Aller au contenu principal

La Soirée parisienne / Bruits de coulisse. Le Timbre d’argent

Catégorie(s) :
Éditeur / Journal :
Date de publication :

La Soirée parisienne
LE TIMBRE D’ARGENT AU THÉATRE-LYRIQUE.

Il a enfin sonné son premier coup, ce Timbre d’argent si impatiemment attendu.

L’histoire du Timbre d’argent est une véritable épopée. Il a dû être joué lors de la dernière Exposition universelle, vous voyez que cela ne date pas d’hier. Pris à l’improviste, en 1867, M. Camille Saint-Saëns écrivit la partition en deux mois.

L’opéra ne fut pas représenté : le compositeur ne put le caser nulle part ; si bien que le Timbre d’argent a failli, coïncidence bizarre, n’être joué que lors de l’Exposition de 1878.

Voyez pourtant à quoi un musicien est exposé !

Apportée en premier lieu et presque imposée à l’ancien Théâtre-Lyrique, elle resta dans les cartons parce que Monjauze avait refusé le rôle.

Plus tard, Achard à l’Opéra-Comique, puis Salomon, je crois, à l’Opéra, n’en voulurent également point.

Reçue enfin par M. Albert Vizentini, M. Camille Saint-Saëns se croyait à la fin de ses déboires. Hélas ! la déveine continua.

M. Duchesne tomba malade aux premières répétitions. Quel ennui ! c’était le ténor de grâce rêvé par les auteurs.

Le rôle fut confia à un ténor de force, M. Eyrand, qui possédait une belle voix, mais n’était pas suffisamment musicien, si bien qu’au bout de treize leçons, un chiffre fatidique, il ne savait encore que le premier acte.

On ne se découragea pas cependant : deux leçons encore furent données au ténor mais, à mesure qu’il apprenait le second acte, il oubliait le premier.

Vizentini l’envoya achever son éducation musicale en province, et tout dernièrement le rôle de Conrad fut définitivement distribué à M. Léon Blum, qui l’a créé hier.

Encore a-t-il failli lui être retiré, au dernier moment, parce qu’on ne le trouvait pas assez comédien. M. Blum s’est rattrapé de sa gaucherie par le chant et s’est vu redemander la romance du troisième acte qu’il n’a pas bissée, nous ne savons trop pourquoi.

Quelle grave question, entre nous, par le temps qui court !

M. Reyer est comme fut M. de Saint-Saëns : il ne trouve pas de ténor pour la Statue et, chose curieuse à noter, le Timbre d’argent et la Statue étaient les deux pièces qui devaient ouvrir le nouveau Théâtre-Lyrique. Cela était décidé, longtemps avant que l’on songeât même à Dimitri.

Les décors de ces opéras ont été apportés les premiers dans le magasin.

Ceux de la Statue servent à M. Vizentini lorsqu’il veut consoler M. Reyer. Il fait descendre tout un tableau sur la scène et dit au désespéré :

— Vous voyez que je m’occupe de vous.

Et M. Reyer de s’en aller content.

Les décors du Timbre d’argent sont tous de M. Fromont.

Le premier acte se passe dans l’atelier du peintre Conrad. Décor fort simple, s’ouvrant par un large vitrage situé au fond du théâtre. A gauche, en pan coupé, un tableau représentant une aimée, dont le cadre s’ouvre et s’agrandit pour laisser voir l’apparition : Fiametta, la danseuse vivante, dans le costume où l’artiste l’avait peinte sur sa toile.

Le deuxième acte est à trois transformations. Nous voici, au premier tableau, dans la loge de l’étoile de la danse, au grand théâtre de Vienne, un merveilleux boudoir tendu de satin bleu avec cordelières d’or.

Ce coquet intérieur disparaît subitement pour faire place à une vue du Grand-Théâtre de Vienne, prise de la scène au finale du ballet.

On a fait nombre de fois ce tableau, mais au Théâtre-Lyrique il est particulièrement réussi.

La fin du deuxième acte nous transporte dans un palais splendide, dont les galeries s’étendent à perte de vue pour s’ouvrir sur un merveilleux jardin. Les courtisans de la belle Fiametta sont en pleine orgie, deux lustres gigantesques descendent du cintre et inondent de lumière la scène, qu’éclairent en outre des girandoles et de nombreux candélabres placés sur la table du festin. Cette décoration est réellement féerique.

L’un des lustres descend au premier plan, lors du changement à vue et s’allume en scène, grâce à une série de fils électriques qui font rougir d’autres fils en platine au contact desquels l’hydrogène vient s’enflammer.

Ces lustres sont de M. Clemenceau fils, un grand beau garçon en habit noir et cravate blanche, qui a tout à fait l’air d’un horse-guard en tenue civile.

Ce parfait gentleman, lorsque est arrivé le moment d’équiper le palais, n’a pas hésité à ôter ses gants paille pour mettre la main à la pâte et aider ses ouvriers à souder les tuyaux.

Au quatrième tableau, nous voici au milieu d’une campagne genre Watteau, où grouillent des mendiants croqués d’après Collot par le dessinateur Draner. Ces costumes sont, ma foi, fort réussis. Le quatrième acte compte encore trois changements à vue. C’est d’abord une rue de Vienne par une nuit de carnaval. Il neige mais, par un caprice du dessinateur, toutes les femmes sont décolletées.

Au milieu de la scène se trouve une fontaine d’où coulait, jadis, de l’eau naturelle, en plein hiver. Cet autre caprice du peintre, cette fois, n’a pas plu au directeur.

— Pourquoi pas de l’eau glacée, lui a-t-il demandé ?

— Dame ! Paris ayant été sans hiver cette année, la glace serait invraisemblable. Comme M. Blum s’asseyait à toutes les répétitions dans la vasque de la fontaine, on a supprimé l’eau pour lui éviter un bain de siège, au cas où il s’oublierait à la première.

Le premier changement se fait à l’aide d’un simple rideau de nuages qui, après une musique de scène, se relève sur le décor du premier acte : l’Atelier.

Aux répétitions, la large fenêtre du fond s’ouvrait sur une église où l’on voyait le peuple agenouillé. On a coupé, un beau jour, l’église et le peuple, et M. Saint-Saëns en a pleuré dans les coulisses.

Ce ne sont point, du reste, les coupures qui ont coûté à M. Vizentini et aux auteurs.

Au deuxième acte, il y avait un tableau de plus, qui a été impitoyablement sacrifié.

L’ouverture durait seize minutes : on en a enlevé la moitié.

Le ballet du quatrième acte comptait trois numéros : on en a supprimé deux.

Enfin, tous les costumes des dames du ballet, qui avaient des déguisements de carnaval et des masques ont été entièrement changés, et celte transformation a dû être opérée en vingt-quatre heures. Les costumières ont passé la nuit.

C’est à cause de ces changements, qui avaient une importance capitale, que les auteurs, d’accord avec le directeur, ont fait la répétition générale à huis clos, s’interdisant, à eux-mêmes, d’amener leurs familles.

Pour cette répétition générale, il y avait, du reste, cinquante-deux demandes de loges, alors que le théâtre n’en compte que quarante-une.

Plusieurs grosses questions ont été agitées, ce soir-là.

Il y a eu grand débat entre M. Jules Barbier et le directeur, rien que pour le titre d’un tableau, le tableau de Nuages. Vizentini, qui a la manie des titres, voulait l’appeler : Le Neant-Rédemption.

M. Barbier voulait les Ténèbres, l’Aurore. C’est ce dernier titre qui a triomphé.

Une autre grave question : le Timbre d’argent ressemblant quelque peu à Faust, il fallait, pour l’apparition du diable, éviter tout rapprochement possible avec Méphistophélès et les auteurs ont pris le docteur de la comédie italienne, qui s’appelle Spiridini et se travestit plusieurs fois à chaque tableau.

Melchissédec a des costumes merveilleux d’originalité et de richesse, et il se fait des têtes superbes. Citons encore les costumes transformés du corps de ballet au quatrième acte ; c’est la mise en scène de la symphonie du Blanc de Théophile Gautier.

Aussi, quel succès !

Toute l’œuvre, du reste, a été montée de la façon la plus artistique on reconnaît le goût exquis de M. Vizentini et l’habileté de M. Godin.

Ce dernier a été obligé de modifier sa façon de commander les changements.

Il faut vous dire que, dans la pièce, chaque fois que Conrad fait sonner sa timbale d’argent, un talisman, il tue une personne dont il hérite d’immenses richesses, et que cela se renouvelle deux fois. À chaque changement à vue, le chef machiniste faisait également sonner un timbre, si bien que M. Vizentini a fini par s’écrier :

— On va croire que nous tuons un nombre considérable d’individus !

Et que, à présent, les changements se font au signal. Il y avait trop de timbres à la clef.

Un détail en passant :

M. Charles Gounod n’a cessé de prendre des notes sur la partition du Timbre d’argent pendant tout le cours de la représentation.

Aurait-il l’intention de la renvoyer demain à M. Camille Saint-Saëns avec des corrections ?

Le directeur du Théâtre-Lyrique me semble compter beaucoup sur le Timbre d’argent.

— Pourvu, s’écriait-il hier, que ce timbre soit aussi un talisman pour moi et qu’il fasse affluer l’argent dans ma caisse !

Parisine.

[...]

BRUITS DE COULISSES

L’heure avancée à laquelle notre collaborateur Georges revient de la première représentation du Timbre d’argent nous oblige à remettre à demain notre compte-rendu critique. Qu’il nous suffise de dire à nos lecteurs que cette œuvre étrange, encadrée dans de magnifiques décors, a fait beaucoup applaudir le nom de M. Camille Saint-Saëns à la chute du rideau.

À demain les détails.

Personnes en lien

Compositeur, Organiste, Pianiste, Journaliste

Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

Œuvres en lien

Le Timbre d’argent

Camille SAINT-SAËNS

/

Jules BARBIER Michel CARRÉ

Permalien

https://www.bruzanemediabase.com/node/5503

date de publication : 26/09/23