Robert le Diable de Meyerbeer
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Robert-le-Diable, opéra en cinq actes, paroles de MM. Scribe et Germain Delavigne, musique de M. Meyer-Beer, divertissemens de M. Taglioni, décors de M. Daguerre.
Si ce n’est pas une légère affaire pour l’Opéra que de monter un opéra, et qu’il faille tant de temps, d’hommes, de talent pour en venir à bout, ce n’est pas une petite chose que d’avoir à rendre compte d’un tel ouvrage à ses lecteurs tels que ceux de la Gazette de France qui ne se contentent pas des quarante lignes habituelles que les petits journaux jettent à leurs abonnés ou des articles de commande et de camaraderie que de plus grands journaux imposent à ceux qui ont l’habitude de les lire. Impunément, M. Meyer-Beer peut ne pas avoir du génie pendant huit jours ; M. Duponchel peut avoir la goutte pendant trois semaines ; la partition et la mise en scène se reposent en attendant que les inspirations et les jambes reviennent. Mais pour nous, tristes esclaves du journalisme et de l’à-propos, il ne nous est pas permis même d’être malades le jour où nous avons l’honneur d’être attendus par nos lecteurs. On a donné hier Robert le Diable ; il faut en parler aujourd’hui, et en parler de façon à ne pas déplaire. Il n’y a préoccupation de cœur, de corps ou d’esprit qui tienne. Le feuilleton est comme une diligence ; il est obligé de partir ; et plus malheureux encore, il faut qu’il soit rempli. Ce n’est pas la matière qui manque avec Robert le Diable. Au contraire ; il y a à cet égard un luxe effrayant. C’est le temps qui est court. Commençons vite, dussions-nous y revenir.
Chassé de son pays pour tous les méfaits qu’une jeunesse débauchée et impie peut commettre, Robert, duc de Normandie, est arrivé dans le royaume de Palerme. Ce ne sont pas seulement les excès de sa conduite qui l’ont fait surnommer le Diable.
Le crime naît du crime et lui-même s’expie,
a dit naguère M. Guiraud dans une tragédie que le goût et l’impartialité du libéralisme n’ont pas voulu entendre à l’Odéon, parce que l’auteur était à la vérité soupçonné d’être royaliste, ce qui devait l’empêcher naturellement de produire un ouvrage aussi bien écrit, aussi intéressant que Régulus ou Julien dans les Gaules. Bref, d’après cet axiome chrétien, puisqu’on nous enseigne que les crimes des pères seront punis sur les enfans jusqu’à la dixième génération, Robert a été qualifié de diable parce que son père a séduit, dans le temps, Berthe, fille du duc de Normandie, et l’a abandonnée, après s’être livré à toutes les abominations les plus criminelles. On a répandu alors que c’était le démon, sous la figure de ce guerrier, qui était venu causer la perdition de Berthe. De là le surnom donné au fruit de cette monstrueuse union. L’action étant prise dans les temps chevaleresques, ces croyances populaires n’offrent pour le récit, rien d’invraisemblable et de choquant : c’est un extrait de la légende.
Mais ce père satanique du chevalier normand a conservé des entrailles toutes paternelles ; il ne veut point se séparer de son fils même dans l’éternité, et pour y parvenir, il ne connaît qu’un moyen, c’est de le rendre aussi méchant que lui. Il prend les traits d’un chevalier, il se fait nommer Bertram ; il s’attache à Robert, l’entraîne dans mille malheurs dont il le fait ensuite sortir avec avantage pour acquérir sur son cœur les droits d’une amitié dévouée. Robert, en effet, ne jure que par Bertram. Ils ne sont pas plutôt arrivés en Sicile que Robert fait des siennes. Il devient amoureux d’Isabelle, la fille du roi. Il s’en est fait aimer ; comme on l’a lui a refusée, il l’a enlevée ; on l’a reprise de ses mains, et il allait même périr lorsque Bertram l’a délivré de ce danger. Tout cela est de l’avant-scène ; mais à peine est-il libre, et l’action commençant, on voit Robert en pleine débauche, s’enivrant, jouant et perdant contre les chevaliers siciliens tout ce qu’il possède, or, vaisselle et armures. Le désastre est d’autant plus complet, qu’ainsi dépouillé de tout, Robert ne peut plus paraître au tournoi qu’on allait ouvrir à Palerme et où il voulait combattre le prince de Grenade prétendant à la main d’Isabelle.
Mais c’est alors que paraît le contraste et la puissance du bien luttant contre le génie du mal. La bonne Alice, jeune fille de Normandie, sœur de lait de Robert, vient en Sicile avec son fiancé Raimbaut, pour apporter à son prince les dernières volontés d’une mère que ses déportemens ont fait mourir de chagrin. Il ne doit lire ce testament que quand il en sera digne.
Robert se rend justice, et ne se croit pas en état de porter dès-à-présent sur cet écrit une main sacrilège. II prie Alice de le lui rendre dans un moment plus opportun. Afin de calmer les transports amoureux de Robert, Alice se charge de porter une lettre de lui à Isabelle et de favoriser leur entrevue.
En effet, pendant la confusion des préparatifs du tournoi qui a lieu dans le palais de Sicile, Isabelle voit Robert, le console, et lui fait présent d’une armure avec laquelle il va combattre le prince de Grenade et conquérir la main de sa maîtresse. Mais Bertram, qui veut que rien ne réussisse à Robert, afin de le porter au désespoir et de l’entrainer avec lui dans l’infernal séjour, Bertram fait remettre à son protégé, de la part du prince de Grenade, le faux cartel d’un combat à mort. Robert l’accepte avec joie ; il se rend dans la forêt prochaine pour combattre son rival chimérique. Mais tandis qu’il est entraîné par cette illusion, qu’Isabelle, inquiète, l’appelle de tous ses vœux et quelle le croit infidèle, le tournoi a lieu, le prince de Grenade est vainqueur, et doit épouser la princesse.
Voici donc Robert arrivé au bout de ses ressources, et nous, parvenus au commencement du troisième acte, au milieu des rochers de Sainte-Irène, à l’entrée des ruines d’un temple antique. Alice a donné là un rendez-vous à son futur Raimbaut. Elle l’y attend, lorsqu’elle entend un bruit affreux, un véritable sabbat. La curiosité l’emporte sur la peur. C’est peut-être d’ailleurs un danger qui menace son maître. Elle s’avance, malgré les flammes, au bord de la caverne. Un examen rapide la met au fait de ce qui s’y passe, et sur-le-champ elle en voit sortir Bertram. C’est lui, en effet, qui vient de visiter les noirs habitans de ce séjour. On l’a vu précédemment en proie aux tortures d’une âme damnée, invoquant les moyens de n’être jamais séparé de son fils, le seul être qu’il puisse aimer. Les cris et les joies de ses compagnons, enfermés dans les lieux sombres, l’appellent à leurs travaux. Il est entré dans la caverne et a appris le destin qui lui est réservé. Quand il en sort et qu’il aperçoit Alice, il craint d’avoir été découvert et reconnu par elle. Il lui fait jurer de ne jamais dire à Robert rien de ce qu’elle a pu voir et entendre sous peine de la mort de tout ce qu’elle aime.
Robert ne sait plus à quel saint ou plutôt à quel diable se vouer. Bertram lui parle de moyens secrets et terribles à l’aide desquels il pourra se procurer la puissance et l’immortalité. Il faut pénétrer dans les ruines du monastère de Sainte-Rosalie, monument frappé par le courroux du ciel à cause des excès impie auxquels les religieuses se livraient, et là prendre sur le tombeau de la sainte un rameau vert qui y fleurit sans cesse.
Malgré les terreurs de sa conscience, Robert consent à l’épreuve. Il fera tout pour satisfaire les passions que le génie du mal a versé dans son sein. Il se rend au monastère où Bertram qui l’y a précédé a évoqué de leurs tombes toutes les nones condamnées aux feux de l’enfer. Elles doivent vaincre les derniers scrupules de Robert et le forcer à cueillir le rameau. C’est, sous le voile de l’allégorie, l’impiété, la sacrilège, dernier crime que l’homme abandonné de Dieu puisse commettre pour être livré à l’éternité du malheur. Les nones dépouillent leurs vêtemens sépulchriaux et se livrent avec fureur à leurs anciens vices ; la vanité, le jeu, l’ivresse, la débauche, tous les péchés capitaux enfin sont là dans une hideuse orgie ; et quand Robert paraît, elles emploient tour-à-tour toutes les séductions pour le forcer à porter une main profane sur le sépulchre sacré. Il hésite long-temps. Sous les traits de la volupté, Mlle Taglioni l’emporte. Le rameau est cueilli. Robert peut tout ce qu’il veut.
Ce qu’il veut d’abord, c’est de posséder Isabelle ; et au quatrième acte, au moment où malgré la souleur elle marche à l’autel avec le prince de Grenade, Robert paraît armé de son talisman, frappe tous les gens de la noce de stupeur et d’immobilité, et cherche à entraîner Isabelle. Les larmes et les prières de celle-ci le touchent enfin ; il recule devant le forfait qu’il avait médité : c’est un premier pas vers le bien. Avec un nouvel effort de vertu, il brise le rameau d’où lui venait un fatal pouvoir. À l’instant, les gardes, le roi, le prince sortent de leur insensibilité. Ils veulent s’emparer de Robert, qui les brave, brise son épée à leurs yeux, et s’élance pour se dérober à leurs efforts.
Il y est parvenu, car au cinquième acte il arrive, au milieu du plus grand désordre, dans une église, lieu d’asile où l’on ne peut le poursuivre.
C’est ici le dernier apperçu de l’ouvrage ; la conclusion morale qu’il faut en tirer, et il fallait également se douter de ce dénouement, avant le commencement de l’acte, puisque, à l’aide du même moyen qu’on avait employé au début de la pièce, un nouveau rideau offre l’image religieuse d’un ange consolé, quittant le séjour terrestre et s’élevant vers les cieux. En effet, quand cette toile se lève, on voit le vestibule de la cathédrale de Palerme. Là règne toujours le repos du corps et de l’âme, le pardon et le vrai bonheur, selon l’inscription placée au pied de l’image de l’enfant innocent, appendue à un grand rideau qui voile le fond de la scène : Pax et indulgentia plena ; de pieux moines absolvent les criminels repentants, et chantent des cantiques à la gloire du Tout-Puissant.
Bertram, entraîné par Robert dans ce lieu pour lui redoutable, s’aperçoit du retour de son élève vers d’autres sentimens. Il cherche à l’ébranler, lui découvre alors sa vie entière et déclare que si, avant minuit, il n’a pas signé le pacte qu’il lui présente et qui l’unit à lui pour jamais, pour jamais aussi le fils sera séparé du père condamné aux supplices éternels. Robert hésite et est près de succomber. Alice survient alors, qui ranime son courage, lui montre l’écrit de sa mère, où elle lui recommande de fuir le séducteur qui l’a perdue. Dernier combat du crime entre le remords et le repentir. Les hymnes sacrés se font entendre : l’encens fume ; l’âme de Robert s’épure ; les sentiments religieux se réveillent et l’emportent. Minuit sonne : Betram tombe dans l’abîme ; Robert, pardonné, voit le fond de la cathédrale s’ouvrir, et marche avec Isabelle vers l’autel sacré qui les attend tous deux.
La leçon est aussi orthodoxe que complète. Les passions mènent même l’homme à sa chute quand il y cède ; elles le conduisent au bien quand il les surmonte. Cette moralité, pour saine qu’elle soit, n’est pas neuve. Elle a été sans cesse et sous toutes les formes présentées aux hommes ; le théâtre n’y a pas manqué non plus, le théâtre lyrique tout autant que les autres spectacles, et Robert-le-Diable, avec Bertram et Alice, ses moyens infernaux, ses nones et ses moines, offrent, quoique sous d’autres aspects, le même résultat que Renaud avec Armide, Idraot et leurs nymphes ; Faust avec Marguerite et Méphistophélès ; Richard avec ses balles charmées, Anna et Robin des Bois. Sur ce point, il n’y a rien à dire ; encore une fois la leçon est bonne. Mais tous ces ouvrages, tels qu’ils ont été offerts à nos yeux, n’ont jamais tiré leurs ressorts et leurs effets que des moyens propres au théâtre, puisés dans une sorte de merveilleux mythologique ou féerique qui laissaient intacts les rites et les cérémonies d’un autre ordre de choses et d’idées.
En France, il y a un mot qu’on a de la peine à prononcer, c’est celui de génie accordé à celui qui peut le mériter, et qui ne l’obtient jamais que bien tard. Il faut pourtant en prendre son parti pour M. Meyer-Beer. Il ressemble tout-à-fait à l’homme de génie, ou du moins son œuvre en paraît toute pleine, et il a laissé bien loin le Crocciato in Egypto, le seul de ses ouvrages que l’on connaît complètement en France. Dans Robert-le-Diable, il s’est abstenu d’une symphonie qui préparât les auditeurs aux impressions du drame. Le rideau satanique lui a peut-être paru suffisant pour annoncer le sujet. C’est un tort. Le peintre n’est pas le compositeur, le pinceau n’est point la plume, pas plus que le […] n’est l’église. Mais, cette faute pardonnée, à chaque instant on est frappé de la grandeur des idées musicales, de l’originalité de sa composition, de la variété et de l’expression des effets.
Ce n’est point Gluck, ce n’est point Mozart, ce n’est point Cimarosa, ce n’est point Rossini ; c’est Meyer-Beer avec une fraîcheur de génie, une […] profonde, une suavité pittoresque et nouvelle qui doit faire placer très haut la partition de Robert-le-Diable. Tout, sans doute, a paru saillant, mais ce qui a paru plus saillant encore, c’est l’introduction et le finale du premier acte, le chœur des héraults, sans accompagnement, au 2e acte. Au 3e acte, le duo de Raimbaut et de Bertram ; le duetto de Bertram et d’Alice, qui se termine en trio avec Robert ; puis le chant des démons dans la caverne, et enfin le sublime trio du 5e acte entre les mêmes personnages.
Ce n’est pas que je croie devoir reprocher à M. Meyer-Beer l’emploi de quelques moyens qui, pour avoir produit beaucoup d’effet, n’en sont pas moins étrangers à l’art et fâcheux peut-être par leurs conséquences. Pour exprimer les rires et les cris du sabbat, au troisième acte, il a fait chanter les chœurs dans des cornets de carton, et les sons « étouffés qui sortent de ce soi-disant instrument, causent une surprise, un ah ! singulièrement étranges. Au cinquième acte, le compositeur a fait usage de l’orgue qui n’est non plus à sa place que l’église dans lequel les auteurs l’ont placé. Si M. Meyer-Beer prétendait que tout ce qui produit des sons entre dans le privilège de la musique, dans le domaine de l’art, je lui répondrais avec avantage, je crois, qu’une paire de pincettes frappée par un morceau de fer produit aussi des sons, mais de ceux que la musique doit mépriser. La pincette résonnante est l’instrument spécial du charivari, comme l’orgue est l’instrument exclusif de l’église. À chacun ses droits.
Du reste, le succès a été complet et prodigieux. Le luxe des décorations, des costumes et des accessoires a été poussé jusqu’au miracle, et compose, avec la bizarrerie du poëme et le génie de la musique, un spectacle des plus curieux. Adolphe Nourrit, Levasseur et Mlle Dorus ont chanté et joué à ravir. Mme Damoreau a toujours montré cette grâce et cette pureté qui font le charme de son talent. Trois incidens qui auraient pu être graves ont animé cette représentation ; un châssis a manqué de tomber sur Mlle Dorus ; un rideau a manqué d’écraser Mme Taglioni ; une trappe anglaise a manqué [de] précipiter Nourrit dans les enfers. Il n’y a eu personne de tué ni de blessé. La saignée et le repos feront disparaître jusqu’à la moindre trace de ces quasi-accidens. La seconde représentation a été remise à vendredi. Voilà le pire : mais on n’aura rien perdu pour attendre.
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Giacomo MEYERBEER
/Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE
Permalien
date de publication : 21/09/23