Théâtre de Monte-Carlo. L'Ancêtre
THÉÂTRE DE MONTE-CARLO
Première représentation de l’Ancêtre, drame musical en trois actes, de M. Augé de Lassus, musique de Saint-Saëns.
Le nouveau drame lyrique de M. Camille Saint-Saëns vient de remporter un très grand succès au théâtre de Monte-Carlo qui est devenu une des premières scènes musicales du monde entier. Jamais la maîtrise technique de l’illustre compositeur ne s’est affirmée avec plus de plénitude et de puissance ; jamais son inspiration n’est, apparue plus abondante, plus jeune et plus noble d’accent. L’Ancêtre est un de ces drames sobres, saisissants et rapides, très à la mode aujourd’hui et dont la formule a produit des œuvres de valeur inégale, mais aussi quelques partitions supérieures. Celle de l’auteur de Samson et Dalila brillera au premier rang parmi les chefs-d’œuvre du genre. Le poème de M. Augé de Lassus, dramaturge de talent, est intéressant, pathétique et d’excellente facture. Il abonde en situations émouvantes, et qui fournissent au compositeur les éléments d’inspiration lyrique qu’on exige avant tout d’un sujet de drame lyrique, ou plutôt de ce qu’on appelait autrefois (à l’époque où ce terme n’avait encore rien de désobligeant) d’un bon libretto d’opéra. L’action, très rapide, et qui se développe avec une belle ampleur et une louable sobriété théâtrale, a pour cadre les paysages pittoresques, les mœurs sauvages et grandioses de la Corse. Une haine, déjà ancienne, sépare deux familles ennemies, les Fabiani et les Pietra Nera. C’est en vain qu’un ermite, épris de beaux rêves impossibles, rêves de fraternité et de justice, effaçant les discordes et les vengeances d’autrefois ; c’est en vain que Raphaël prêche aux cœurs impitoyables le pardon des injures et la douceur de l’oubli. L’ancêtre, l’aïeule qui préside aux destinées de la race des Fabiani répond par un refus farouche à une suprême tentative de paix et de réconciliation. Cet épisode, d’une réelle grandeur, est d’ailleurs un des plus beaux de l’ouvrage, au point de vue dramatique aussi bien qu’au point de vue musical. La traditionnelle vendetta corse est déclarée une fois de plus entre les deux maisons rivales. Et le soir-même, Tebaldo Pietra Nera, jeune officier de l’armée napoléonienne (le drame se passe sous le premier Empire), est attaqué par Fabiani. Il se trouve en cas de légitime défense, et dans une lutte tragique, frappe et tue son ennemi. Désespérée, l’ancêtre ordonne à sa petite fille, Vanina Fabiani, sœur de la victime, de venger le frère assassiné, que toutes deux vont pleurer avec une inexprimable douleur. Mais Vanina aime le meurtrier, bien qu’elle n’ait jamais eu le courage d’avouer à personne le secret de cet amour malheureux sans avenir possible. Car, moins heureuse que Juliette Capulet, elle n’est pas aimée de l’ennemi de sa race. En effet, Tebaldo aime passionnément une orpheline Margarita, étrangère aux rivalités et aux rancunes féroces qui dévastent son pays. Il doit l’épouser, quitter à jamais la terre sanglante où s’épanouit la fleur rouge des vindictes séculaires et des haines implacables. Vanina le sait, et même avant la mort de son frère, un abîme la séparait de celui qu’on lui commande de frapper aujourd’hui, sans pitié ni remords. Mais l’amour, ainsi qu’au temps des légendes héroïques ou sublimes d’abnégation et de sacrifice, l’amour est plus fort que la haine. À l’ordre impitoyable de l’aïeule, Vanina répond : « Je ne peux pas ! » Et lorsque l’ancêtre se décide à punir elle-même l’assassin de Fabiani, elle se précipite au-devant du coup mortel, et la balle qui devait frapper Tebaldo la délivre à jamais d’une vie brisée et d’un amour sans espoir.
Sur ce sujet, dont la force dramatique et l’action émouvante apparaissent indéniables et dont l’idée maîtresse – l’implacable haine de l’ancêtre se retournant contre elle et la frappant dans ses deux enfants, dans ses dernières et suprêmes affections, éternel châtiment promis à ceux qui dédaignent l’appel de la pitié et les conseils généreux de la charité et de l’oubli, – le célèbre musicien d’Ascanio et du Timbre d’argent a écrit une de ses meilleures partitions.
L’admirable maîtrise musicale de M. Saint-Saëns est connue du monde entier et la forme symphonique de l’œuvre est au-dessus de tout éloge, j’ai à peine besoin de le dire. L’éclat de l’orchestration, la noblesse du style, l’ampleur et la pureté de l’inspiration, l’harmonie générale et les détails exquis de ce beau drame lyrique donnent l’impression très nette et si rare de la perfection atteinte et réalisée. Mais ce qu’il convient d’admirer tout particulièrement c’est la fraîcheur, la grâce, la jeunesse invincible dont cette partition remarquable est empreinte d’un bout à l’autre. Le génie créateur, l’inspiration poétique et strictement musicale, pour tout dire en un mot un peu démodé mais qui dit bien ce qu’il veut dire, l’inspiration du Maître nous a rarement séduits ou émus à ce point. Ici, vraiment, l’envolée lyrique initiale rivalise avec la possession absolue de toutes les ressources de l’art, de toutes les subtilités du métier. Parmi les pages les plus belles, nous citerons l’admirable prière du premier acte, dont la mélodie délicieuse s’élève au ciel comme le cri d’angoisse d’une âme blessée, avide de réconciliation et de paix ; le duo des amoureux, vraiment exquis, d’un charme si pur, d’un sentiment si sincère et si tendre ; toute la fin de ce premier acte, qui est un authentique joyau musical ; les lamentations du second acte, et, au troisième tableau, l’air que chante Margarita, plein de fraîcheur et de joie naïve, d’un effet charmant et imprévu ; le grand trio, où l’illustre compositeur lui-même a rencontré rarement une inspiration plus grandiose et plus abondante ; jusqu’à cette agonie de Vanina, si dramatique et si touchant, jusqu’à cette plainte résignée de la mourante que semble illuminer la pure lumière, la douce et triste flamme du sacrifice et par laquelle se terminèrent à la fois le troisième acte et les péripéties totales de cet émouvant et pittoresque drame musical, de ce beau poème d’amour et de haine, de pardon et de vengeance.
Pour tout dire en un mot, l’œuvre est digne du Maître. Et elle a bénéficié à Monte-Carlo d’une interprétation de premier ordre el d’une mise en scène vraiment admirable.
Mme Litvinne a composé et joué son personnage difficile et quelque peu ingrat de l’implacable ancêtre en grande tragédienne lyrique. Et c’est aussi en grand artiste que M. Renaud a personnifié le pacifique Rafaël, dont les appels à la clémence sont si peu et si mal entendus. Je ne saurais dire à quel point M. Renaud m’a ravi et ému dans ce rôle de composition où il atteint à la perfection sans aucune recherche des effets vulgaires, par l’émotion profonde et sincère, la beauté de l’interprétation. C’est impeccable de chant et de haute intelligence dramatique. Et quelle diction merveilleuse, quelle science musicale ! quelle variété de moyens expressifs ! M. Renaud est vraiment un des plus merveilleux artistes de ce temps-ci comme tragédien et comme chanteur. M. Rousselière, très en progrès, a chanté admirablement son rôle de ténor et de jeune premier ; sa belle voix enchante l’auditoire, sa richesse de moyens vocaux l’éblouit. Son succès a été très grand, ainsi d’ailleurs que celui de tous les autres interprètes de l’Ancêtre. Mlle Farrar est absolument charmante dans le rôle de Margarita ; elle y fait preuve d’un talent hors ligne, d’une intelligence artistique supérieure. Les autres rôles sont fort bien joués, surtout par Mlle Charbonnel, qui a une voix superbe, et par M. Lequien. L’orchestre et les chœurs furent impeccables, ainsi qu’il est de tradition dans ce beau théâtre et contribuèrent beaucoup à la réussite éclatante de l’ouvrage.
Quel que soit le mérite de l’œuvre, aussi bien du poème que de la partition, il est heureux pour elle d’avoir trouvé dans la mise en scène dont M. Raoul Gunsbourg en a fait valoir tous les aspects et toutes les ressources de charme ou d’émotion, un élément de puissante réussite unanime. Cette mise en scène est un chef-d’œuvre de goût, d’intelligence artistique, de profonde compréhension et de connaissance éclairés du théâtre et de ses exigences. Car, malgré de nombreux épisodes populaires, l’Ancêtre est un drame intime, dont l’action, toute psychologique, ne doit pas être écrasée par le mouvement des masses ou par l’encombrement de détails réalistes. C’est ce que M. Raoul Gunsbourg a merveilleusement compris et mis en relief et sa mise en scène aussi harmonieuse et aussi séduisante que l’œuvre elle-même, atteste une fois de plus l’incomparable autorité, le talent supérieur, la rare maîtrisa de ce grand artiste, de cet admirable directeur, auquel nous sommes déjà redevables de tant de nobles émotions esthétiques, de tant de belles visions d’art et de poésie, de tant de spectacles magnifiques, où la perfection théâtrale d’illusion réalisée rivalise avec la plus profonde conception de l’Idéal et de la Beauté.
Stanislas Rzewuski.
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L’ Ancêtre
Camille SAINT-SAËNS
/Lucien AUGÉ DE LASSUS
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date de publication : 29/07/24