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Les études de Thaïs

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LES ÉTUDES DE « THAÏS »

Après bien des péripéties, des traverses, voici enfin que Thaïs va paraître à la rampe. Thaïs, on le sait, est l’héroïne de ce délicieux poème ironique de M. Anatole France, dont la publication commença le jeudi 21 janvier 1892, et qui a fait un assez joli chemin, depuis deux ans à peine.

Mais comment l’idée de mettre en musique Thaïs, avec ses cénobites, ses moines, ses philosophes de la décadence païenne, ses courtisanes plus raisonneuses que passionnées, – comment cette idée vint-elle à M. J. Massenet, dont l’art plutôt mystique, tendre, féminin, ne s’accommode guère en apparence des spéculations de la rhétorique antique ?

Ah ! voilà ! C’est qu’un jour Mme Massenet, ayant lu un article de M. Paul Desjardins, dans lequel, à la suite d’un éloge enthousiaste de l’ouvrage de M. France, le chroniqueur concluait en souhaitant que cette délicieuse Thaïs inspirât quelque musicien, « M. Massenet, par exemple » ; c’est, disons-nous, qu’ayant lu cela et enchantée du rapprochement, Mme Massenet montra la chronique à son mari et lui dit :

— Ne trouves-tu pas qu’en même temps qu’un agréable compliment, il y a là pour toi un excellent conseil ?

Dame, M. Massenet n’est pas long à se passionner. Dès qu’il eut mis le nez dans le livre, il n’eut de cesse qu’il ne l’eût terminé. Il venait de le finir quand, une après-midi, M. Louis Gallet arriva « chez Heugel », comme on dit dans le monde musical.

C’est chez M. Heugel, en effet, que M. Massenet aime à recevoir. Il a un fort joli cabinet, arrangé par son aimable éditeur avec un soin jaloux. Mais, ce cabinet, il ne s’y tient pas toujours. Très épris de mouvement, il va de pièce en pièce dans l’établissement, heureux au milieu de toutes ces piles de musique imprimée, où reposent tant d’harmonies modernes.

M. Gallet venait communiquer au maître le plan entier d’une Thaïs lyrique, sans se douter que le musicien y eût déjà pensé. Séance tenante, le poète lut à MM. Massenet et Heugel le scénario de son poème ; séance tenante aussi, il fut convenu que M. Massenet écrirait Thaïs.

Par exemple, il était un point délicat à aborder. M. Massenet avait été séduit par le style délicieux du livre de M. Anatole France. Il désirait fort tenter de mettre la prose même du conteur en musique. Il la trouvait suffisamment lyrique, cadencée, rythmée, pour qu’il fût possible d’en traduire immédiatement l’expression musicale sans recourir à la versification.

Il reconnaissait néanmoins qu’il fallait arranger quelque peu le poème. Ce fut donc pour M. Gallet l’occasion d’essayer d’une forme inusitée, non point absolument neuve, mais qui n’a pas encore été employée dans le genre du poème d’opéra. On sait que Molière s’en est servi dans Amphitryon, et que Marmontel a écrit les Incas de cette manière, mais on n’a pas encore mis de la musique dessus. À cet égard, Thaïs est réellement une innovation.

Cette forme, ce n’est pas simplement de la prose. C’est une forme de vers d’où la rime est absente, où la strophe régulière n’existe pour ainsi dire pas, mais qui conserve l’hémistiche, qui exclut l’hiatus, où d’ailleurs la coupe de l’alexandrin domine. C’est le vers blanc de Voltaire et de La Motte, que M. Louis Gallet a baptisé d’un vocable grec, de concert avec M. Gevaërt. Il appelle cette forme : poésie mélique.

Donc, ce poème mélique fut promptement terminé. On avait, bien entendu, l’autorisation de M. Anatole France.

Quant à la musique de Thaïs, M. Massenet l’a écrite un peu partout : dans sa propriété à la campagne, au milieu des voyages nécessités par les représentations de ses œuvres, tant en province qu’à l’étranger. Songez donc : durant la dernière saison, on a monté Werther dans presque toutes les grandes villes de France et à Bruxelles, et le maître est allé à peu près partout surveiller les dernières répétitions de son bel ouvrage.

Bref, à force de voyager, de courir de ville en ville, de conduire des répétitions et des premières, M. Massenet termina Thaïs. On ne savait alors si Thaïs passerait à l’Opéra-Comique ou à l’Opéra. Mais M. Carvalho venait de monter Werther, M. Massenet ne voulait point lui donner deux ouvrages dans un si court laps de temps, outre qu’à l’Opéra l’on avait engagé miss Sybil Sanderson pour laquelle le maître a écrit Thaïs ; M. Heugel porta donc la nouvelle partition du compositeur à l’Opéra et les études commencèrent exactement le 1er novembre dernier, sous la direction de M. Paul Vidal, l’un des élèves préférés du maître, l’auteur d’Eros et d’une Sainte Geneviève fort remarquable, l’un des cinq chefs de chant de l’Opéra. Les quatre autres sont MM. Marty, Mangin, Koenig et Letten !

Comme toujours, on commença par faire travailler les chœurs, sous la conduite de M. Léon Delahaye. Les répétitions des chœurs ont lieu dans un foyer ad hoc, l’après-midi, trois fois par semaine, car il est rare que les chœurs répètent les jours de représentation. Cela les fatiguerait.

Bientôt l’on passa aux études des rôles. Lesdites études se font dans divers foyers, plus ou moins grands, situés au deuxième étage des bâtiments de l’administration, où le meuble principal est un excellent piano droit. C’est M. Vidal qui a appris leurs rôles à Mmes Héglon (Myrtale), Marcy (Crobyle), Beauvais (Albine, abbesse), et à MM. Alvarès (Nicias), Delpouget (Palémon) et Euzet (un serviteur). Miss Sybil Sanderson a étudié son personnage de Thaïs avec M. Massenet et avec M. Vidal. Seul, M. Delmas (Athanaël, – le Paphnuce du roman) a travaillé exclusivement avec M. Massenet. Quant aux cénobites : MM. Laurent, Gallois, Idrac, Devriès, Dhorne, Bourgeois, Lacome, Dénoye, Palianti, Perrin, Balas, ils ont travaillé avec M. Delahaye. Pour les rôles appris en double, c’est M. Marty qui a donné leçon à Mlles Marcy et Berthet pour Thaïs, Agussol et Lowents pour Crobyle, Beauvais et Fayolle pour Myrtale, Fayolle pour Albine, ainsi qu’à MM. Bartet pour Athanaël, Vaguet pour Nicias, et Douaillier pour Palémon.

Les répétitions d’ensemble ont commencé en décembre.

Ces répétitions se font désormais dans la rotonde du buffet, qui n’est autre que le pavillon circulaire faisant pendant au pavillon impérial où est installée la superbe bibliothèque de M. Nuitter.

Dans cette rotonde du buffet, on pose sur des tréteaux un plancher surélevé d’environ un mètre, sur lequel on dresse des portants volants formant coulisses, et l’on a ainsi une petite scène tout intime, où les artistes se sentent mieux les coudes, où le travail se fait beaucoup plus vite que sur l’immense scène du théâtre, réservée ainsi pour les répétitions du répertoire, les raccords nécessaires aux artistes prenant possession d’un rôle courant.

*

Les répétitions ont été conduites par M. Gailhard, metteur en scène de premier ordre pour l’opéra ; il en a reçu le brevet de M. Sardou lui-même, quand celui-ci l’a vu diriger les répétitions de Patrie.

À ces répétitions ont assisté MM. Bertrand, Lapissida, Louis Gallet, Heugel et Taffanel. M. Vidal tenait le piano. On n’y a jamais vu M. Anatole France, qui n’est guère allé que deux ou trois fois à l’Opéra pour voir les dessins des costumes et les maquettes des décors, dont il s’est montré enchanté.

Pendant tout ce temps-là, que faisait donc M. Massenet ? M. Massenet ? Mais nous vous l’avons dit, il voyageait, il allait voir le soleil sur la Côte d’Azur, en quelque Beaulieu, il y écrivait la Navarraise, un acte de musique dramatique que Mme Emma Calvé va faire triompher à Londres dans le courant de la season, au mois de juin prochain. Est-ce que nos deux scènes lyriques parisiennes suffiraient à l’activité, à la fièvre de travail du maître ? La Navarraise sera sa troisième œuvre qui verra le jour à l’étranger : Hérodiade à Bruxelles, Werther à Vienne, la Navarraise à Londres.

Entre temps, on répétait en scène, de midi à deux heures, le grand ballet mystique de la Tentation, écrit spécialement pour l’Opéra, et où Mlle Mauri personnifiera la Perdition. Dans ce ballet, Mlle Laus devait personnifier l’âme d’Athanaël, mais on reconnut que cela était trop abstrait, et c’est M. Delmas lui-même qui sera soumis aux séductions de la ravissante danseuse. Dans l’argument du ballet, le pauvre Athanaël souffre bien des épreuves auxquelles la perfide Perdition le soumet, mais au fond, il y a lieu de croire que Mlle Mauri n’embêtera pas M. Delmas, au contraire.

Enfin, nous voilà aux grandes répétitions d’ensemble, sur la scène. Cette fois, M. Massenet est là, dans la salle, debout, près de MM. Bertrand, Heugel, Gallet, Taffanel, qui a la grande partition devant lui et suit, un crayon à la main, prenant notes sur notes. Dans la coulisse, M. Lapissida, M. Gailhard et sa canne. À l’avant-scène, M. Vidal assis au piano.

Les cénobites chantent l’introduction. Puis, voici Athanaël. Il commence, on lui répond...

— Plus d’onction ! Plus d’onction ! s’écrie une voix éloignée. C’est celle de M. Massenet qui a grimpé à l’amphithéâtre où il s’agite fiévreusement.

On tient compte de l’observation et l’on repart...

Mlle Sanderson apparaît à Athanaël. Une symphonie délicieuse accompagne cette apparition.

— Trop fort ! trop fort ! clame de nouveau la voix. De la douceur !

— Où ça ? riposte M. Gailhard en sortant de la coulisse.

— Partout ! réplique M. Massenet apparaissant à son tour au deuxième étage, de la douceur tout le temps, c’est une apparition céleste...

Ainsi se passent les répétitions, d’ensemble. M. Massenet n’a pas besoin de faire de bicyclette pour se donner du mouvement, les répétitions de ses ouvrages lui constituent un exercice suffisamment hygiénique.

Il y a huit jours a eu lieu la première répétition d’ensemble avec les chœurs, au piano ; mardi et jeudi, on a répété généralement à l’orchestre, puis ce soir mardi on répétera généralement en costumes...

Et ensuite ce sera au public à entendre : C’est Thaïs, l’idole fragile..., et à lui de répondre :

Tout passe. L’art robuste
Seul a l’éternité.
Le buste
Survit à la cité.

Cabalette.

Personnes en lien

Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Thaïs

Jules MASSENET

/

Louis GALLET

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date de publication : 24/09/23