Théâtres. Robert le Diable (1er article)
Robert-le-Diable, grand opéra de M. Meyer-Beer.
Après le diable de Cazotte, le diable de Lewis, le diable de Gœthe et celui de Weber, il semblait difficile assurément d’imaginer un diable qui pût apparaître avec quelque succès devant nos belles habituées de l’Opéra et jouer son rôle convenablement. Eh bien, non ; MM. Scribe et Germain sont de grands maîtres ; et voici de leur façon un diable de figure nouvelle auquel nulle de nos Parisiennes à coup sûr ne pensait. Qu’est-ce en effet que ce démon, esprit rebelle, toujours rêvant le mal, perdant les gens pour les perdre, les damnant pour les damner ; qu’il se couvre de l’habit d’un docteur ou qu’il s’incarne dans la taille svelte et le frais sourire d’une jeune fille, il n’y a là rien qui soit dans la nature et puisse nous émouvoir en faisant retour sur nous-mêmes. Il nous fallait vraiment pour l’Opéra un diable d’une tout autre espèce, un diable à visage honnête et cœur plein de sentiments très honorables, un diable aimant d’un amour grave et vrai, un diable bon père de famille ; c’est celui de M. Scribe.
Le voilà donc courant le monde, car Dieu lui a permis d’aimer, et il ne sait pas, dans la naïveté du son âme de démon, que c’est par là même qu’il va connaître le vrai supplice d’enfer. Il court le monde, et, en Normandie, devient sérieusement épris de la duchesse, jeune, belle et bonne chrétienne. Il l’épouse ; un fils naît de cette union de la terre et de l’enfer, un fils bon et mauvais à la fois, moitié femme [sic], moitié démon, qui porte le nom d’un saint et celui du diable, Robert-le-Diable, en un mot. Ce fils a vingt ans, et c’est ici que l’opéra commence.
Voyez d’abord ce frais paysage étalant ses couleurs variées aux rayons brûlants du beau soleil de Sicile. Cette ville au fond, surplombée de hautes montagnes et baignant ses pieds de marbre dans la mer limpide et azurée, c’est Palerme. Sur le premier plan et sous le branchage ombrageux d’un vieux chêne sont dressées les tentes élégantes des seigneurs réunis pour le tournoi que vient d’ouvrir le duc de Messine. Des tables sont dressées, les seigneurs boivent et chantent, et le jeune Robert qui pour maintes prouesses a déjà été forcé de s’exiler de son pays, rit, boit et chante avec eux. Près de lui est un grand homme vêtu de noir qu’il croit son ami et qu’il appelle Bertram ; mais celui-là ne rit, ne boit, ni ne chante. Superbe introduction au ton soldatesque, impétueux, résolu.
Un jeune paysan et sa fiancée sont arrivés de Normandie. Pour égayer les chevaliers il chante la ballade de Robert-le-Diable, ce qui met celui-ci dans une furieuse colère. Toutefois, reconnaissant dans la fiancée Alice sa sœur de lait, et dans le paysan Raimbaut son vassal, il s’apaise et donne audience à la jeune fille. Or celle-ci est venue tout exprès de Normandie pour lui apporter le testament de sa mère. Robert, qui est un grand pécheur, ne se trouve pas en état convenable pour en prendre lecture, et il confie à sa sœur de lait qu’il est amoureux fou de la princesse de Sicile, qu’il a voulu l’enlever au milieu de sa cour, et qu’il aurait été infailliblement écrasé sans le chevalier à l’habit noir, Bertram, à qui il suffit de montrer son visage pour faire disparaître la princesse, le roi et tous ses chevaliers, aussi facilement que la lave enflammée et tombant de l’Etna chasse au loin en vapeurs l’eau des fontaines et la rosée des prairies. Ici Bertram paraît, et la pauvre Alice reste immobile, glacée. Elle se rappelle le beau tableau qui est dans l’église de son village, représentant l’archange saint Michel et Satan sous ses pieds. Elle trouve qu’il ressemble… « À l’archange ? dit Robert. — Non vraiment, dit la pauvre enfant : à l’autre. »
Robert de rire, et Bertram aussi. Alice court porter un billet de son maître à la princesse de Sicile, et Robert et son ami se mêlent au jeu des chevaliers. Ici un finale plein d’animation et d’originalité. Les dés roulent, les bourses de piastres se heurtent sur le tapis ; Robert, poussé par Bertram, joue son argent, sa vaisselle, ses chevaux, son armure ; il perd tout : car on se doute bien que le sort est à la disposition du diable. Et que faire quand on est diable et père à la fois ? Il faut bien ruiner son fils, le désespérer, le faire se donner au diable : car c’est le seul moyen de le posséder, et c’est là où Bertram veut en venir. Il est animé des meilleurs sentiments. Il ne veut pas qu’il y ait un monde entre lui et son fils, il veut l’emmener là-bas avec lui et pouvoir l’embrasser et l’aimer à toute heure. Il ruine donc son fils, il se moque de lui, il le rend furieux ; et la musique large et variée, tantôt ricaneuse et froide, tantôt violente et emportée, exprime admirablement cette situation. M. Meyer-Berr s’est surpassé dans ce finale.
Le second acte est nul, et il serait désirable qu’il disparût, malgré les jolies choses que chantent mademoiselle Cinti, la princesse de Sicile, et son amant Robert. Le diable a trompé Robert ; un fantôme, sous les traits de son rival le prince de Grenade, l’entraîne au fond d’une forêt tandis que se donne le tournoi, où le véritable prince de Grenade va remporter le prix, qui n’est rien moins que la main de la princesse.
Le troisième acte est l’acte capital. Nous voici aux rochers de Sainte-Irène. Les montagnes se croisent sur le devant la scène, arides, sombres, lugubres ; elles se resserrent et ne laissent place qu’à un étroit vallon au milieu duquel est une croix de bois ; ou fond elles s’entr’ouvrent et laissent voir dans le lointain la campagne et la mer toute empourprée des rayons du soleil couchant. Ce feu ou ce sang qui rougit tout le ciel et le dernier plan du tableau contraste tristement avec le désert dépouillé, rocailleux et noir que l’on a sous les yeux. À droite est une vaste caverne qui suspend sa gueule béante sur l’avant-scène. Bertram arrive en même temps que Raimbaut, à qui Alice a donné rendez-vous, on ne sait trop pourquoi, dans ces affreux rochers. Raimbaut est un compagnon incommode pour ce que Bertram doit faire en ce lieu ; c’est pourquoi il le renvoie avec de l’argent, après l’avoir plaisamment dégourdi en faisant naître en son esprit une foule de mauvaises pensées que Raimbaut va mettre en pratique immédiatement.
Bertram est seul. Aussitôt l’orchestre vous prépare à entendre d’étranges choses. Dans cette caverne est Satan lui-même, qui tient parlement au milieu de ses démons ; là on chante, on rit, on danse, mais sur un tout autre ton qu’à la cour du roi de Sicile. Je ne sais où M. Meyer-Beer a pris ces accords inouïs et les instruments d’où ils sortent. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n’a jamais écrit en musique rien de pareil. Ce sont des hurlements rauques, des cris enroués et glapissants ; ce sont des pas et des bonds lourds comme une danse de statues de pierres, c’est un mélange de râles d’agonisants et de ricanements d’insensés ; tout cela confondu, mêlé en un long charivari qui semble passer avec la rapidité de l’éclair, et qui vous laisse, glacé, interdit et presque stupide d’étonnement, au point que l’on serait tenté de douter si l’on a bien entendu. Mais M. Meyer-Beer ne vous laisse pas le temps de douter, le chœur revient à plusieurs reprises interrompant un air passionné où Bertram prétend que, s’il a bravé le ciel, il peut bien braver l’enfer pour son fils. Le chœur grossit, puis il s’éloigne, et Bertram s’élance dans la caverne où il est attendu pour entendre prononcer l’arrêt de son retour. Nous reviendrons sur cette scène, qui est une innovation grande et hardie, et qui suffirait pour attirer la foule à l’opéra nouveau. Après cette bacchanale satanique parait Alice, qui cherche son amant, et avec elle une musique douce, suave, naïve…
J’en étais là de mon récit, et je me laissais aller au goût et aux émotions de ce beau monde tout chargé de plumes, de fleurs et de pierreries, prenant plaisir à reproduire ainsi que je les ai senties les étranges beautés de ce grand drame où tous les prestiges des arts sont assemblés ; mais voici qu’une nouvelle horrible a circulé. Les ouvriers de Lyon en pleine révolte, le canon balayant les places et les rues ; enfin le peuple tout mutilé et maître de la ville, faisant flotter sur les monuments public cette devise d’un nouveau genre :
Vivre en travaillant
Ou mourir en combattant.
Je n’ai plus dans l’esprit ni Robert, ni mademoiselle Taglioni, ni les prodigieux décors de Ciceri. […]
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/Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE
Documents et archives
Article de presse
Le Globe, 3 décembre 1831 [Robert le Diable de Meyerbeer]
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date de publication : 28/09/23