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L'opéra moderne et M. Saint-Saëns

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L’OPÉRA MODERNE et M. Saint-Saëns

Le Timbre d’argent a été représenté hier au Théâtre-Lyrique. C’est de cette représentation qu’on pourrait dire, sans ombre de banalité, qu’elle était impatiemment attendue. Toute sorte de motifs s’unissaient pour aiguillonner la curiosité générale. M. Camille Saint-Saëns est, dans te monde de l’art, une personnalité des plus saillantes. Si ses doctrines musicales sont discutables, son talent, ses convictions, son caractère d’artiste ne le sont à aucun degré. La science profonde et la bonne foi ardente de ses partis-pris imposent non pas seulement le respect, mais la sympathie. Nulle œuvre indifférente ne saurait tomber de sa tête sur son papier. C’est, en somme, un de ces musiciens pour ou contre lesquels on se passionne, et que leurs adversaires n’honorent pas moins que leurs partisans. Passé maître dans la symphonie de concert, pour la première fois il abordait sérieusement la scène. Quelle figure allait-il y faire ? Quel fruit y allaient produire ses théories ? Voilà ce que tout le monde brûlait de savoir.

Le nouvel ouvrage, on l’a déjà dit, a dès longtemps sa légende. Écrit il y a quatorze années pleines, il a pèleriné de théâtre en théâtre, se heurtant, ici, aux épouvantes des directeurs et, là, ne pouvant entrer dans la gorge étroite des ténors ou dans la mémoire des barytons. Les gens bien informés assuraient que les pages de M. Saint-Saëns seraient le cimetière des voix qui se risqueraient à les conquérir elles étaient les sables mouvants du Mont-Saint-Michei de la musique. On ne parlait pas encore de l’orchestration, en ce temps-la, cette orchestration inextricable dont on a tant parlé depuis ; mais l’effrayante légende n’en avait pas moins cours lorsque M. Albert Vizentini fut nommé directeur du Théâtre-Lyrique. Lui, jeune et hardi, n’eut peur de rien il crut de son honneur d’attacher le nom de Camille Saint-Saëns aux souvenirs de sa direction et reçut le Timbre d’argent comme il avait reçu Dimitri : et Paul et Virginie, ces deux œuvres applaudies déjà, comme il avait reçu le Bravo, la Courte Échelle, la Clef d’or, ces nobles partitions présentement à l’étude, et que nous applaudirons avant la fin de la saison. Dans l’espace d’une année, six opéras inédits auront ainsi vu le jour de la rampe sur une seule scène. M. Vizentini a bien mérité de l’art français !

Mais tandis que l’on répétait le Timbre, la légende essayait de se rajeunir et de faire prévaloir ses dires. Des bruits singuliers transpiraient des coulisses. On racontait qu’un nombre fabuleux de chanteurs avaient été engloutis vivants dès leurs premiers pas dans leur rôle. Les sables mouvants voulaient décidément leur proie.

Un ténor, plus heureux que les autres, M. Léon Blum, n’avait pu se soustraire au sort de ses devanciers que grâce aux engins de sauvetage de l’école Wagner, qui lui sont familiers. Puis était venu le tour de l’orchestre. A la quinzième répétition, les maîtres instrumentistes que dirige M. Danbé se perdaient encore dans le dédale des rhythmes et des harmonies, à la poursuite de sonneries qui les fuyaient. Quelques-uns inclinaient à penser que cette acharnée poursuite constituait l’attrait promis par le titre de l’œuvre. Le Timbre d’argent s’intitule, comme on l’a pu voir, opéra fantastique. Enfin, pour parler net, on n’arriverait jamais à la première représentation.

Ces bruits, à vrai dire, n’étaient point faits pour refroidir la curiosité. Aussi s’échauffait-elle de plus en plus à mesure qu’on approchait de la date annoncée pour cette révélation prétendue impossible. J’ai rarement vu couloirs plus animés que ceux du Théâtre-Lyrique avant le lever du rideau, avant-hier. C’était un incroyable va-et-vient de conversations, un chassé-croisé d’ironies et d’enthousiasmes avant la lettre. Critiques et dilettanti étaient en attente de quelque chose. On peut croire que les belles dames en riches toilettes qui s’épanouissaient dans les loges comme d’éclatantes fleurs n’eussent pas pour beaucoup cédé leurs places en cette fête austère.

Fête austère, en effet, et même très austère. M. Saint-Saëns n’a aucune tendresse pour ces mélodies qu’on chantonne en sortant et dont les échos de la rue s’emparent. Il se fait de l’opéra un grave idéal qu’il s’efforce d’atteindre, sans nulle concession aux préjugés de la foule. La musique est, pour lui, la grande voix de l’épopée moderne. Elle a, par essence, un pied dans le réel et l’autre dans le surnaturel, et agite également au-dessus de ces deux terrains le large éventail de ses ailes d’ange. Qui dira où le surnaturel commence, où la nature finit ? Est-ce que les fantaisies les plus subtiles de nos imaginations ne peuvent pas avoir une réalité ? Qui l’oserait affirmer ? Savez-vous si nous ne sommes pas entourés d’êtres invisibles, de séraphins, de follets, de démons, de fées, de sylphes, comme il vous plaira de les nommer, qui se montrent à nos esprits sous forme, de rêves où y glissent ces mystérieuses suggestions qu’on nomme des sentiments ? L’influence d’un monde inconnu, mystique, pèse peut-être sur nous à toute heure, à toute minute. C’est la ce que sent poète, mais que seul peut rendre le musicien. Il enfonce dans les profondeurs du rêve la pensée de ses auditeurs, mais sans l’arracher à la terre. Il l’intéresse aux joies ou aux douleurs, aux espérances ou aux effrois, de personnages qu’il crée de toutes pièces et pétrit de la chair de ses inspirations, et ces personnages expriment très positivement l’épopée humaine telle qu’elle est, avec ce perpétuel influx de l’infini qui la fait plus rayonnante.

Voila pourquoi l’auteur du Timbre d’argent, d’accord avec Berlioz et avec Wagner, n’admet pas un poëme d’opéra où aucune part n’est laissée au mythe, à la légende, à l’indécis, à ce je ne sais quoi de supérieur à l’humanité qui est dans l’homme. Une certaine reculée poétique est nécessaire aux héros de la scène lyrique, afin que nous puissions voir leur vie jusque dans ses racines. D’aucuns s’imaginent qu’il suffit de mettre en vers un drame historique pour en faire un excellent poëme d’opéra. Essayez donc de faire chanter Louis XIV, Richelieu ou Napoléon, tous trois héros incontestés de drame. Rien au monde ne serait plus grotesque. Ces grands hommes sont trop près de nous, trop précis dans nos mémoires. Le son de leur voix est encore dans nos oreilles notre faculté créatrice n’a pas prise encore sur eux nous ne pouvons raisonnablement leur prêter des chansons. Et le musicien choisira de préférence les figures qui apparaissent pensives dans le lointain des âges, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Robert le Diable, ou celles-Ià qui surgissent du profond des songes, comme la statue du Commandeur

L’opéra moderne a conquis la symphonie : très belle conquête qui ajoute singulièrement à sa force ancienne. La symphonie, c’est ce chant qui sort des choses, même muettes. La nuit est muette, et pourtant elle suspend je ne sais quels rhythmes dans la pensée. Des voix s’exhalent de partout en ce monde, parce que partout il y a des âmes. La symphonie recueille ces voix éparses, ces chansons répandues dans l’air ainsi que des fils de la Vierge. Le compositeur les noue ensemble, les trame, ces fils divins, et il en fait le tapis enchanté sur lequel marchent les êtres jaillis de son cœur d’artiste. C’est par la symphonie qu’il explique le secret de leurs actions, qu’il nous fait comprendre nettement ce qui les impressionne et agit sur eux. Ce tapis délicat qu’ils foulent, à chaque pas, ils le modifient par leurs propres émotions. Là-même est un des traits de génie de Richard Wagner. Son orchestration, du commencement à la fin de ses opéras, roule sur un certain nombre de thèmes expressifs et caractéristiques qui reparaissent sans cesse, se développant, s’entre-mêlant, variant leurs accents, s’assouplissant, en un mot, à toutes les situations qu’ils doivent commenter.

M. Saint-Saëns use autant qu’il peut, et souvent admirablement, de ce moyen d’expression nouveau. Sous ce rapport, sa tentative du Timbre d’argent est de beaucoup la plus intéressante et la plus forte qui ait été faite depuis les Troyens d'Hector Berlioz. Je ne nie pas qu’il n’y ait parfois abus d’orchestre, et que la mélodie n’ait trop fréquemment le cou serré dans les lacets de l’accompagnement concertant, mais, je l’avoue, pour aujourd’hui, cela m’est égal. Ôtez l’abus, c’est-à-dire supposez un mélodiste qui soit en même temps un symphoniste, et vous aurez forcément des chefs-d’œuvre sans rivaux de musique dramatique. Il reste, par conséquent, cette vérité que notre jeune école est en voie droite elle travaille, à l’heure qu’il est, pour l’homme de génie qui lui naîtra et dont les consciencieux savants, comme M. Saint-Saëns, préparent l’avènement.

Je devrais à présent, pour être complet, vous résumer l’intrigue du Timbre d’argent et vous en signaler les morceaux les plus importants ; mais cette chronique est déjà bien longue, et il faut que je me hâte vers la fin. On voit au premier acte un jeune peintre torturé par la fièvre, avec un amour fatal au cœur : l’amour d’une ballerine affolée d’or, dont il a peint le portrait. Dans le délire de son accès, il croit voir cette désirée descendre de son cadre et l’entourer de deux bras de flamme. Un diable rouge, de l’autre côté, lui fait présent d’un timbre dont chaque tintement tuera une personne et le fera rouler sur des trésors. Il frappe sur ce timbre, et le père de sa fiancée meurt, mais il pleut de l’or à flots dans sa chambre. Et le voilà l’amant de la ballerine, menant la vie splendide. Cependant ses ressources s’épuisent et le diable et la danseuse le poussent à s’adresser au timbre une seconde fois. Et, cette fois, c’est son meilleur ami qui meurt et dont le spectre le suit dans ses plaisirs jusqu’au moment où il s’éveille, guéri de son terrible mal. Toute cette lugubre histoire n’était qu’un cauchemar.

Le compositeur a fait de ce drame bizarre, dont le défaut est de n’être pas parfaitement clair, une sorte de Freischütz de sa façon, où le sinistre, le mystérieux alternent ou même se superposent au doux, au gracieux, au réel. Il y a de tout dans sa partition des trouvailles superbes, comme la mascarade du troisième acte ; d’amples phrases semées çà et là ; des coins bleus de mélodie comme le Demande à l’oiseau qui s’éveille, si bien murmuré par M. Caisso ; de brillantes fantaisies, par exemple, la Chanson napolitaine, vocalisée vaillamment par M. Melchissédec au second acte ; des pages monotones où l’on n’entend rien que des frissonnements d’archets, des frémissements de hautbois et de flûte, des susurrements de basson et des ronflements de trombone, courant des idées indistinctes, témoin le finale de l’Apparition, que n’aime pas, et des airs de ballet délicieux.

On y trouve même une romance d’album, Le Papillon et la Fleur, et, ce qui est plus curieux dans cette partition de sang germanique, tout un trio, au troisième acte, d’une tournure italienne. Mais j’aurais mauvaise grâce à appuyer sur les défauts d’une œuvre où les qualités sont mille fois plus nombreuses et éclatantes. Une seule audition ne suffit pas, du reste, pour se rendre un compte exact de toutes les intentions du compositeur. Les doubles croches, en quittant la salle, me dansaient dans les oreilles, ainsi que les féeriques décors et les costumes rutilants me blessaient encore les yeux. J’ai dit l’effort de M. Saint-Saëns d’autres ont dit les magnificences de la mise en scène. Je n’ai rien à ajouter, sinon que cette audacieuse représentation fait grand honneur au Théâtre-Lyrique.

Mais comme il convient toujours de terminer par une méchanceté, qui fasse pardonner au critique les franchises de sa bienveillance, je répéterai, avant de signer, ce bien joli mot, qu’a dit notre spirituel confrère des Débats, Reyer, en sortant du théâtre : « C'est très bien, mais cela manque d’inexpérience ! »

Fourcaud.

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(1851 - 1914)

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date de publication : 31/10/23