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Premières représentations. Thaïs

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PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE. — Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux. Poème de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France. Musique de M. Jules Massenet.

Singulière comédie que celle où l’héroïne s’endort dans la paix du Seigneur, tandis que par un pénible contraste l’anachorète qui l’a ramenée a Dieu s’abîme dans le désespoir ! Le vent de la grâce souffle où il veut. L’histoire de Thaïs confirme cette vérité d’une orthodoxie désespérante.

Quand saint Paul l’Ermite, inaugurait dans les solitudes de la Haute-Égypte la vie cénobitique dont il offrit l’exemple édifiant, il ne se doutait guère que seize siècles plus tard son œuvre de pénitence exciterait l’hilarité du Parisien, allant comme de coutume faire ses dévotions au temple de l’Art, à l’Académie nationale de musique.

C’est que ce temple avait, d’occasion, hier soir, pour grand-prêtre, M. Massenet, un aimable pince-sans-rire, quand il lui plaît.

Alors que pour peindre la Thébaïde et la sérénité d’âme de ses solitaires, il aurait fallu la foi et la naïve sincérité d’un primitif, nous avons sans surprise rencontré chez M. Massenet le faire d’un prestigieux pasticheur moins soucieux de se laisser pénétrer par le parfum des choses mystiques que de cueillir, çà et là, quelque fleur érotique qu’il nous invite à respirer à plein nez, et dont il nous silhouette les troublantes formes, à l’aide d’un pinceau qu’on croirait emprunté aux attributs du dieu de Lampsaque.

Une fantaisie aussi audacieuse peut en partie, sans doute, trouver son excuse dans le roman qui servit de guide à son collaborateur, M. Gallet ; mais sans insister plus qu’il ne convient sur l’impuissance naturelle de la musique à traduire la partie analytique et consistante du livre de M. Anatole France, il est difficile de ne point remarquer dans l’action scénique de Thaïs l’absence de l’ironie puissante qui donne à l’œuvre du romancier un montant auquel ne peut atteindre, à l’Opéra, l’exhibition banale d’une femme charmante.

On ne rencontre pas non plus, dans la Thaïs de M. Gallet, le voluptueux banquet philosophique qui domine le roman et nous permet, chez Nicias, de lier connaissance avec divers personnages de marque, porte-paroles des anciennes écoles philosophiques dont les néo-platoniciens recueillirent les doctrines déliquescentes : Zénothémis, Hermodore, Callicrate, et surtout ce Cotta, préfet de la flotte, qui, dans une visite a la Thébaïde en compagnie de son médecin Aristée, étudiera plus tard avec un sérieux des plus comiques ce brave Paphnuce (Athanaël), son commensal d’une heure, qu’il retrouvera juché sur une colonne, à l’instar de saint Siméon Stylite.

On imagine aisément la bouffonnerie naturelle du dialogue s’établissant entre le préfet et l’homme des airs tous deux demeurant dans leur rôle, l’un raisonnant avec la logique terre à terre d’un païen positif, l’autre divaguant isolé dans l’espace où il s’acharne à vivre de chimères ad majorera Dei gloriam. Cet épisode et d’autres analogues offrent des traits de bonne comédie dont il ne reste pas trace, malheureusement, dans le livret de l’Opéra.

Ramenée pour la scène à son expression la plus simple, l’action se réduit ceci :

Premier acte. — Un père de la Thébaïde, Athanaël, hanté par le souvenir d’une icoglette, Thaïs, dont la beauté sert d’allumette a la concupiscence des habitants d’Alexandrie, se rend en cette ville pour persuader à la courtisane de renoncer aux hommes et d’épouser Jésus en s’enfermant dans un couvent de religieuses.

Le prudent cénobite Palémon veut retenir son collègue Athanaël, en lui faisant observer qu’il ne fait pas bon de s’exposer aux tentations en se frottant aux personnes du sexe.

Deuxième acte. — Athanaël arrive à Alexandrie et descend chez son ami Nicias, un aimable viveur, dont Thaïs achève la ruine. « — Où pourrai-je rencontrer cette femme ? » demande le moine. « — Ici même, répond Nicias ; elle viendra aujourd’hui chez moi pour la dernière fois, car je n’ai plus rien à lui donner : elle m’a tout croqué. » Nicias ordonne aux belles esclaves nues, Crobyle et Myrtale, de parfumer et d’orner l’étranger. Athanaël, les yeux baissés, se prête de mauvaise grâce à cette toilette qu’il réduit au minimum ; puis, sans perdre de temps, il entreprend Thaïs dès son entrée. La courtisane est frappée de l’originalité du sauvage et lui donne rendez-vous chez elle.

C’est ici que nous recevons l’inévitable « coup de boudoir » dont toute œuvre galante ne saurait se passer.

Parmi le luxueux amoncellement de riches fourrures et de tissus précieux épars sur des lits de repos, Thaïs alanguie en un déshabillé provoquant, les aisselles nettes comme l’ivoire, fait risette à son miroir et supplie Vénus de l’empêcher de vieillir. Survient Athanaël qui la secoue d’importance. Elle ne comprend pas grand chose aux violences de son langage. « — Ne me fais pas de mal ! Pitié ! » s’écrie-t-elle en se jetant a ses genoux ; puis, se relevant résolue : « — Je reste Thaïs, la courtisane, et ne veut plus entendre parler ni de Nicias, ni de toi, ni de ton Dieu ! Ah ! ah ! ah ! ah ! »

Le boudoir disparaît pour faire place à un tableau représentant, au matin, le seuil de la maison de Thaïs. Athanaël est accroupi sur les marches. La nuit a porté conseil. La belle abandonne son palais pour suivre son pieux compagnon. Le peuple furieux d’être privé de son idole veut lapider le moine, mais grâce à une habile diversion de Nicias qui jette des poignées de monnaie à la plèbe, Thaïs et son guide peuvent s’échapper.

Le troisième acte nous ramène dans la Thébaïde. Athanaël a conduit Thaïs à la fille des Césars, Albine, supérieure d’une congrégation de Filles Blanches. Rentré dans sa cellule, le malheureux moine ne peut plus retrouver la paix du cœur. Satan lui expédie des légions de diables roses et verts qui surexcitent sa chair. L’infortuné défaille parmi tant de persécutions : l’Étoile de la Rédemption se voile à ses regards. Thaïs lui apparaît en courtisane, puis en Fille Blanche couchée sur son lit de mort. Il la veut posséder avant qu’elle expire. Il vole auprès d’elle ; ses accents passionnés la trouvent indifférente, car elle goûte déjà l’extase de l’au-delà : « Le doux consolateur, posant sur mes yeux ses doigts de lumière, en essuie à jamais les pleurs. » Elle meurt, tandis qu’Athanaël s’affaisse, les traits convulsés. Comœdia finita est.

Nous désapprouvons le choix d’un pareil sujet, estimant que pour le traiter il est besoin d’un art de ménagements et de nuances qui n’est pas dans la nature de l’opéra. On ne saurait suppléer au défaut de préparation de certaines situations à l’aide du procédé brutal de la multiplicité des tableaux. Ce défaut saute aux yeux dans Thaïs.

Ces réserves faites, nous pensons qu’en l’espèce, M. Gallet n’a pas plus mal travaillé qu’a l’ordinaire, car il a tenté dans sa nouvelle œuvre l’essai d’un poème en prose, « d’un poème mélique », selon l’expression de M. Gevaert, dont la mode généralisée nous affranchira peut-être des rimes mirlitonesques si funestes à nos nerfs.

On lui peut toutefois reprocher d’avoir coupé les ailes à l’inspiration de M. Massenet. Nous sommes assuré que ce maître ne perdra jamais l’élégante fluidité d’écriture qui le distingue. Cette qualité se retrouve entière dans Thaïs. Les éclats de lumière qui traversent son orchestre sont parfois estompés à l’excès pour permettre à l’organe de Mme Sanderson de se développer sans trop d’efforts dans l’étendue entière de la salle : de là une certaine monotonie dont l’excuse est naturelle.

Ce que nous critiquons avec plus de fermeté, c’est l’impuissance d’expression noble, le défaut de sens intime élevé que révèlent tant de phrases aux contours mélodiques harmonieux et qu’à la lecture, toute superficielle, on croirait bondées d’un charme subtil. Simples apparences, en vérité, car l’anémie psychique dort sous ces formes engageantes.

S’il est besoin de relever quelques pages de l’œuvre, signalons, au premier acte, après la vision qui fait apparaître Thaïs se tortillant voluptueusement devant le public d’un théâtre d’Alexandrie, le chant d’Athanaël : « Toi qui mis la pitié dans nos âmes. »

Au deuxième acte, la scène assez vivante entre Nicias et Athanaël, puis avec Myrtale et Crobyle, scène s’épanouissant en un quatuor lestement troussé. À ce même acte, l’Invocation de Thaïs à Vénus, puis une Méditation, que nous entendrons à la fin de l’œuvre durant l’extase de Thaïs, et qui sert ici à peindre, le travail de la grâce dans l’âme de la courtisane, durant la nuit qui précéda son départ d’Alexandrie ; enfin, le chant de Thaïs tenant en mains une précieuse statuette d’Eros : « L’amour est une vertu rare. »

Nous avons regretté de n’avoir pas entendu au 3e acte le cri du chacal et le rugissement du lion indiqués dans la partition et qui n’auraient pas inutilement accentué la couleur locale. Le Ballet de la Tentation domine cette partie de l’ouvrage. Athanaël est transporté dans un merveilleux jardin, où se donnent carrière les sept esprits de la Tentation : la Perdition, brillamment représentée par Mlle Rosita Mauri ; les Sirènes, les Richesses, les Gnomes, des Sphynges, etc., qui tourbillonnent à la fin dans un sabbat infernal. Ce ballet, bien réglé par M. Hansen, est vivifié par des rythmes variés qui le rendent agréable. C’est à un degré supérieur la Tentation de Saint-Antoine, compagne obligée des spectacles forains d’autrefois.

La partition s’achève sur une situation touchante pauvrement traitée par M. Massenet.

Mlle Sibyl Sanderson a l’heureuse fortune de voir les meilleurs musiciens français servir sa beauté autant que sa voix. Le rôle de Thaïs est écrit avec des ménagements dont l’artiste peut marquer au maître sa reconnaissance. Impeccable en ses lignes sculpturales, sa plastique chantera longtemps encore pour elle. Thaïs mérite, à tous égards, d’être entendue, d’être vue et applaudie.

À côté d’elle, Mlles Marcy et Héglon ont à nouveau révélé la fraîcheur de leur gaieté, disons aussi de leur beauté, dans un costume qui leur sied à ravir. Il nous plaît également de reconnaître l’excellente tenue de style de Mlle Beauvais, dans le rôle moins flatteur d’Albine.

M. Delmas n’a point, tant s’en faut, perdu les qualités qui lui ont assuré, jusqu’à ce jour, les suffrages des gens de goût ; mais le rôle ingrat d’Athanaël, ses brutalités qui excluent les mille nuances dans lesquelles excelle cet artiste, ne permettent pas à son talent de nous apparaître en sa souplesse habituelle.

M. Alvarès donne à Nicias l’élégante désinvolture du gentleman : la légèreté railleuse du personnage trouve en lui un habile interprète. MM. Delpouget (Palémon) et Euzet, le serviteur de Nicias, se tirent à leur honneur de leur modeste rôle.

Compliments à M. Lapissida, qui a résolu avec bonheur les difficultés que présentait la mise en scène de l’ouvrage. Félicitations à l’orchestre, à son chef, M. Taffanel, à MM. Delahaye, chef des chœurs, et P. Vidal, chef du chant.

Il est peu probable que l’attrait de curiosité offert par le ballet du troisième acte de Thaïs suffise à maintenir cet ouvrage au répertoire. Nous ne pouvons le regretter.

F. RÉGNIER.

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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date de publication : 05/10/23