Chronique musicale. Roma
Chronique musicale
Académie nationale de : ROMA, opéra tragique en 5 actes, de M. Henri Cain, d’après Rome vaincue, d’Alexandre Parodi, musique de M. Jules Massenet. – Théâtre lyrique de la Gaîté : NAIL, drame lyrique en 3 actes, poème de M. Jules Bois, musique de M. Isidore de Lara. – Un mot sur la reprise de Don Juan à l’Opéra-Comique.
Roma est, on le sait, la transformation de la Rome vaincue d’Alexandre Parodi, et Rome vaincue était déjà une transformation en tragédie du livret de la Vestale, avec un dénouement plus sombre. En sorte que le souvenir de M. de Jouy plane sur l’œuvre nouvelle, moins dangereusement, d’ailleurs, que celui de Spontini, son immortel collaborateur. Quant à ceux des autres compositeurs italiens qui, au XVIIIe et XIXe siècles, traitèrent le même sujet : Vente, Giordani, Ranzzini, Puccita, Generali, Paciensi et même Bellini et Mercadante, sans parler de l’Allemand Guhr, leurs mânes demeurent confinées dans un silence modeste qu’il convient de ne pas troubler. Revenons à Rome vaincue.
Une vestale a trahi ses vœux ; sa faute et celle de son complice sont encore ignorées. Mais les dieux en ont déjà puni la cité que menace Annibal, successivement vainqueur à la Trébie, à Trasymène, à Cannes. Vesta outragée réclame du souverain pontife le châtiment des coupables. Un artifice dénonce Opimia, nièce du sénateur Fabius. Un esclave gaulois favorise sa fuite et celle de son amant Lentulus ; mais celui-ci une fois en sûreté, Opimia revient se constituer prisonnière, prête à subir l’arrêt qui la condamne à être enterrée vive.
Là se produit une admirable péripétie : Posthumia, une vieille aveugle à peine entrevue jusqu’ici, la propre aïeule de la vestale, la poignarde pour lui éviter l’épouvantable et lente agonie. Et lorsque le corps de la jeune fille a été enseveli dans le caveau et que la scène reste vide, la grand’mère, se dirigeant à tâtons vers la porte du sépulcre, la heurte en prononçant ce vers final :
Opinia, ma fille ! ouvre, c’est ton aïeule !
On le voit, Rome vaincue est une très belle œuvre, héroïque, saine et vigoureuse. C’est du Corneille, mais hélas ! sans le vers de Corneille. De temps à autre cependant, un superbe alexandrin vient à sonner, noble et vibrante fanfare s’efforçant en vain de rallier le troupeau trop nombreux des vers qui boîtent de leur mieux sur leurs douze pattes. Inutile de citer des exemples. Mieux vaut saluer respectueusement la mâle beauté de l’inspiration, si imparfaitement réalisée qu’elle soit en maints passages.
Trente-six ans après l’apparition de cette tragédie – reprise une fois depuis lors sans succès, – mais qui à son aurore bénéficia de la géniale présence de Mme Sarah Bernhardt dans le rôle de Posthumia[1], la voici qui revient, condensée en un livret d’opéra où l’on reconnaît la main experte de M. Henri Cain.
M. Massenet, incomparable « féministe », chantre de la tendresse amoureuse et des langoureux émois, ne fut pas spécialement doué par les bonnes fées qui présidèrent à sa naissance, pour les accents virils de la tragédie, – de quoi l’on s’aperçut bien lorsqu’il écrivit le Cid. Toutefois l’éminent musicien, à force de volonté et d’intelligence, parvient souvent à suppléer aux dons qui lui manquent, et l’auditoire pardonne aisément au défaut de vigueur, en reconnaissance des pages qui l’ont ému et charmé.
La partition de Roma est sobrement écrite, comme l’est celle de la Déjanire de M. Saint-Saëns. Les lignes en sont d’une pureté classique, c’est le style qui convient à la muse tragique. L’ouverture, où apparaissent deux des principaux thèmes de l’œuvre, en indique dès l’abord le caractère, que rien dans la suite ne viendra déparer. Et la seule constatation de cette unité n’est pas un mince éloge.
Je louerai donc la justesse de la déclamation, le mouvement des chœurs, en un mot la « tenue » générale de ce qu’on peut appeler le côté héroïque de la partition, sans pouvoir ajouter cependant qu’aucune de ces scènes si intéressantes puisse mériter cette épithète de « sublime » que M. Henri Cain a si abondamment employée pour en qualifier les accents de ses personnages. Sans doute, c’est de la tragédie cornélienne, si l’on veut, à la condition qu’on sous-entende Thomas et non Pierre Corneille. Et l’on ne peut s’empêcher de songer, avec un sentiment de regret, aux situations analogues traitées par un Glück, un Mehul et – c’est le cas de le rappeler ici – le Spontini de la Vestale !
Mais avec la douceur et le charme, M. Massenet rentre dans son empire, et c’est pourquoi le troisième acte, avec son délicieux prélude où la flûte soupire au-dessus de l’accompagnement ailé des harpes, et avec la scène passionnée qui précède la fuite des deux amants, est vraiment le meilleur de l’ouvrage. Il est à peine besoin d’affirmer que l’orchestration est toujours celle d’un maître, et que, par son coloris, sa sobriété qui n’exclut ni l’ampleur ni ia force, elle peut servir de modèle à nos jeunes contemporains.
Mlle Kousnezoff est une parfaite Fausta (car le librettiste a ainsi nomme l’Opimia de Rome vaincue), qui à la grâce et à la beauté unit une voix charmante et un goût indéniable. Mlle Arbell joue bien mais chante médiocrement le rôle de l’aïeule. M. Delmas est « vieux romain » des pieds à la tête, et M. Muratore prête au personnage de Lentulus toute sa généreuse chaleur. Enfin Mlle Campredon, ainsi que MM. Journet et Noté, complètent cette excellente distribution. […]
René Brancour.
[1] La grande tragédienne était fort entourée par Mlle Dublay et MM. Laroche, Maubant, Chéry, Martel, Charpentier et Mounet-Sully, qui personnifiaient magistralement l’esclave Vestseport.
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date de publication : 21/09/23