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Académie royale de musique. Robert le Diable

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ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation de Robert le Diable, opéra en cinq actes, paroles de MM. Scribe et Germain Delavigne, musique de M. Meyerbeer, décorations de M. Cicéri.

Nous sommes à Palerme ; voici devant nous la ville jetée en amphithéâtre sur une montagne qui se mire dans les flots ; sur la rive, de riches tentes armoriées et une troupe de chevaliers qui se livrent en chantant aux joies du festin. Entre Robert, appuyé sur son mystérieux ami Bertram, Bertram qui lui a sauvé la vie, et depuis s’est attaché à lui comme son ombre ; Bertram, au sourire de Méphistophélès, toujours empressé d’offrir à son bouillant compagnon ses sataniques conseils ; son mauvais génie, enfin.

Un tournois qui doit précéder le mariage de la princesse de Sicile a rassemblé cette brillante élite de chevaliers.

Mais voici une bonne fortune pour l’oisiveté de ces nobles hommes. Un pèlerin ! Pèlerin, dis-nous les aventures. Et l’enfant de la Normandie raconte la lamentable histoire de Robert, son duc, que ses sujets ont banni de ses états, fatigués de sa tyrannie ; et l’assemblée apprend que le duc déchu n’est rien moins que le fruit des amours d’un démon avec la princesse Rosalie ; récit que les chevaliers accueillent avec de grands éclats de rire, mais qui allume l’indignation de Robert. Qu’on arrête, s’écrie-t-il, un vassal insolent ! je suis Robert, je suis duc de Normandie. Le pèlerin va être pendu, quand sa jeune fiancée Alice accourt heureusement à son aide ; Robert reconnaît en elle sa sœur de lait, la compagne de son enfance. Il lui accorde la grâce du pauvre diable, défend la jolie fiancée contre les lutineries de messeigneurs les chevaliers, fort affriandés de sa gentillesse, et resté seul avec elle, il l’interroge sur le but de son pèlerinage. Alors il apprend la mort de sa mère, et reçoit des mains d’Alice une lettre que l’infortunée duchesse lui a adressée de son lit de mort ; mais il n’ose la lire, il ne se sent pas digne d’entendre les dernières volontés de sa mère ; épris des charmes de la princesse de Sicile, il l’a délaissée pour poursuivre de coupables plaisirs. Alice le console, reprend la lettre de Rosalie quelle lui remettra plus tard, et se charge de porter à son amante un message qui désarme sa colère.

Bertram n’abandonne pas longtemps son ami aux salutaires impressions qu’il vient de recevoir : il l’entraîne vers des tables de jeu autour desquelles sont groupés les chevaliers, et là, en un instant, Robert perd son or, sa riche vaisselle, ses coursiers et ses armes ; ses armes, sa parure de tournoi.

Mais qu’il y a d’indulgence dans le cœur d’une amante ! Isabelle a reçu d’Alice la lettre de son infidèle chevalier : elle consent à le voir, lui pardonne, et l’arme de ses mains pour la fête guerrière qui s’apprête. Robert cependant n’y doit point paraître. Au moment où les chevaliers se réunissent, où la lice va s’ouvrir, voici qu’un écuyer vient le défier au nom de son maître, le duc de Grenade ; le sort des armes décidera entre les deux rivaux. Robert accepte le défi, et vole dans la forêt où le duc de Grenade doit l’attendre. Mais ce défi n’était qu’un stratagème inventé par Bertram pour éloigner Robert du tournoi, l’empêcher de reconquérir ses droits à la main de son amante, et l’entraîner plus avant dans l’abîme qu’il creuse sous ses pas.

Furieux, désespéré, le duc de Normandie s’adresse à son conseiller ordinaire. Comment se relever de cette chute nouvelle ? comment ressaisir le bonheur et la fortune qui semblent fuir devant lui ? Tu l’apprendras, dit Bertram, cette nuit, aux ruines de la vieille croix. Robert promet de s’y rendre.

Au milieu d’un site sombre et sauvage, s’élèvent les débris d’un antique édifice, près duquel une croix de pierre offre à la vénération des fidèles l’image de la Madonne. C’est là que Bertram vient attendre Robert. Lieu maudit ! Entendez-vous les éclats de rire de Satan qui réclame sa proie, et les hurlements de sa cour infernale ? Ils m’appellent, dit Bertram, et il s’en, fonce sous les ruines. 

C’est dans ce même lieu qu’Alice a donné un rendez-vous à son fiancé Raimbaud ; mais elle l’y attend en vain. Bertram a rencontré Raimbaud, l’a séduit par le don d’une bourse d’or, assaisonné de ces sages conseils qu’il prodigue à Robert, et le bon Normand, enchanté de cette nouvelle morale, n’a pas voulu perdre un moment pour la mettre en pratique. Pendant qu’Alice l’appelle et se dépite d’être arrivée la première, un bruit affreux vient la glacer d’épouvante ; elle essaie de fuir, mais la peur enchaîne ses pas, elle tombe aux pieds de la croix. Bertram, les cheveux hérissés, sort de l’antre infernal ; il vient d’entendre son arrêt : s’il ne livre pas à l’enfer, avant minuit, l’âme de Robert, il faut que lui-même lui appartienne. Au milieu de son désordre, il aperçoit Alice ; et redoutant d’avoir été entendu par elle, il la menace, si elle dit un mot à Robert, d’accabler de son courroux son fiancé et son vieux père. La pauvre fille, tremblante, balbutie un serment, et s’échappe toute éperdue.

Voici Robert qui vient, sans peur, chercher le secret promis par Bertram. Écoute, lui dit le réprouvé, il est près de ces lieux une abbaye frappée de la vengeance céleste. Dans le cloître des tombeaux est un rameau vert, qui doit assurer à son possesseur la fortune et l’immortalité. Oseras-tu le ravir ? — Mais c’est un sacrilège, s’écrie Robert. — Ah ! tu frémis déjà répond en ricanant Bertram. — J’irai.

La nuit est déjà avancée, et la triste lumière de la lune éclaire les sombres arceaux du cloître. Sur des tombeaux épars, on voit, étendues et les mains jointes, les images des religieuses. Bertram, au nom des puissances infernales, leur ordonne de se ranimer, et à sa voix les pierres des sépulcres se soulèvent. De tous côtés, à travers l’obscurité du cloître, glissent des formes fantastiques, et puis commencent de folles joies, et l’orgie au milieu des tombeaux. À l’approche de Robert tout s’évanouit ; il s’avance vers le rameau mystérieux : mais l’ombre montée de sa mère s’élève devant lui. Il recule épouvanté, tout à coup il se voit entouré d’une troupe folâtre de jeunes filles aux danses légères, aux tuniques plus légères encore que leur danse ; elles le couvrent de vin et de caresses, triomphent de son effroi, et le rameau vert est enfin en son pouvoir. À l’instant un vertige diabolique les saisit tous : la ronde bruyante et sifflante tournoie, comme en délire, entre les noirs piliers et autour des tombeaux. C’est l’allégresse de l’enfer, l’ivresse du sabbat. Robert échappe avec peine aux anneaux vivants qui le pressent de tous côtés ; enfin, il disparaît.

C’est vers le palais de la princesse de Sicile qu’il porte ses pas ; la vertu du magique rameau plonge dans le sommeil tout ce qui tente de s’opposer à son passage. Il pénètre jusqu’à Isabelle, et rempli des feux de l’enfer, il l’effraie des emportements de sa passion : il va céder à sa brutale ardeur mais les pleurs, les prières de son amante fléchissent enfin sa rage ; il brise le rameau funeste, tire son épée, et se jette au milieu des chevaliers et des gardes, qui le chargent de fers. Mais Bertram le délivre et le conduit dans une église, asile respecté, où la rigueur des lois ne saurait l’atteindre. Là, pressé par son destin qui va s’accomplir, il découvre à Robert le secret de sa naissance, l’arrêt affreux qui pèse sur lui ; il le conjure de se dévouer pour sauver son père. Robert, partagé entre la tendresse et l’horreur, consent enfin à l’échange proposé par Satan, et il va se donner à lui, quand retentissent tout à coup les sons majestueux de l’orgue : la cérémonie sacrée commence ; on respire l’odeur de l’encens ; Alice vient annoncer à Robert que la princesse de Sicile oublie toutes ses erreurs et qu’elle l’attend à l’autel : en même temps, elle lui remet la lettre de sa mère, ce dernier acte de sa volonté, par lequel elle lui ordonne de fuir les conseils de Bertram. Qui triomphera, du ciel ou de l’enfer ? Minuit sonne ; Bertram est englouti dans l’abîme, et Robert, rendu à la vertu, va recevoir au pied de l’autel la main de son amante.

On voit que si ce poëme présente quelques invraisemblances, en revanche il renferme des situations dramatiques et des contrastes heureusement disposés, qui offraient de riches ressources au compositeur. M. Meyerbeer en a tiré un admirable parti. Son œuvre réunit tous les genres de mérite, et atteste une étonnante flexibilité de talent ; naïf et gracieux dans la ballade du premier acte, il s’élève jusqu’au sublime dans le trio qui termine le cinquième acte. Dirons-nous que deux de ses motifs ont rappelé les couplets de Masaniello, au deuxième acte de la Muette, et le chœur des chevaliers d’Avenel dans le Dame Blanche ? Nous n’aurions pas même mentionné ces réminiscences involontaires, si nous n’avions entendu plusieurs personnes, enchantées de leur mémoire musicale, en parler, comme de choses importantes.

Ce qui est bien réellement à M. Meyerbeer, ce qu’aucun puriste ne lui disputera, c’est cette facture large et franche que Marguerite d’Anjou et il Crocciato nous avaient déjà révélée : il est impossible de citer un duo mieux posé, mieux développé que celui de Lafont et Levasseur au troisième acte : Ah ! l’honnête homme ! Et c’est cette clarté avec laquelle les motifs s’enchaînent, cet art de déguiser les richesses de l’harmonie sous la simplicité du dessin mélodique, qui assurera à Robert-le-Diable un succès de vogue, un succès que tout le monde voudra faire parce que chacun trouvera dans cette gigantesque partition à comprendre et à admirer. 

L’étendue que nous avons déjà donnée à cet article nous empêche d’entrer dans les détails convenables sur le mérite musical et d’analyser la partition comme nous avons analysé le poëme. Nous y reviendrons plus tard, et après une seconde audition. 

Dès le premier jour, nous avons constaté l’immense succès qu’elle avait obtenu, et chaque représentation nouvelle ne fera que l’affermir. 

Nourrit et Levasseur ont joué et chanté avec leur talent et leur verve accoutumés ; Mme Cinti a eu des inspirations très dramatiques, et aux charmes de sa voix, toujours d’une pureté irréprochable, elle a joint, dans le grand air Grâce ! grâce pour toi-même et pour moi ! une sensibilité d’expression que nous ne lui connaissions pas encore. Mlle Dorus a été ravissante : au troisième et au cinquième actes, elle a déployé une puissance de moyens extrêmement remarquable : naïveté, sentiment, pathétique, toutes les richesses de l’art dramatique étaient là. En résumé, tous les rôles ont été bien remplis, parce que la distribution en avait été faite avec intelligence. 

Les décors font le plus grand honneur au pinceau de M. Cicéri ; on a distingué surtout le palais du deuxième acte et le cloître de l’abbaye, éclairé de la lumière de la lune. 

Mlle Taglioni, perfection jetée au milieu de tant de perfections, a été admirable comme à l’ordinaire, seulement un peu trop angélique pour une damnée. 

D. 

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Compositeur

Giacomo MEYERBEER

(1791 - 1864)

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Robert le Diable

Giacomo MEYERBEER

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Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE

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date de publication : 22/09/23