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Premières représentations / La Soirée parisienne. Phryné

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PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
Opéra-Comique. – Phryné, opéra-comique en deux actes, de M. Augé de Lassus. Musique de M. Camille Saint-Saëns. 

Après la soirée d'hier, s'avisera-t-on de nier encore les qualités de subtile pénétration du public ? 

Tout empressé que je sois moi-même a glorifier l'intelligence de ce public chaque fois que j'en trouve l'occasion, je n'étais pas sans inquiétudes lorsque j'ai ouvert, il y a trois ou quatre jours, la partition de Phryné.

Si je fus d'abord un peu décontenancé par les apparentes allures d'opérette qui singularisent assez joyeusement certaines parties du curieux ouvrage de M. Camille Saint-Saëns, je n'ai pas besoin de dire qu'au bout de cinq minutes, je fus conquis par la maîtrise avec laquelle cet ouvrage est écrit et que je me pris à admirer, en humble ouvrier des sons, la parfaite et délicieuse musicalité des dix morceaux avidement lus. 

Mais le public pour qui, en définitive, l'œuvre a été faite, saisirait-il au vol ces exquisités de métier et en goûterait-il l'agrément si particulier, c'est ce qu'il me tardait tant de savoir. 

De plus, ceux qui ont la bonne fortune de connaître l'auteur de Phryné et d'entrer ainsi de temps en temps dans l'intimité de sa conversation, n'ignorent point quels trésors d'allégresses très folles et très mystificatrices se cachent sous sa gravité un peu railleuse et déconcertante. Quoi de plus naturel pour nous qui le voyons rire souvent dans la vie que de le voir rire une fois par hasard dans une de ses manifestations artistiques ? Mais aussi, quoi de moins accessible à un public nullement préparé que la gaieté très spéciale de M. Camille Saint-Saëns? 

Cette gaieté, musicalement exprimée, n'a rien de la gaieté d'un Chabrier ou d'un Offenbach. Tandis que l'un fait tonner l'orchestre et hurler les voix en des exubérances qui ébranlent les murs des salles, tandis que l'autre chatouille plus discrètement nos nerfs et secoue plus doucement nos esprits en la facilité rythmique des chants qu'on fredonne, M. Saint-Saëns conserve au milieu de ses expansions joyeuses une dignité froide de pince-sans-rire que je trouve fort amusante et raffinée, mais dont l'effet sur les spectateurs en question restait pour moi douteux. 

Combien mes craintes étaient vaines et quel admirable public que celui qui, hier, a si intelligemment jugé, applaudi comme il le fallait et compris jusque dans ses moindres subtilités le charmant opéra-comique de MM. Augé de Lassus et Camille Saint-Saëns. 

Car Phryné est bien un opéra-comique, un opéra-comique classique avec airs, duos, couplets, chœurs, finales découpés dans le dialogue parlé. Ah ! pas le plus petit essai de comédie lyrique en cette œuvre que nous sentons très voulue sous son apparente modestie. M. Saint-Saëns est un classique pur et chacun de ses pas le rapproche davantage des classiques, ses maîtres, ses modèles et ses inspirateurs. Sans doute, devons-nous regretter qu'un aussi haut artiste, armé pour la lutte et désigné pour la victoire comme pas un de ses contemporains ne le fut, ait suivi si exclusivement les traditions ancestrales et n'ait pas employé plus librement son ardeur créatrice. Mais M. Saint-Saëns a depuis longtemps choisi sa route et Phryné marque une étape méthodique de sa carrière. 

Le poème de M. Augé de Lassus peut se raconter en quelques mots. 

L'archonte Dicéphile, dont on vient d'inaugurer le buste dans un carrefour d'Athènes, est aussi avare que son neveu Nicias est prodigue. Il a acheté les créances du jeune homme et obtenu jugement contre lui. Mais au moment où les démarques vont l'arrêter, Phryné fait rosser la police par ses esclaves et offre l'hospitalité à Nicias qui, ayant d'entrer en la maison joyeuse, coiffe le buste de son oncle d'une outre pleine de vin. 

Dicéphile se vengera en réunissant l'Aréopage, et lorsqu'il vient annoncer à Phryné cette nouvelle menaçante, celle- ci lui joue l'éternelle comédie des coquetteries féminines. Elle la joue si bien, cette comédie, que le vieil archonte, les yeux troubles, croit voir en l'Aphrodite de Praxitèle, apparue tout à coup, le corps dévêtu de la courtisane, et quand il tombe à ses pieds, pleurant toutes ses larmes, il est surpris par Nicias, les démarques et les esclaves. Très honteux, il fait grâce à Phryné, et, dans un grand regret, il comprend enfin qu'il n'a pu contempler autre chose qu'une statue.

Le caractère de l'archonte et celui de Phryné sont des mieux dessinés. Un trille légèrement rythmé par les instruments à cordes, un allègre trait arpégé par les flûtes suffiront à nous donner l'impression des deux principaux personnages. Une molle et charmante phrase, chantée par les chœurs à l'unisson, saluera le passage de la courtisane et enveloppera d'une atmosphère impalpable l'exquise et scabreuse apparition de l'Aphrodite rendue prodigieusement chaste par le singulier pouvoir de la musique. Une symphonie de bassons, en laquelle M. Espaignet s'est couvert de gloire, exprime à merveille la grotesque et apothéotique importance du peu vertueux Dicéphile, et la jolie mélodie de Nicias est fort habilement ramenée dans l'introduction du deuxième acte. 

Si les finales sont, ainsi que je l'ai dit, de verve un peu indécise et d'originalité contestable, en revanche les couplets de l'archonte ont paru spirituels et amusants. J'aime beaucoup l'ariette de l'esclave où le lit de Phryné est décrit en des harmonies languissantes et tièdes; mais il est une maîtresse page, de parfaite beauté, dans laquelle, sur le lent ondoiement des notes graves de la clarinette, se développe le superbe récit de Vénus née très orgueilleusement des splendeurs de la mer. Et, aussitôt après ce récit, l'extase des trois voix, tandis que s'élèvent, comme une fumée d'encens, les notes enroulées des flûtes, n'est pas moins pénétrante. Quand j'aurai signalé les rythmes trébuchants et les sonorités comiques de la scène de Dicéphile et de Phryné, je croirai avoir rendu libre hommage à l'œuvre nouvelle de M. Camille Saint-Saëns. 

M. Fugère est excellent dans le rôle de l'archonte. Plein de suffisance et de sottise naïve au premier acte, il joue et chante le second avec une finesse délicieuse. 

Ainsi que Phryné devant l'Aréopage, mademoiselle Sibyl Sanderson triomphe par la seule force de sa beauté et elle nous offre, en une sorte de tranquille inconscience, le plus radieux des spectacles. Il est juste d'ajouter que son réel talent ne s'est jamais mieux affirmé qu'hier. 

La pure voix de M. Clément met très en valeur le rôle de Nicias et lui prête un grand charme, tout en le maintenant à son vrai plan et en lui donnant son véritable caractère. 

Je n'ai garde d'oublier mademoiselle Buhl, MM. Barnblt, Périer et Lonati. 

L'instrumentation de Phryné est fort amusante et l'orchestre de l'Opéra-Comique en exécute les détails, en saisit l'esprit avec une légèreté, une mesure, un goût étonnants. Voilà qui montre la souplesse et la sûreté de direction de M. Danbé, sûr interprète des plus diverses partitions. 

Les chœurs de M. Carré ne sont pas moins remarquables. Ils ont, entre autres choses, chanté très poétiquement la charmante phrase qui, du premier au second acte, enveloppe si joliment Phryné. 

Mise en scène, décors et costumes sont dignes de l'ouvrage d'art délicat et curieux que vient de représenter le théâtre de l'Opéra-Comique. 

ALFRED BRUNEAU. 

[…]

LA SOIRÉE PARISIENNE
PHRYNÉ

24 mai 1893. 

On a beau être vieil habitué de l'Opéra-Comique, il y a des titres qui sont à eux seuls une attraction, et quand on sait que Phryné sera Sybil-Sanderson, on se met en route pour la place du Châtelet, le cœur à l'aise. 

Et de fait, je trouve une salle épanouie, un peu nerveuse ; tous les clubmen sont à leur poste comme s'ils faisaient partie, de l'aréopage, et les pièces de cinquante centimes ont plu dans les boîtes à lorgnettes qui, grandes ouvertes, montrent leur couvercle métallique. 

On écouta le Maître de Chapelle avec une inattention soutenue, et à dix heures un quart, enfin, la toile se lève nous montrant les perspectives étagées de la ville d'Athènes, avec ses temples, ses portiques, ses colonnades enluminées; la place est envahie par tout un peuple portant des branches d'olivier ; les hommes en toge multicolore, les femmes avec les cheveux ornés de bandelettes; et tous chantent la gloire et les vertus de Dicephile (Fugère), dont on inaugure le buste affreux sur la grande place. On lui offre des fleurs, les petits enfants lui tendent un gros bouquet; mais, tout à coup la foule se tourne frémissante vers la petite porte de gauche, et aussitôt, tous les hommages vont à Phryné qui apparaît, divine, un chapeau de paille garni de fruits posé sur sa chevelure blonde, une toge rose retenue sur l'épaule nue par une agrafe d'or. Elle avance souriante vers Dicephile jaloux et renfrogné, et lui dit avec un adorable sourire en levant au-dessus de la tête ses deux bras d'un dessin impeccable : 

En ce qui touche la vertu 
Je suis votre servante 

Puis elle disparaît à travers les rangs de la foule extasiée, tandis que les hommes s'agenouillent attendris devant la beauté triomphante. Moi aussi je m'agenouillerais volontiers, mais les fauteuils d'orchestre sont si étroits ! 

Entrée de Nicias (Clément) en toge de satin vert d'eau — dernier cri — ornée de glands d'or. Il vient emprunter un talent à son oncle — comme s'il n'en avait pas de reste. L'oncle avare refuse, et tout à coup la scène se remplit de mouvement, de bruit et de joie ; c'est le clan de Thespis qui vient d'apparaître, avec ses masques, ses comédiens, escorté de danseuses tenant le thyrse enroulé de lierre, et de bacchantes coiffées de pampre avec la peau de tigre en sautoir. Tout ce monde exécute une ronde folle que le public redemande.

Les deux policiers Agoraginé et Cynalopex essayent en vain d'arrêter Nicias pour dettes, sur l'ordre de son vilain oncle. Nouvelle apparition de Phryné qui fait chasser les policiers à coups de bâton par ses gens, et Nicias pour se venger fait coiffer par les baladins le buste de son oncle d'une outre velue, tandis que les bacchantes barbouillent la figure de lie. 

La nuit tombe. Dicephile, une lanterne à la main, revient une dernière fois contempler ses traits reproduits par le marbre. Profanation! Il aperçoit le sacrilège commis. Je me vengerai! 

Au second acte. Cette fois, nous sommes dans la chambre de Phryné. Rappelez-vous le joli décor du second acte de la Belle Hélène. Peintures à fresque, larges plantes vertes; assise près d'une table d'ivoire, Phryné en tulle lamé rose, décolletée en côté et se regardant dans la glace. 

Pas un bijou ; nous pouvons, émerveillés, suivre la ligne du cou et l'attache des épaules rondes. Et à son amant Nicias, qui lui dit qu'il est ruiné, elle répond ce mot, qui réhabilite la Grèce tout entière : Tant mieux! Ici, un joli duo d'amour entre Clé- ment et Sanderson : 

Ô reine de Cythère! protège-nous. 

Phryné a des mouvements de chatte amoureuse pour se blottir dans le cœur de Nicias et les deux amants disparaissent enlacés, en se tendant leurs lèvres. Tonnerre d'applaudissements. 

Fugère se taille un succès dans les couplets de Dicephile, dans lesquels il nous affirme que jamais les filles d'Hélène ne manquaient aux fils de Menelas — espérons-le. 

Et maintenant voici une nouvelle apparition de Phryné, encore plus séduisante que la première. Tunique blanche diaphane sur dessous rosés, serrée immédiatement sous les seins par une ceinture d'or, et tombant ensuite en plis droits de tulle. 

La tunique, relevée sur l'épaule droite, laisse l'épaule gauche complètement nue, et n'est retenue de ce côté que par une mince chaîne d'or. 

Je suis devant l'aréopage 
En étant devant vous, 

dit-elle avec une voix douce comme un chant d'oiseau. Et alors commence la grande scène de la séduction, versant à toute la salle une volupté délicieuse. Je ne sais qui jouit le plus de l'œil ou de l'oreille. Coquetteries enchanteresses, trilles s'égrenant comme des cascades de perles ou s'élançant comme des fusées multicolores. Dicephile perd la tête. 

Et nous donc ! On bisse avec frénésie. Et tout à coup la nuit se fait, et dans le fond du théâtre, sur le socle jusque-là vide, apparaît, splendide dans sa blancheur marmoréenne, Phryné toute nue, émergeant au milieu de plantes vertes. Ne vous réjouissez pas trop, lecteur, et apprenez qu'il ne s'agit que d'une statue. 

Et quand la lumière disparaît, Dicephile aperçoit la vraie Phryné, aguichante et moqueuse, étendue sur les coussins, et fou d'amour, il se précipite à ses pieds. 

C'est dans cette posture qu'il est surpris par son neveu. Bah! Il payera les dettes, et le peuple continuera à croire à la vertu du magistrat intègre. 

Bravos. Applaudissements. La salle entière se lève pour remercier les artistes et acclamer Sanderson triomphante. Il n'y a qu'un mot dans la salle : C'est véritablement exquis. Ah ! la bonne soirée ! […] 

RICHARD O'MONROY 

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date de publication : 31/10/23