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Théâtre de Monte-Carlo. Roma

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Théâtre de Monte-Carlo
Première représentation de « Roma », opéra tragique en cinq actes, poème de M. Henri Cain, musique de M. Massenet

Le théâtre de Monte-Carlo vient d’obtenir un immense et légitime succès, dont le souvenir s’ajoutera à tous ceux que peuvent revendiquer déjà les annales de ce théâtre. Roma, le nouvel ouvrage de M. Massenet, a été acclamé avec un enthousiasme indescriptible, absolument justifié d’ailleurs par la haute valeur d’art de cet opéra tragique ainsi que par la perfection étonnante d’interprétation et de mise en scène. L’œuvre est de toute beauté au point de vue dramatique, et l’illustre compositeur a su la revêtir d’une forme symphonique, d’une trame musicale dignes du poème.

Le compositeur de Werther et de tant d’autres chefs-d’œuvre a intitulé cet ouvrage, d’une forme et d’une originalité saisissante : opéra tragique, et cette désignation est une trouvaille ; elle résume et synthétise l’esthétique, les tendances, l’essence même de Roma. L’auteur du poème, M. Henri Cain, dont la maîtrise de dramaturge s’est affirmée déjà bien souvent, a pris la donnée et les péripéties principales dans le superbe drame d’Alexandre Parodi Rome vaincue. Le succès en fût jadis retentissant à la Comédie-Française, où l’on devrait bien reprendre cet authentique chef-d’œuvre.

Le poète de la Reine Juana était tout simplement un dramaturge génial, il y a dans tous ses ouvrages une grandeur, un pathétique intense, une abondance de situations émouvantes, originales, parfois sublimes, dont on trouverait difficilement l’équivalent chez les dramaturges de son temps. Nulle part, peut-être, ces qualités exceptionnelles ne se sont manifestées avec autant d’éclat que dans Rome vaincue, qui reste son œuvre maîtresse.

M. Henri Cain a su adapter les éléments parfois touffus de cette tragédie célèbre aux exigences du théâtre lyrique – et il s’est acquitté de sa tâche avec une autorité, un talent remarquables.

Son poème est un modèle du genre ; les traits essentiels du drame : l’amour criminel de la vestale Fausta, à qui la Ville Eternelle affolée attribue ses défaites passagères ; l’impitoyable arrêt du Sénat condamnant la coupable à une fin atroce ; le désespoir, les supplications, puis le dévouement tragique de l’aïeule, l’aveugle Posthumia, qui frappe elle-même sa petite-fille adorée, afin de lui épargner l’horreur d’une longue agonie, toutes les péripéties du drame revivent, renaissent, palpitent sous nos yeux, plus sobres, plus émouvantes encore que dans la superbe pièce du Théâtre-Français.

Quant à la partition de M. Massenet, elle est, sans aucun doute, une des plus belles de l’illustre compositeur, et, jamais, son génie inspiré, séduisant et original entre tous, ne s’était affirmé peut-être avec autant de plénitude et de puissance. Les facultés maîtresses qui caractérisent sa production lyrique brillent encore ici d’un plus vit éclat : la richesse d’idées mélodiques, la poésie et l’ardente volupté sentimentale, la grâce, le pittoresque et le charme, l’accent personnel et inimitable du lyrisme sincère, l’harmonieuse subtilité de la trame symphonique et l’extraordinaire habileté théâtrale, toutes qualités dont la synthèse permet d’admirer dans l’auteur de Werther, un des plus grands dramaturges lyriques de ce temps-ci. Mais, en même temps, l’opéra tragique que le public vient d’applaudir avec enthousiasme se distingue par une puissance, une sobre et fidèle évocation de la Rome d’autrefois, une noblesse et une âpre intensité de style qui appartiennent entièrement au domaine de l’art tragique dans la plus haute acception de ce mot. Séduisante et pathétique, inspirée et savante, cette merveilleuse partition contient et réunit vraiment tous les éléments d’émotion et de beauté.

La place nous fait défaut et nous ne pouvons, à notre grand regret, en analyser ni apprécier les multiples et incomparables richesses musicales. Signalons, toutefois, parmi les pages les plus applaudies et les plus dignes de l’être, l’admirable exposition du premier acte, d’un coloris si sobre et si juste à la fois, où palpite, frémit et se révolte l’âme collective de tout un peuple, d’une grande nation vaincue, mais aspirant déjà à toutes les revanches.

Au second acte, le récit de Junia, que Mme Guiraudon-Cain a chanté dans la perfection et qui est un étincelant joyau musical, d’une fraîcheur, d’une suavité, d’une poésie intenses.

Dans le troisième acte, tout est de premier ordre, tout porte l’empreinte du génie, la marque sublime de l’inspiration : tout, depuis le prélude, ou apparaît déjà le thème du grand duo d’amour ; le monologue de l’esclave gaulois ; enfin, ce merveilleux, cet inoubliable duo qu’illumine une flamme ardente et pure, où l’amour éternel chante une fois de plus sa chanson obstinée de dévouement et de folie, page inspirée et parfaite, qui suffirait à la gloire d’un musicien. Et, dans un style tout différent, car la situation elle-même a évolué avec les péripéties du drame, que de noblesse, de hautaine acceptation du sort, quels accents inspirés dans ce merveilleux quatrième acte, celui du Sénat, que Mlle Lucy Arbell joue et chante en grande artiste !

L’interprétation met en pleine lumière le mérite exceptionnel de cette œuvre magistrale, et nous ne saurions vraiment en faire un meilleur éloge. Il est vrai que M. Raoul Gunsbourg avait assuré à Roma une distribution hors ligne. Depuis fort longtemps, l’auteur de ces lignes n’avait pas entendu un ouvrage interprété avec un aussi parfait ensemble, avec cette harmonieuse unité, cette homogénéité extraordinaire.

Mme Kousnetzoff a interprété en cantatrice di primo cartello, en tragédienne lyrique inspirée le rôle de la vestale coupable. Le succès de Mme Kousnetzoff fut immense. Mlle Lucy Arbell a fait de l’aïeule Posthumia une création inoubliable ; elle y peut rivaliser avec Sarah Bernhardt, dont nous nous souvenons fort bien, dans ce rôle : c’est tout dire ; au point de vue vocal, l’interprétation de Mlle Arbell est également de tout premier ordre. Et quelle harmonie d’attitudes ! quelle autorité et quelle émotion profonde dans les épisodes, pathétiques entre tous, où l’aïeule, accablée de désespoir, défend la vie de son enfant, puis lui apporte enfin la mort qui délivre, qui épargne l’affreux supplice ! Mme Guiraudon-Cain a ravi et émerveillé l’auditoire ; jamais peut-être l’art du chant n’aura atteint une telle perfection : l’absolu est vraiment réalisé dans une interprétation pareille. Et quelle voix délicieuse ! que de charme et de poésie sincère.

Mme Eliane Peltier est absolument charmante, elle aussi, dans un rôle trop court, mais qui, interprété de la sorte, avec tant de talent et d’intelligence artistique, semble acquérir de l’intérêt et de l’importance.

M. Muratore a représenté le personnage de Lentullus avec une ardeur et une fougue, un enthousiasme et une énergie dramatique véritablement saisissants. Et il chante cette adorable musique de Massenet avec toutes les ressources d’une voix magnifique et d’un art magistral. M. Delmas tient le rôle difficile du sénateur Fabius avec une dignité, une noblesse, une douleur sobre et fatale, qui ont profondément ému l’auditoire ; M. Delmas exprime en grand artiste le désespoir du père, la révolte du patricien et du patriote, puis, enfin, la résignation grandiose du stoïcien acceptant l’arrêt du destin. M. Noté prête à l’esclave gaulois la sonorité splendide de sa voix, l’autorité de son style et de son grand talent. Le succès de ces trois chanteurs célèbres, de notoriété universelle, a été éclatant. Roma a fourni enfin à un jeune chanteur, hier encore inconnu, l’occasion d’un début retentissant : M. Clauzure possède des moyens vocaux superbes ; il chante avec infiniment de goût et de sobre expression ; son jeu est pittoresque et précis. M. Clauzure nous a produit dès à présent l’impression d’un artiste de premier ordre, et la plus belle carrière lui est promise.

Le Théâtre de Monte-Carlo a monté l’œuvre nouvelle de M. Massenet avec une somptuosité, un goût, une richesse dignes de tous éloges. Les décors de M. Visconti sont d’authentiques merveilles. Nous avons particulièrement apprécié le bois sacré et le Sénat. Les costumes, les accessoires, les moindres détails de la réalisation théâtrale de cet ouvrage d’un maître sont d’une vérité historique étonnante et d’un pittoresque saisissant. Il est à peine besoin de dire que l’orchestre, sous la direction d’un admirable « kappellmeister », tel que M. Léon Jéhin, a interprété la partition d’une manière impeccable, en faisant valoir aussi bien les tendances essentielles de l’œuvre que ses subtiles beautés de détail. Les chœurs, selon une excellente tradition, furent magnifiques et dignes de leur renommée européenne.

Enfin, M. Raoul Gunsbourg, qui a déjà réalisé tant de prodiges en ce théâtre modèle, vient de donner à Roma la mise en scène la plus pittoresque, la plus expressive et la plus vivante.

Grâce à cette mise en scène, véritable chef-d’œuvre de maîtrise, de goût et d’habileté technique, ce n’est pas seulement le cadre extérieur, l’atmosphère de la Rome d’autrefois, qui revit aux regards éblouis du spectateur, c’est l’âme pathétique, grandiose et cruelle de la Cité éternelle qui ressuscite, frémit et palpite au souffle des premières épreuves et des défaites prochaines. Avec de tels éléments de succès, l’œuvre, tout à fait digne d’admiration par elle-même, devait obtenir un triomphe. Et ce fut vraiment une des plus éblouissantes victoires artistiques de ce temps-ci, une de celles aussi qui font le plus d’honneur aux auteurs, aux interprètes et à ce beau théâtre, où le nom de notre illustre compositeur français a été acclamé une fois de plus. Dès le premier acte, le succès était certain, mais il a pris, à mesure que se développaient les péripéties de l’œuvre et les beautés de la partition, le caractère d’une ovation enthousiaste.

Stanislas Rzewuski.

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(1842 - 1912)

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date de publication : 05/10/23