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Une première à Monte-Carol. L'Ancêtre

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Une Première à Monte-Carlo.
L’« Ancêtre », de M. Camille Saint-Saëns.
De notre envoyé spécial.

Monte-Carlo, 24 février. – Le théâtre de Monte-Carlo, sous l’heureuse initiative de M. Raoul Gunsbourg, vient de donner la première représentation de l’Ancêtre, drame lyrique de M. Camille Saint-Saëns. 

L’auteur du poème est M. Augé de Lassus, à qui M. Saint-Saëns doit déjà le gracieux livret de Phryné. Mais cette fois M. Augé de Lassus a poussé son poème dans la note sombre. L’Ancêtre est, en effet, un drame corse, une histoire de vendetta, que domine une figure implacable, Nunciata, la grand’mère, l’« ancêtre », qui ignore et veut ignorer le pardon. L’Ancêtre est donc un succédané de Colomba : c’est aussi Roméo et Juliette dans le maquis ; il se greffe, en effet, sur la vendetta, la rivalité de deux familles et l’amour de deux êtres appartenant chacun à l’une de ces deux familles.

Le poème est-il tout entier dû à l’imagination du librettiste ? Oui, si on analyse de près l’affabulation. Mais M. Augé de Lassus a emprunté tous les noms de ses personnages à une historiette de la bibliothèque enfantine bien-pensante publiée par la librairie Marne en 1856 ; ce petit volume s’appelle Tebaldo, comme l’amoureux de l’Ancêtre ; on trouve aussi Bursica, Raphaël, Vanina, Margarita. L’intrigue du livre en question est modifiée mais ce rapprochement m’a semblé assez curieux à signaler. 

L’action se passe sous Napoléon 1er. Nous sommes au premier acte, dans un site des montagnes de la Corse. L’ermite Raphaël cultive des abeilles autour de sa chapelle. Ne croyez pas que les abeilles soient ici pour symboliser le travail ou la paix. L’ermite, en effets a obtenu momentanément à grand-peine une trêve aux combats meurtriers que se livrent sans cesse les Fabiani et les Pietra Nera, deux familles ennemies qui se sont juré une haine éternelle. A chaque instant, les morts, parmi les Fabiani ou parmi les Pietra Nera, vont peupler le petit cimetière que l’on aperçoit autour de l’ermitage.

Voici venir Tebaldo, un jeune officier qui a suivi la fortune de l’empereur. Tebaldo est un enfant du pays, qui a été élevé et pris en affection par l’ermite Raphaël. Tebaldo est un Pietra Nera. Voici aussi deux jeunes filles, Margarita et sa sœur Vanina, deux Fabiani. Elles se détachent du groupe des habitants rassemblés pour cimenter la réconciliation des deux familles. Toutes deux aiment Tebaldo à l’insu l’une de l’autre, mais Tebaldo n’aime que Margarita.

On n’attend plus pour conclure la paix que Nunciata, la grand’mère, l’ancêtre, que son grand âge et son autorité ont désigné comme arbitre souveraine. Nunciata est aveugle, ou presque ; elle arrive, conduite par son petit-fils Léandri. Haineuse, toute frémissante de colère, l’aïeule qui pleure son fils, père de Margarita et de Vanina, refuse net toute grâce, tout armistice. Elle s’éloigne se souciant peu de déplaire à l’ermite, et l’assistance se disperse. Le porcher Bursica, en partant, prédit qu’il y aura encore du sang versé ; ce vieux serviteur ne se fait aucune illusion sur les effets de la haine de ses maîtres :

Ne mettons pas le doigt entre l’arbre et l’écorce,
La main y peut rester si l’arbre la saisit.
Nos montagnes de Corse
Verront encor de beaux coups de fusil,

dit cet habitué des étables en un langage vaticinaire.

Margarita est restée avec Tebaldo et tous deux renouvellent leurs serments d’amour. L’ermite va à Tebaldo quand Margarita est partie, ce moine (parent du frère Laurent, de Roméo) conseille au jeune homme la prudence, car, dans le pays, les chemins sont peu sûrs ; puis, resté seul, il revient à ses abeilles, et le rideau tombe sur cette invocation à la nature.

Au deuxième acte, nous sommes dans l’habitation rustique de Nunciata. Vanina attend fébrilement le retour de son frère Leandri. Mais une plainte grandit, elle se précise : c’est le chant du Requiem. On rapporte le corps de Léandri assassiné. Et l’Ancêtre aveugle devine que c’est son petit-fils. Point de doute : ce sont les Pietra Nera qui l’ont tué. Elle décrit les vertus du mort, elle jure de le venger. Elle fait promettre à Vanina d’exécuter la sentence, car elle, l’Ancêtre, n’y voit plus assez et sa main tremble. Vanina jure de tuer le meurtrier. Mais aussitôt, Bursica lui révèle le nom : c’est Tebaldo. Vanina est atterrée.

Le troisième acte nous conduit dans un site riant et fleuri ; au loin la mer glauque encadre ce décor où toute la flore de la Corse s’épanouît. Huit jours se sont passés. Tebaldo vient se confier à l’ermite. Léandri l’a attiré dans un guet-apens. Pour se défendre, Tebaldo l’a tué. L’ermite veut que Tebaldo quitte l’île au plus tôt ; il a tout préparé pour le départ. Margarita vient rejoindre Tebaldo ; et l’ermite (de plus en plus frère Laurent) s’apprête à bénir leur union.

Mais Vanina, escortée de Bursica, accroché à elle comme un chien de chasse à la recherche du gibier, cherche l’assassin. Hélas ! comment tenir le serment qu’elle a fait ? Elle donnerait sa vie pour Tebaldo. Tout à coup, elle entend la voix de Margarita, puis celle de Tebaldo ; elle surprend leurs confidences, elle aperçoit les deux amants enlacés. Tebaldo aime Margarita ! Nunciata survient. Elle éprouve une joie féroce à l’idée de faire justice. Elle croit que Vanina vise le meurtrier. Mais Vanina hésite : elle aime Tebaldo. L’arme lui tombe des mains. L’Ancêtre la ramasse ; Vanina affolée court prévenir Tebaldo. Nunciata fait feu. Elle a atteint Vanina qui meurt, heureuse de s’être sacrifiée pour celui qu’elle aime. L’Ancêtre s’éloigne lentement, sinistre justicière.

Tel est le livret de M. Augé de Lassus. J’en aie exposé la trame avec ses parentés, avec ses postulats, avec, aussi, sa prosodie. On a vu qu’il y a là plutôt un drame qu’un poème dramatique. C’est un canevas pour une de ces œuvres de musique « vériste » dont la jeune école italienne nous a donné de nombreux échantillons. C’est du théâtre violent, du théâtre à coups de poing, si j’ose ainsi m’exprimer, c’est aussi du théâtre express.

M. Camille Saint-Saëns n’a pas cherché à mettre dans sa partition autre chose que ce que lui fournissait le poème. Il ne s’est point attardé à développer le caractère de ses personnages ; il s’est borné à commenter les faits de l’action, il a illustré de musique les événements qui se précipitent dans ces trois actes.

Or ce travail qui consistait à assouplir sa musique aux péripéties successives de ce fait divers, M. Saint-Saëns l’a exécuté avec une sûreté de touche dont nous ne devons pas nous étonner de la part d’un maître tel que lui.

Avec un éclectisme qui sait faire la part égale entre les formules consacrées et les procédés avancés des musiciens modernes, il a doté ses trois actes d’airs, de cavatines, de duos et d’ensembles ; mais il n’a pas craint non plus de consteller son œuvre d’audacieuses dissonances, que ne renieraient pas les plus intransigeants debussystes. L’Ancêtre est en somme une œuvre traditionnaliste qui sait à l’occasion donner un coup de chapeau aux partis avancés.

Ce qu’il faut louer surtout dans l’Ancêtre, c’est la forme, la couleur de cette palette instrumentale qui sait donner à chaque scène, à chaque épisode sa physionomie particulière. Et toute cette polychromie sait rester claire sans être chargée, simple sans être austère, élégante sans être affectée. On retrouve dans ces qualités, le styliste si pur que sait être M. Camille Saint-Saëns.

L’introduction est une page symphonique qui campe très nettement les principaux motifs du drame. Puis dès le début du premier acte l’orchestre chante le calme de la nature. Où le maître excelle, c’est quand il fait célébrer par Raphaël ses « chères abeilles » ; il y a là, aux cordes, un bourdonnement, une chaleur qui monte dans l’air ambiant et qui fait penser à du Debussy revu et corrigé par un classique. Je citerai dans cet acte, la jolie phrase de Raphaël : « Oui mon bel officier » ; l’ingénieux rappel de la Marseillaise quand Tebaldo parle de l’empereur ; la façon remarquable dont est traité le chœur « Bon ermite Raphaël », soutenu par le quatuor ; le formidable crescendo des masses et de l’orchestre en attendant la réponse de Nunciata, puis le grand silence au milieu duquel tombe le « non ! » de l’ancêtre ; l’élégant duo de Margarita et de Tebaldo. L’acte se termine très artistement par le retour au bourdonnement des abeilles. C’est un exquis frissonnement orchestral.

Le prélude violent et lugubre du deuxième acte laisse prévoir les événements tristes et poignants qui vont se dérouler devant nous. Voici le chant du Requiem qui vient endeuiller la symphonie orchestrale. Nunciata arrive à son tour, et c’est le motif caractéristique de l’introduction qui revient dès la première phrase de la grand’mère. La page où Nunciata récapitule les vertus de son petit-fils assassiné est très théâtrale, avec cette mélopée obstinée « Ils l’ont tué ! » que reprend chaque fois le chœur.

Le troisième acte débute en une atmosphère douce et apaisée. Margarita épanche sa joie d’être aimée, sur une espèce de vocalise qu’elle fredonne tandis qu’à l’orchestre réapparaît l’accompagnement du duo d’amour du premier acte. Puis c’est le chœur insouciant des femmes. Tout cela est frais, printanier, jusqu’à l’arrivée de Raphaël où la musique revient à des accents plus tragiques. Mais les deux amoureux sont là et c’est en un duo, en un vrai duo qu’ils résument leurs, espérances. Vanina apparaît et c’est le motif de vengeance qui revient à l’orchestre. L’adagio en mi bémol que chante Vanina est bien développé. Enfin Nunciata vient dénouer l’action, tandis que Margarita et Tebaldo chantent leur amour en un duo mélodique traité à l’italienne, qui se résout en un quatuor dans lequel Nunciata et Vanina clament leur soif de vengeance. La fin de l’acte et son dénouement pathétique sont éloquemment soulignés par l’orchestre.

On voit, par ce faible aperçu, que la musique de l’Ancêtre paraphrase l’action, qu’elle est théâtrale au possible. J’avais donc raison de louer l’accentuation, de sa couleur. Ajouterai-je que M. Saint-Saëns manie comme personne l’orchestre et les groupes sonores ?

Le musicien de l’Ancêtre a du reste trouvé en M. Jehin un interprète remarquablement fidèle de sa pensée ; l’orchestre, par sa précision et sa souplesse, les chœurs par leur justesse et leur sentiment des nuances, ont donné un cachet véritablement esthétique à la représentation.

Mais celui qui a la part la plus considérable dans la réussite artistique de la soirée d’hier, c’est M. Raoul Gunsbourg, l’habile et actif directeur du théâtre de Monte Carlo. C’est lui qui a merveilleusement fait vivre l’Ancêtre par la mise en scène si intelligente dont il l’a dotée, par le souci minutieux du détail dont témoigne cette représentation. Louerai-je les pittoresques décors de M. Visconti (celui du troisième acte est luxuriant de radieuse clarté et de chaude coloration) ? Louerai-je les trouvailles ingénieuses de M. Kranich, l’intéressante variété et la curieuse vérité des costumes ? Tout cela est de premier ordre. 

Quant à l’interprétation, on peut dire qu’elle est absolument hors de pair. M. Renaud, l’excellent, baryton, tellement bien grimé l’ermite qu’il était méconnaissable à son entrée en scène, a composé, joué et chanté son, rôle avec cette maestria dont il a le secret. Le ténor M. Rousselière, a mis sa belle voix au service du personnage de Tebaldo. Mme Litvinne a été superbement tragique et fatale dans Nunciata, qu’elle a chanté avec une rare expression. Mlle Farrar, charmante de grâce et de jeunesse dans Margarita, possède une voix d’une exquise sûreté. Le contralto de Mlle Charbonnel, une chanteuse qui a le sentiment juste et une bonne articulation, a été très apprécié. Je citerai encore M. Lequien qui a mis en valeur le petit rôle de Bursica. 

Avec de pareils éléments, on comprendra facilement que la réussite de l’Ancêtre ne pouvait être douteuse. J’ajouterai que cette première de l’Ancêtre était donnée au profit de la Société de bienfaisance française, et que la salle était superbe et fort bien composée. S. A. S. le prince de Monaco avait tenu à rehausser la représentation par l’éclat de sa présence. À son entrée, l’orchestre a joué l’Hymne monégasque, puis la Marseillaise, que l’auditoire a écoutés debout et qui ont été fort applaudis.

Louis Schneider.

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date de publication : 29/07/24