Première représentation de Roma
24 AVRIL. – Première représentation de Roma, opéra tragique en cinq actes, musique de M. Massenet, poème de M. Henri Cain, d’après Rome vaincue, d’Alexandre Parodi[1]. – N’a-t-on pas coutume de dire que l’illustre compositeur charme surtout ses auditoires par les adorables aveux de l’amour ? Cette fois, il a été tenté par un drame où la beauté du conflit et la grandeur des personnages présentent une gravité, nous dirons même une austérité particulière. Roma, « opéra-tragique », – le maître tient à cette appellation – c’est, respectée d’aussi près que possible par l’adroit librettiste Henri Cain comme par le musicien, c’est la tragédie de Rome vaincue, qu’Alexandre Parodi fit représenter en 1876 au Théâtre-Français. Nous sommes dans la Ville Éternelle, au moment où y parvient la nouvelle des pires défaites infligées par Annibal. Les comices du peuple vont devancer la séance du Sénat. L’effroi est partout, et le sage Fabius a grand’peine à maintenir la discipline. Le tribun légionnaire Lentulus a seul échappé au carnage, et le vient décrire. Il a vu les phalanges romaines écrasées par le nombre, et tous les barbares, du sang jusqu’aux genoux, pousser du pied les cadavres pour se frayer un chemin jusqu’à Rome. Cependant, un bruit sinistre court la foule. Les dieux ne sont pas irrités sans raison. Un sacrilège a certainement été commis. Où ? Dans le temple de Vesta, peut-être. Les augures sont consultés, et le doute n’est plus permis. Les vestales sont amenées et interrogées. L’une d’elles, Junia, une délicieuse enfant de quinze ans, s’accuse. La pauvrette a pris pour un crime son premier rêve d’arnour. La vraie coupable, ce n’est pas Junia, mais Fausta, la propre nièce du sénateur Fabius, la petite-fille de Posthumia, la vieille aveugle. C’est pour revoir sa maîtresse que Lentulus a fui une mort glorieuse. Un seul homme les a vus, d’ailleurs, un esclave gaulois, Vestapor, employé au service du temple, et cet homme ne les trahira pas, car, gagné par la superstition romaine, il s’imagine aussi que les dieux demandent une expiation pour redevenir favorables aux fils de Romulus, et cette expiation, il veut la leur arracher en dérobant à la loi sa victime. Et voilà qu’il tente de faire évader les deux amants par un souterrain creusé sous la ville au temps des Tarquins. Lentulus accepte, Fausta consent ; la porte de fer s’est soudain ouverte, puis refermée sur les fugitifs. Ils sont sauvés. Mais un remords de Fausta la ramène. Elle encore, elle croit que la vengeance céleste demande une proie, et elle vient tendre sa tête au voile noir, le suaire des mortes vivantes. Elle se livre à ses juges, et elle avoue. Ceux-ci la condamnent à travers leurs larmes. Fabius, épouvanté, la repousse ; mais la malheureuse ne veut pas mourir sous sa malédiction ; le vieillard, attendri, lui tend les bras et baise au front la victime. On sait le supplice destiné aux vierges parjures : dans un sépulcre où les attendent une lampe allumée, un vase plein de lait, un lit couvert de deuil, elles descendent et sont abandonnées à l’invraisemblable clémence de la déesse. La terre se referme sur elles et le mystère de la mort les enveloppe. Cependant, l’aveugle Posthunia a tout deviné, ne pouvant rien voir. Elle a senti, entre ses baisers et le front de la coupable, les plis du voile funéraire ; elle a entendu les sanglots, elle a interrogé, elle a appris, elle a supplié, et, n’obtenant ni pitié, ni pardon de ces juges impitoyables, elle a pris enfin une résolution terrible. Pour épargner à Fausta la lenteur d’une agonie effroyable, elle lui apporte, sur le lieu du supplice, auprès de la porte Colline, au seuil du sépulcre, un poignard caché dans ses vêtements. Mais les faibles mains de la vestale sont liées ; elle ne peut saisir le fer libérateur. Posthumia poursuivra sa tâche jusqu’au bout, et, dans une étreinte désespérée, la vieille aveugle ouvre avec le poignard la poitrine de la condamnée. Fausta tombe morte, et aussitôt retentissent des chants d’allégresse ; des fanfares guerrières remplissent les airs, et le consul Scipion paraît, entouré de ses légionnaires. Les dieux, réconciliés avec Rome, lui ont rendu la victoire. Le sujet de Roma, le lieu où se déroule l’action, la nature de certains épisodes ont inspiré à M. Massenet une partition qui prendra – c’était l’opinion d’un juge autorisé, Gabriel Fauré – à côté de ses autres œuvres si nombreuses, une place toute particulière. S’il n’est pas rare de rencontrer, dans Roma, les traits qui caractérisent le mieux l’une des personnalités les plus considérables de la musique dramatique moderne, on y respire cependant une atmosphère de gravité solennelle, presque d’austérité, on y constate un souci d’obtenir des effets de grandeur et de force par l’emploi des moyens les plus simples qui mettront cette noble partition, non pas à la suite, mais en marge de toutes celles qu’a écrites jusqu’ici l’infatigable et glorieux maître. Roma débute par une ouverture dont la forme et les proportions rappellent les ouvertures des opéras du siècle dernier. Mais, dès le premier chœur, où le peuple de Rome pleure la perte de ses armées, dès le vigoureux rappel à Fabius, dès l’intervention du souverain pontife, la véritable physionomie de l’ouvrage se manifeste, et déjà dans la manière dont la déclamation s’appuie presque exclusivement sur des accompagnements à deux parties et quelquefois à une partie seulement, apparaît ce souci de simplicité que signale M. Gabriel Fauré. Le second acte s’ouvre par un prélude doux et grave qui caractérise le culte de Vesta. Puis, au cours de l’interrogatoire que le souverain pontife fait subir aux prêtresses, se produit un épisode charmant : le récit du songe de Junia. Au troisième acte s’élève le conflit qui agite les deux amants ; l’hésitation de Fausta que retient le sentiment de son devoir envers Rome, et l’ardente volonté de Lentulus d’emporter au loin, vers la vie et le bonheur, son amante adorée. M. Massenet a traduit tout cela avec cette véhémence enfiévrée, avec cette persuasive éloquence dont il semble renouveler chaque fois l’expression. Au quatrième acte, la musique reprend son caractère ample et sévère. Fausta est revenue ; son langage est doux et résigné. Mais, maintenant, c’est l’aïeule aveugle qui, devant Fabius accablé, devant les juges dont le fanatisme et le zèle superstitieux vont dicter les arrêts, implore le salut de sa fille, et alors les accents reprennent leur puissance expansive, deviennent toujours plus pathétiques, plus douloureux et plus poignants, jusqu’au moment où, après que s’est déroulée la tragique scène de la mort, retentissent l’éclat des trompettes et les chants de victoire. Ajoutons que les directeurs de l’Opéra ont doté Roma d’une mise en scène somptueuse et vivante : ce sont de très beaux décors que celui du Forum au temps des guerres puniques, celui du Bois sacré, véritable toile de Puvis de Chavannes, celui du Champ scélérat illuminé de lueurs tragiques. L’interprétation est digne de l’œuvre de M. Massenet. Il faut louer hautement la voix idéalement pure de Mme Kousnetzow et ses attitudes harmonieuses dans le rôle de la vestale Fausta ; le tempérament de tragédienne lyrique de Mlle Lucy Arbell, émouvante au suprême degré dans Posthunia, l’aïeule aveugle ; la bonne grâce de Mlle Campredon, sous les traits de l’innocente Junia, où naguère, à Monte-Carlo, Mme Julia Guiraudon apparaissait particulièrement délicieuse, et l’autorité de Mme Le Senne en Grande Vestale. On a fait justement fête au ténor Muratore, un Lentulus d’allure si chaleureuse et si magnifique chanteur ! M. Delmas a trouvé dans Fabius des accents émus. Le baryton Noté chante de sa voix généreuse le rôle du Gaulois Vestapor, et M. Journet est excellent dans le Souverain Pontife. M. Paul Vidal, enfin, chef d’orchestre précis, met tout son cœur, avec toute sa science, au service de l’exquise partition de son cher maître Massenet.
[1] Distribution. – Lentulus, M. Muratore. – Fabius, M. Delmas. – Le Gaulois, M. Noté. – Le Souverain Pontife, M. Journet. – Caïus, M. Carrié. – Un vieillard, M. Rey. – Fausta, Mme Kousnetzoff. – Posthumia, Mlle Lucy Arbell. – Junia, Mlle Campredon. – La Grande Vestale, Mme Le Senne. – Galla, Mlle Courbières.
L’orchestre était dirigé par M. Paul Vidal.
Le 3 mai, Mlle Hemmler chantait le rôle de Junia, aux lieu et place de Mlle Campredon dont le mariage avec le docteur Paul Dardet avait été célébré la veille.
Le 22 juin, où Roma se devait jouer la dernière fois de cette première série de représentations, Mlle Yvonne Gall chantait avec succès le rôle de Fausta créé par Mme Kousnetzoff.
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Roma
Jules MASSENET
/Henri CAIN
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date de publication : 31/10/23