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Les Théâtres / La Soirée théâtrale. Thaïs

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Les Théâtres
Opéra : Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, poème de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France, musique de M. J. Massenet.

On a lu avant-hier, dans nos colonnes, l’intéressant article de M. Anatole France, auteur d’un écrit – qui fut un grand succès littéraire – sur Thaïs, comédienne et courtisane égyptienne, qui devint une sainte.

M. Anatole France est à la fois étonné et ravi d’avoir vu tirer de son roman philosophique un drame musical, et sainte Thaïs transformée en héroïne d’opéra est une étrangeté à laquelle il ne s’était pas attendu. La mise au théâtre de son « conte » – ainsi le qualifie-t-il – le surprend d’autant plus qu’il l’avait écrit sans donner d’importance au cadre pittoresque choisi par lui ; il se défend même d’avoir voulu faire une restitution du monde alexandrin et déclare ne point s’être préoccupé de la couleur locale.

Mais M. Anatole France ne sait pas combien librettistes et musiciens sont à l’affût des sujets, ni quelle est l’habileté de quelques auteurs dramatiques – M. Louis Gallet entre autres – à en pratiquer l’adaptation lyrique. Dans Thaïs, il parlait de doute, de tolérance, de pardon, de « vertus douces » ; mais le théâtre et la musique s’emparant de sa création, l’œuvre philosophique a disparu, et le « conte » est devenu un poème chaleureux, passionné, un drame enfin, démentant résolument le titre de « comédie » qui lui est donné sur l’affiche.

Après l’article qu’a fait paraître M. Anatole France, la pièce de l’Opéra peut se raconter en peu de lignes.

Les Cénobites, réunis au bord du Nil, sont en prière. L’un d’eux, Athanaël, revient de mission, le cœur plein de deuil et d’amertume : la ville d’Alexandrie est livrée au péché : une femme, Thaïs, la remplit du scandale de sa vie impure. Athanaël veut partir et conquérir cette âme à Dieu. – « Mon fils, lui dit le vieux cénobite Palémon, ne nous mêlons jamais aux gens du siècle ; craignons les pièges de l’esprit. Voilà ce que nous dit la sagesse éternelle. »

Mais Athanaël voit en songe les hommes, le peuple avili, acclamant dans les théâtres la prêtresse de Vénus, qui se montre nue à leurs yeux : rien ne le retiendra plus. Le Seigneur lui a parlé ; il sauvera Thaïs et la lui rendra pour la vie éternelle. Il part, et les frères, prosternés, prient pour lui, tandis qu’il s’éloigne et disparaît dans les déserts de la Thébaïde.

Athanaël est venu dans Alexandrie. Mêlé à la foule, immobile et sombre, il voit venir à lui Thaïs qui, le fixant avec une câlinerie ironique, lui dit : « Qui te fait si sévère et pourquoi démens-tu la flamme de tes yeux ? Quelle triste folie te fait manquer à ton destin ? Homme fait pour aimer, quelle erreur est la tienne ?… Assieds-toi près de nous, couronne-toi de roses : rien n’est vrai que d’aimer, tends les bras à l’amour ! » – « Ici je me tais, répond Athanaël, mais j’irai, pécheresse, j’irai dans ton palais te porter le salut, et je vaincrai l’enfer en triomphant de toi ! »

Lasse de ses amants du jour, Thaïs est rentrée chez elle, l’âme vide, incapable de trouver le repos. Elle consulte son miroir et lui demande de lui dire toujours qu’elle est belle, qu’elle le sera éternellement. Pourtant, si elle allait vieillir !...À ce moment, Athanaël paraît. Il repousse les ivresses que lui offre la courtisane. – « L’amour que tu connais n’enfante que la honte ; l’amour que je t’apporte est le seul glorieux ! » Il lui parle de la vie éternelle ; peu à peu il la trouble et la fascine et finit par la faire tomber à ses pieds, épouvantée et frémissante. – « Tu vivras la vie éternelle, sois à jamais la bien-aimée et l’épouse du Christ… »

Athanaël a conduit Thaïs, humble et soumise, dans un monastère où des femmes élues vivent dans un parfait recueillement, et il retourne à la Thébaïde. Mais il demeure taciturne et l’âme visiblement troublée. Il se confesse à Palémon : « – Tu sais que j’ai reconquis l’âme de celle qui fut l’impure ; une orgueilleuse joie a suivi ce triomphe, et je suis revenu vers ce désert de paix ! Eh bien, en moi... la paix est morte !... En vain, j’ai flagellé ma chair ; en vain, je l’ai meurtrie ! Un démon me possède ! La beauté de la femme hante mes visions ! » Puis, Athanaël s’endort, accablé, et alors se déroulent les phases d’un ballet pendant lequel de folles séductions sont offertes à ses sens. Mais c’est Thaïs que veut l’infortuné, et, las de la chercher, il retomba inanimé sur sa couche.

Les visions ont disparu, mais de nouveau le ciel s’éclaire subitement, et, dans un rayonnement d’or, Thaïs apparaît, couchée sur un lit de pourpre et entourée de figures séraphiques : c’est le symbole visible de la béatification de la courtisane purifiée et rachetée. Et dans l’ombre, de mystérieuses voix de femmes chantent : « Une sainte est près de quitter la terre, Thaïs va mourir ! » Athanaël, réveillé, répète avec égarement les paroles du chœur ; il s’élance et s’enfuit dans la nuit.

La dernière scène se passe dans le jardin du monastère d’Albine ; Thaïs est étendue, immobile, comme morte, et ses compagnes, agenouillées, prient autour d’elle. Athanaël arrive : écrasé de douleur, il tombe prosterné. Thaïs ouvre les yeux et le reconnaît : – C’est toi, mon père !.. Te souvient-il du lumineux voyage, lorsque tu m’as conduite ici ? – J’ai le seul souvenir de ta beauté mortelle ! – Te souvient-il de ces heures de calme dans la fraîche oasis ? Te souvient-il de tes saintes paroles, en ce jour où par toi j’ai connu le seul amour ? – Quand j’ai parlé, je t’ai menti ! – Et la voilà l’aurore, et les voilà les roses de l’éternel matin ! – Non ! le ciel ! Rien n’existe... Rien n’est vrai que la vie et que l’amour des êtres... Je t’aime !.. » Mais bientôt les forces abandonnent Thaïs, qui expire en disant extatiquement : – « Le ciel !.. Je vois Dieu !.. »

La courtisane repentie est devenue une sainte, et le saint qui l’avait convertie meurt damné.

*

Il est probable que la partition de Thaïs va être l’objet de critiques auxquelles, d’après l’effet de la représentation, le compositeur doit être le premier à s’attendre. M. Massenet a, d’ailleurs, assez souvent trouvé le succès, et il est un artiste d’une trop incontestable valeur pour que la vérité ne lui soit pas due.

Ce que l’on reprochera à l’œuvre nouvelle, c’est, dans son ensemble, de manquer de relief. M. Massenet est tellement maître de sa pensée et de son écriture, qu’il fait toujours la « musique qu’il veut ». On aimerait mieux lui voir commettre de temps en temps quelque grosse erreur, qu’il rachèterait par un de ces élans dont on n’est pas maître. Il y a de ces pages inspirées dans Werther – son chef-d’œuvre peut-être – il ne s’en rencontre pas dans Thaïs, où tout est bien, mais dont aucune partie ne se détache puissamment.

Peut-être aussi la production de M. Massenet est-elle trop hâtive et force-t-il son inspiration à couler trop régulièrement. De là des répétitions de formules dont nous ne lui ferions pas un crime, car qui n’a pas de formules ? – Gounod, Schumann, Wagner lui-même ont les leurs – mais lorsque ces répétitions s’attachent au caractère même de la mélodie, elles arrivent parfois à côtoyer la réminiscence.

Une autre cause, peut-être, a nui à la contexture générale de la partition de Thaïs ; nous croyons qu’elle avait été écrite en vue de l’Opéra-Comique, ce qui expliquerait qu’elle n’a pas toujours l’ampleur de facture qui convient au cadre de l’Opéra, même lorsqu’une pièce, comme Thaïs, n’a que deux personnages principaux.

Malgré ces restrictions, il ne faudrait pas croire que les pages charmantes soient rares dans l’œuvre nouvelle. Le premier tableau tout entier, le repos des Cénobites et la scène d’Athanaël s’éloignant, pendant que les frères prient pour lui, est un petit poème complet et d’une couleur exquise.

Au deuxième acte, le quatuor chanté par Athanaël, Nicias son ami, et les deux provocantes personnes chargées de transformer le Cénobite en un Satrape présentable, est un morceau spirituel et brillant, charmant d’un bout à l’autre.

Le chant alterné de Thaïs et de Nicias : « C’est Thaïs, l’idole fragile », est une délicieuse mélodie.

L’air de Thaïs : « O mon miroir fidèle », est la perle de la partition. La Méditation, qui précède le troisième tableau du deuxième acte, avec son solo de violon, admirablement joué par M. Berthelier, est une page symphonique de premier ordre et qui a fait éclater des applaudissements dans toutes les parties de la salle. Le finale du deuxième acte est développé et intéressant.

Au troisième acte, le retour d’Athanaël à la Thébaïde est d’un coloris poétique impressionnant, Nous aimons peu le ballet, trop long, décousu et confus, mais où les sonorités d’orchestre originales émaillent une multitude « d’échos » dont les motifs sont souvent heureux.

L’ouvrage se termine par la scène du monastère et la mort de Thaïs, une des belles pages que M. Massenet ait écrites : si la partition de Thaïs contenait à chaque acte une scène aussi inspirée et d’une telle émotion, elle serait une œuvre remarquable.

*

Mlle Sibyl Sanderson faisait son entrée à l’Opéra dans le rôle de Thaïs : elle y a été parfaite et presque inattendue : on craignait que sa voix ne fût trop faible pour le vaste espace ; elle a paru s’y développer, au contraire, plus largement qu’à l’Opéra-Comique. La chanteuse a dit avec une coquetterie adorable toutes les capricieuses mélodies de son rôle. Son chant du Miroir a été enlevé avec autant d’esprit que de brio. Quant à la scène de la mort, elle l’a chantée et jouée avec une douceur et une simplicité qui ont causé une profonde impression.

Cette soirée a été un grand succès personnel pour Mlle Sybil Sanderson, qui a été rappelée plusieurs fois avec acclamations.

M. Delmas, chargé du rôle formidable d’Athanaël, l’a composé et chanté en maître et mérite tous les éloges. Nous avons, toutefois, à lui signaler l’exagération d’une qualité dont il ferait presque un défaut : il accentue parfois les paroles avec une affectation gênante. C’est peu de chose à corriger. M. Delmas trouvera d’ailleurs facilement à céder quelque peu de sa belle prononciation à l’Opéra même : les camarades des deux sexes dont on ne saisit pas une syllabe ne sont pas rares dans la maison.

M. Alvarez et mesdames Marcy et Héglon ne paraissent qu’au deuxième acte et s’acquittent fort agréablement du peu qu’ils ont à faire. Nous citerons aussi comme très convenables : M. Delpouget, dans le petit rôle du vieux cénobite Palémon, et mademoiselle Beauvais, dans celui de l’abbesse, au dernier tableau.

Mademoiselle Rosita Mauri représente le personnage de la Perdition ; elle ne réussit pas à séduire Athanaël, dont la longue robe noire attriste singulièrement le ballet, mais elle charme le public qui l’applaudit à tout rompre.

La partition renferme plusieurs préludes et diverses autres pages symphoniques que l’orchestre, sous la direction de M. Taffanel, a exécutés avec un soin précieux et une réussite complète : ces intermèdes ont été un des éléments d’intérêt de la soirée.

Charles Darcours

La Soirée Théâtrale
THAÏS

La première de Thaïs n’a pas eu lieu hier soir, comme on le croit généralement, mais mardi, sous le pseudonyme de répétition générale.

C’est la mode nouvelle, et ces avant-premières de l’Opéra sont extrêmement recherchées. Elles le sont surtout par les gros bonnets de la politique qui, tenant les cordons de la bourse budgétaire, y revendiquent les belles places – baignoires ou loges de 1er rang – et par les abonnés qui, en vertu d’un droit problématique et terriblement abusif, réclament le même privilège.

En sorte que les pauvres auteurs, leurs familles et leurs amis se trouvent relégués dans ces zones excentriques où les lorgnettes qui se respectent – j’entends les jumelles Flammarion – ne se lèvent jamais.

Les choses se sont ainsi passées à la répétition générale de Thaïs. Or M. Massenet n’a pas cru de sa dignité de passer sous ces fourches caudines tout à fait arbitraires ; et il a refusé le « service » sans doute abondant, mais de qualité médiocre, qu’avaient mis à sa disposition les directeurs de l’Opéra.

Et M. Massenet a bien fait.

À cela les directeurs de l’Opéra répondent : « Nous sommes théâtre subventionné, et, comme tel, tenus de subir la tyrannie des politiciens, qui votent notre subvention, et, les exigences de nos abonnés, qui font bouillir notre marmite. »

L’argument est faible. Le Théâtre-Français et l’Opéra-Comique jouissent aussi d’une subvention ; ils ont aussi des abonnés ; et je ne sache pas qu’ils se tiennent pour astreints aux mêmes servitudes.

Il n’y a pas, d’ailleurs, dans le cahier des charges de l’Opéra, ombre de clause qui, en dehors de l’avant-scène présidentielle, de la loge du ministre des beaux-arts et de celles des deux préfets, lie MM. Bertrand et Gailhard envers les mamamouchis politiques. Quant aux abonnés, ils leur doivent un nombre déterminé de représentations par an, et c’est tout. Rien ne les engage pour les répétitions générales, qui sont, au surplus, d’institution plutôt récente.

À défaut de droits précis, on invoque la tradition. Mais les traditions sont faites pour qu’on y passe outre, surtout lorsqu’elles sont contraires à l’équité. Et, celle-là l’étant au premier chef, il faudra bien qu’on finisse par y passer outre.

L’incident est clos... pour cette fois. Venons à Thaïs..

Cette histoire, messieurs les juges, sera brève...

Thaïs, en effet, se résume tout entière en Mlle Sibyl Sanderson, dont la musique de Massenet semble avoir eu pour seul objectif d’idéaliser – j’allais dire d’izeyliser – les splendeurs plastiques. Jamais cette admirable personne ne s’était produite sous des dehors plus séduisants, jamais, sauf dans Phryné peut-être, elle n’avait fait de ses charmes une plus capiteuse exhibition. Mon voisin de stalle l’a définie : « Un délicat amas de rose et de nu ! » Quelque chose comme un des beaux marbres teintés de Gérôme.

On conçoit que l’austérité cénobitique de M. Delmas se fonde au contact de tant et de si rares beautés offertes. L’excellent artiste s’est révélé mime de premier ordre dans l’intermède chorégraphique où Rosita Mauri, pour damner ce nouveau saint Antoine, dépense ses sourires et ses jetés-battus les plus aguichants. Il avait été question, à l’origine, de Mlle Laus pour servir de Sosie au solitaire de la Thébaïde. Elle devait personnifier l’âme d’Athanaël, et certes jamais âme n’eût été mieux logée. Mais cette substitution aurait pu prêter à de plaisantes équivoques. Il eût fallu, pour la vraisemblance, que Mlle Laus se mît une barbe ; et une âme à barbe, c’eût été hardi. On se résigna donc sagement à la réserver pour une autre création moins... rébarbative.

Je parlais tout à l’heure de la fragilité des traditions. Les meilleures se perdent. Jadis, quand le bon Colleuille avait jeté par-dessus la rampe les noms du musicien et du librettiste, il y jetait celui des peintres-décorateurs. Cette fois, il a passé les peintres-décorateurs sous silence. Est-ce consigne ? Est-ce oubli ? Si c’est une consigne, violons-la. Si c’est un oubli, réparons-le. Les décors du premier et des deux derniers tableaux sont de Jambon ; les autres sont de Carpezat...

C’est doux de rendre justice.

Un Monsieur de l’Orchestre.

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Jules MASSENET

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Louis GALLET

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date de publication : 24/09/23