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Une œuvre nouvelle de Massenet : Roma

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UNE ŒUVRE NOUVELLE DE MASSENET
Roma

Monte-Carlo, 17 février.

Roma, c’est la célèbre tragédie d’Alexandre Parodi, Rome vaincue, et à ce propos, je ne sais pas pourquoi ce nom latin, qui ne dit rien parce qu’il veut trop dire, a remplacé le titre français, tellement significatif. Est-ce parce que Rome se relève au dénouement et que la tragédie s’achève en un chant de victoire ? Mais c’est sa défaite, en quelque sorte, qui est cause de cette victoire et de ce relèvement, c’est dans sa défaite que Rome puise cette constance héroïque et cet esprit de sacrifice qui sont restés ses plus beaux titres de gloire. C’est parce que vaincue, quelle nous intéresse ici.

On se souvient de la donnée de l’œuvre de Parodi ? – Reçue presque au lendemain de la guerre de 70, la tragédie véritablement cornélienne de cet Italien, dont la langue française était peut-être un peu rude, mais sonore, et l’accent vibrant, fut représentée à la Comédie-Française vers la fin de l’année 1876. Mais on l’a reprise depuis, plusieurs fois, et la dernière en 1906 ; on va la reprendre encore demain. – C’est l’éternel sujet de la Vestale coupable, mais non plus anecdotique ou passionnel, non plus prétexte aux revendications de l’amour contre le sacrifice et le préjugé, mais gage de l’honneur même et de la fortune de Rome.

Le jeune capitaine Lenlulus et Opimia, la propre nièce du grand Fabius, s’aimaient dans le secret : nul ne les soupçonnait, la faute ne pesait que sur leurs consciences, et la vie, autour d’eux, suivait son cours. Soudain, la victoire se détourne des armes romaines, Hannibal triomphe, coup sur coup, sur tous les champs de bataille : les plus vaillants guerriers ont succombé, de la défaite de Cannes Lentulus seul revient... Rome, Rome est vaincue ! Le peuple est atterré, le Sénat affolé. On consulte les dieux... Et ce détail insignifiant tout à l’heure devient le centre même de l’action : le sanctuaire de Vesta a été profané ! Les dieux outragés réclament la coupable : le salut de la République est à ce prix.

Peu d’expositions sont aussi belles parmi les chefs-d’œuvre de la scène tragique. La suite du drame découle de soi mais non sans apporter de nouveaux coups de théâtre, d’une magnifique ampleur. Nous voici dans le temple de Vesta, parmi les prêtresses étonnées lorsque le grand pontife vient informer du crime commis. Qui se révélera à ses yeux pénétrants ? Est-ce la toute jeune Junia, qui avoue un rêve, peut-être coupable ? Non sa pureté la défend... Mais une inspiration des dieux illumine le prêtre, il annonce que Lentulus est au nombre des guerriers tués dans le dernier combat... Opimia se trouve mal. « C’est elle ! », murmure le pontife, non sans regarder avec consternation Fabius, présent à l’enquête. « Que faut-il faire ? » interroge-t-il, – « votre devoir » répond le général.

Nous voici au troisième acte. C’est ici que paraît Vestæpor [sic], cet esclave gaulois auquel Mounet-Sully donnait tant de relief, et qu’il a toujours gardé, personnage joyeux et rude, ravi de voir Rome en péril, et qui fera tout pour sauver la Vestale, ne fût-ce que par haine de ses maîtres. Lentulus l’a rejoint, pénétrant une fois de plus dans le bois sacré du temple, et Opimia, avertie, accourt vers celui qu’elle croyait mort et pour lequel elle s’est trahie. Vont-ils fuir ? Non, la gloire de Rome en serait souillée, plutôt mourir ensemble ! Cependant Vestæport les presse si bien, qu’ils passent la porte du souterrain qui est leur salut : le grand pontife arrive trop tard.

Mais la Vestale est bien la nièce du grand Fabius : elle ne trompera pas l’attente de Rome vaincue par sa faute. Tandis que le Sénat, assemblé, s’entretient du crime découvert, prononce tout bas le nom présumé de la coupable, Opimia se présente, et, laissée seule avec son père adoptif, avoue sa faute, s’humilie, crie son repentir : elle saura, elle veut mourir ! Devant tous, Fabius, stoïque, proclame l’aveu. On va voter la sentence... À cet instant, Posthumia pénètre dans la salle ; c’est la sœur de Fabius et la grand’mère d’Opimia. Elle est aveugle. Déjà, nous l’avons vu passer au premier acte, dans la foule. Elle a appris que sa petite-fille est accusée ; elle interroge. Opimia se jette dans ses bras... Mais quel est le voile qui déjà la sépare des vivants ? Horreur ! c’est le voile noir des condamnées. Le pontife dit le crime, Opimia l’avoue à son tour. Posthumia (ce fut un des plus grands triomphes de Sarah Bernhardt, alors toute jeune encore) s’indigne, supplie, plaide avec ses larmes de mère la cause de la malheureuse. Vains efforts : le vote est unanime. Fabius, du moins, confie un poignard à l’aïeule, pour le remettre, le moment venu, à Opimia et lui épargner ainsi le supplice de la mort lente des Vestales coupables.

Et le « champ scélérat » s’ouvre devant nous, la tombe préparée : c’est le cinquième acte. En vain Lentulus essaie un coup de force ; Opimia, résignée, va disparaître. Mais voici Posthumia : une dernière fois elle embrasse sa petite-fille, et tout bas, vivement : « Prends ce couteau » lui dit-elle. – « Je n’ai pas les mains libres ! »... murmure la Vestale. – « Où est ton cœur ? » reprend l’aveugle en tâtonnant de sa main tremblante... Et elle lui plonge elle-même le poignard dans le sein. Mais ce coup de théâtre, (qui souleva des transports d’admiration) n’achève pas encore la pièce... On ensevelit Opimia, on se retire, Posthumia est seule. Elle se relève alors, elle cherche la porte du caveau, elle s’y appuie, comme sur le seuil de sa propre tombe, et elle laisse tomber de ses lèvres ce vers, qui fut tout de suite célèbre :

Opimia, ma fille ! ouvre, c’est ton aïeule !

C’est l’œuvre de Parodi que je viens d’analyser à grands traits ; mais M. Henri Cain, qui l’a adaptée à la scène lyrique, en a si fidèlement respecté la plupart des scènes et des vers mêmes, que c’est aussi bien l’opéra dont j’ai donné ici l’esquisse. Les changements essentiels portent sur les ensembles, les chœurs, les effets de théâtre, comme le dénouement, que remplissent les cris de joie d’une foule en délire, à l’arrivée victorieuse enfin des vétérans de Scipion. Je comprends moins qu’Opimia ait dû changer son nom si doux, si harmonieux, si musical déjà, en celui si banal de Fausta. Est ce pour la facilité de le faire rimer avec Vesta ?

On peut s’étonner que nul n’ait eu plus tôt l’idée de transposer lyriquement cette belle tragédie. C’est que la mode a longtemps dédaigné l’antiquité sur la scène, après l’avoir jadis uniquement prisée, il n’y a que peu d’annéee que Gluck a repris son rang. Il semble qu’il eût aimé un pareil sujet. M. Massenet, en n’hésitant pas à l’aborder, après une si longue carrière où son talent a prouvé sa souplesse dans tous les styles sauf précisément celui-ci, M. Massenet, par l’enthousiasme et la jeunesse d’inspiration qui apparaissent à chaque page de sa nouvelle partition, mérite vraiment tout le respect et la sympathie qu’exprime le beau succès qu’il a remporté. L’effort qu’il a accompli ici pour triompher des difficultés de l’entreprise n’a pas toujours été également heureux. Tantôt le style austère de la tragédie lyrique, dont Spontini plutôt que Gluck a été, comme il est naturel, son véritable modèle, lui suggère des ensembles d’une harmonieuse ampleur, des récitatifs d’une déclamation intéressante, des phrases pénétrantes par leur simplicité même ; tantôt son propre tempérament prend le dessus et s’épanouit en mélodies vocales, ou instrumentales, dont le charme bien connu porte sa seule marque mais ne convient pas aussi bien au sujet, au personnage, à l’ambiance. N’importe, la tragédie garde son unité saisissante, son pathétique, son éloquence, et telle quelle, fait honneur au maître qui depuis dix ans la portait dans son espoir, dans son cœur.

Les deux premiers actes sont parmi les mieux venus. Après une véritable ouverture, où un doux et élégant passage se fait jour dans la fougue générale, les plaintes du peuple, les reproches de Fabius, le récit de Lentulus, sont d’une vigoureuse déclamation, sans longueurs, et l’entrée du corps de Paul-Emile, qui termine ce tableau, a du caractère et de la grandeur. Les scènes du pontife et de Fabius, au temple de Vesta, sont nerveuses et vivantes aussi ; c’est là que s’affirme le thème symbolique de l’œuvre entière : « Vesta c’est la patrie ! » d’une sobriété heureuse. Selon la loi des contrastes, à laquelle le maître reste volontiers fidèle, le rêve de la timide Junia a été l’occasion parmi ces phrases austères, d’une de ces pures mélodies qui sont si personnelles à M. Massenet.

Et c’est encore cette inspiration charmeuse qui épanouit le prélude du troisième acte, aux doux sons de la flûte et de la harpe, parfois traversés par le violon. C’est elle qui met tant d’élégance et de grâce sur les lèvres de Lentulus attendant Fausta, tant d’harmonie dans quelques-unes des phrases de celle-ci. Pourtant la partie dramatique de cet acte est moins réussie. L’esclave Vestæpor manque de caractère et d’unité, le duo tour à tour passionné et patriotique des deux amants semble décousu et ne touche guère. En revanche, l’acte de la Curie, surtout dans les passages où les sénateurs échangent leurs impressions, se retirent ou rentrent, pleins de pitié mais sans faiblir, est d’un caractère vigoureux et d’une vraie beauté. Il y a bien quelques longueurs dans les scènes entre Fabius, Fausta et Posthumia surtout, mais rachetées par des élans pathétiques du meilleur aloi.

Un entr’acte choral, sans accompagnement, un hymne à Vesta traversé seulement de quelques appels de trompettes, amène le dernier tableau, qui n’est pas non plus sans quelque froideur et quelque décousu, pour la même raison qu’il importait alors de suivre rigoureusement le texte de la tragédie, et qu’il est particulièrement malaisé d’en conserver, en musique, toute la sobre vivacité. Une jolie phrase de Fausta, un peu maniérée, de beaux chœurs d’opéras, quelques mots bien simples mais impressionnants, du pontife, frappent encore au cours de cette conclusion de l’œuvre.

M. Raoul Gunsbourg a donné à cette exécution des soins tout particuliers. L’interprétation est le meilleur appoint que pouvait souhaiter le musicien pour l’évocation qu’il rêvait de la tragédie originale. Mme Kousnezoff est à la fois d’une beauté et d’une grâce exquises, dans Fausta, et d’une fierté pleine de caractère, d’une passion qui sait se maîtriser ; sa voix se prête d’ailleurs aux plus délicates mélodies comme aux plus larges et pathétiques élans. M. Delmas donne à Fabius un caractère puissant, un style à la fois classique et humain très remarquable, avec cette voix mordante dont on connaît la fermeté et l’ampleur.

M. Muratore dépense une fougue extraordinaire dans Lentulus, non sans charme à l’occasion et avec un talent de diction des plus remarquables. Mlle Lucy Arbell est touchante dans la vieille Posthumia, et Mme Guiraudon-Cain délicieuse dans le rêve de la jeune Junia. M. Noté clame vigoureusement les phrases de l’esclave gaulois et M. Clauzure, qui débute sur la scène, montre un fort bel organe dans le personnage du grand pontife. Lee chœurs, selon la coutume ici, dépassent, non seulement en beauté vocale, mais, ce qui est plus rare, en vérité, en activité de jeu, tout ce que nous voyons sur nos scènes parisiennes. L’orchestre est excellent aussi, sous la conduite ferme et souple de M. Léon Jehin, et les décors, le premier surtout, très curieux.

On remarquera que tous les interprètes sont de l’Opéra de Paris. C’est qu’aussi bien l’œuvre de M. Massenet va nous revenir dans quelques mois avec eux. Souhaitons-lui de retrouver alors le triomphe qui l’accueillit ici.

HENRI DE CURZON.

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(1842 - 1912)

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date de publication : 21/09/23