatoire, a dit avec ampleur, avec un talent déjà sûr, les belles phrases du Souverain Pontife.

Les chœurs sont de premier ordre ; et l’exécution orchestrale de M. Léon Jehin, souple, colorée, précise, artistique au suprême degré, a contribué au grand, très grand succès de la nouvelle œuvre du maître Massenet.

LOUIS SCHNEIDER

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date de publication : 18/09/23