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Revue musicale. Roma

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REVUE MUSICALE
Opéra : Roma, opéra tragique en cinq actes, de M. Henri Cain, d’après Alexandre Parodi, musique de M. Jules Massenet. — [...]

Il manquait à M. Jules Massenet, qui s’est essayé dans tous les genres : opéras comiques à poudre et fabliaux sacrés, légendes d’Orient et drames intimes du cœur, contes de fée et romans de chevalerie, mélodrames militaires et comédies picaresques, il manquait, dis-je, à M. Massenet d’avoir jamais écrit une tragédie lyrique, je ne dirai pas à la Gluck, mais à la Saint-Saëns, et du moment que celui-ci s’était tourné vers la muse antique, d’abord avec les Barbares, puis avec Déjanire, il était bien improbable que l’auteur de Manon pût rester plus longtemps sans nous montrer ce qu’il était, lui aussi, capable d’écrire dans ce genre. Ainsi est née Roma qui, comme tous les derniers ouvrages de ces deux compositeurs, a pris, en passant par Monte-Carlo, le meilleur chemin pour arriver sur une de nos grandes scènes subventionnées, et cette Roma, vous devez le savoir, à moins que vous ne vous soyez bouché les yeux et les oreilles pour ne pas voir ni entendre toutes les mirifiques réclames qu’on lançait à son sujet, c’est, assaisonnée à la sauce lyrique, l’ancienne tragédie de Rome vaincue, une de ces tragédies très honorables, mais plutôt médiocres, qu’on accepte et qu’on applaudit tant que dure l’engouement de la première heure et qu’on s’étonne, au bout de quelques années, d’avoir jamais pu entendre et applaudir. Or, il n’y a pas moins de trente-six ans que la tragédie d’Alexandre Parodi remporta sur la scène de la Comédie française un succès qui n’atteignit pas à quarante représentations et qui était dû principalement à l’admirable incarnation qu’avait donnée Mme Sarah Bernhardt de l’aïeule aveugle Posthumia : qu’en peut-il donc rester aujourd’hui ?

Il en reste tout simplement un scénario quelconque de tragédie lyrique ou d’« opéra tragique », pour employer le nouveau vocable imaginé par les auteurs, comme si tous les opéras n’étaient pas tragiques, un scénario qui, à quelques invraisemblances près, n’est ni meilleur ni pire qu’un autre. Agréez que je vous en raconte ou rappelle les principales péripéties. Rome est à deux doigts de sa perte, ses légions ont été détruites par Annibal à la Trébie, à Trasimène, à Cannes ; les consuls Paul-Emile et Varron, qui les commandaient, sont morts ; un seul échappe au carnage, le tribun militaire Lentulus, qui apporte cette épouvantable nouvelle. Mais pourquoi ce désastre et comment les Dieux, jusque-là favorables aux armes de la République, l’ont-ils laissé s’accomplir ? La réponse de l’oracle, que consulte le Grand Pontife, est catégorique ; une des Vestales, en trahissant ses serments, a causé la perte de Rome, qui ne retrouvera la faveur des Dieux qu’après que la coupable aura expié son forfait. En entendant proclamer l’oracle, le jeune Lentulus a frémi et ce mouvement involontaire n’a pas échappé à la perspicacité du Grand Pontife. Celui-ci ne s’arrête pas une minute aux candides aveux de la jeune vestale Junia, sœur de Lentulus, qui s’accuse d’une faute imaginaire commise en rêve ; il emploie une ruse bien rebattue, mais qui réussit toujours au théâtre, et devant toutes les vestales assemblées, il annonce que le valeureux Lentulus est au nombre des victimes. À cette nouvelle, une vestale pâlit et manque de défaillir, Fausta, qui s’appelait autrefois Opimia, la propre nièce du sénateur Fabius Maximus, qui l’aime comme une fille. Est-ce donc elle la coupable ?...

Sans nul doute, et le Grand Pontife ne s’y était pas trompé, car nous la retrouvons bientôt dans le bois sacré du temple, écoutant les tendres déclarations de Lentulus et criant avec lui son amour à toute la nature ; elle se sait soupçonnée, mais elle hésite encore à fuir avec son amant lorsqu’un esclave gaulois, Vestapor, qui, a voué une haine féroce à Rome et prétend achever sa ruine en empêchant la vestale d’expier son crime, survient et la presse si bien qu’elle prend la clé des champs avec l’élu de son cœur. Mais elle ne va pas loin, sa foi patriotique la pousse à se dénoncer elle-même à son oncle, qu’elle vient retrouver sans nulle gêne en plein Sénat ; l’aïeule Posthumia y pénètre sans plus de façon : elle non plus ne veut croire au crime de sa petite-fille et la supplie de se disculper. Mais la faute n’est que trop certaine et le châtiment que trop sûr : on creuse déjà la fosse où la vestale coupable doit être enterrée vivante. Fabius et Posthumia se concertent afin d’épargner à leur chère enfant cette mort épouvantable ; la grand’mère lui présente un poignard pour qu’elle se tue, mais Fausta, dont les mains sont liées, ne peut s’en saisir, et c’est alors l’aveugle qui, cherchant à tâtons la place du cœur, enfonce le couteau dans la poitrine de sa petite-fille... Immédiatement, les dieux se tiennent pour satisfaits et l’on voit tout de suite arriver dans le fond le cortège triomphal du consul Scipion, conclusion bien digne de l’Opéra, mais souverainement hâtive et très inférieure à celle de la tragédie, où la vieille Posthumia, appuyée contre la porte du tombeau où sa petite-fille vient d’être ensevelie, lui adressait cet appel désespéré : « Opimia, ma fille ! ouvre, c’est ton aïeule ! »

Autrefois, lorsque M. Massenet avait occasion de frayer avec l’antiquité, dans les Erynnies, par exemple, il nous prenait toujours par le charme de son inspiration caressante et sans s’imposer nulle contrainte, sans se plier à cette rigidité de formes, à cette simplicité d’idées et d’instrumentation qui constitue pour nous le type de la tragédie, qu’elle doive être chantée ou déclamée. Aujourd’hui, c’est tout le contraire, et Roma, à quelques pages près, où le véritable Massenet reparaît tellement qu’elles détonnent ici d’une façon singulière, nous offre le spectacle assurément très curieux, mais peu fructueux au point de vue de l’art, d’un compositeur employant toutes ses forces à combattre sa propre nature, à tirer de son propre fonds, par esprit d’imitation, tout l’opposé de ce qu’il produit d’habitude et peut seulement produire. Aussi se dégage-t-il de l’ensemble de cet ouvrage une froideur glaciale, ce dont les thuriféraires de l’auteur vont jusqu’à faire un mérite à l’auteur en lui prêtant cette déclaration au moins singulière qu’il aurait voulu écrire là de « la musique froide », et ce résultat, qu’il a su obtenir d’une façon vraiment magistrale, n’est jamais plus déconcertant que dans les tableaux qui demanderaient le plus d’animation, de vie et de mouvements de terreur, dans tout l’acte du Forum, par exemple, et pour la comparution de Fausta devant le Sénat, comme dans la scène même de l’ensevelissement de la vestale coupable. Aussi fallait-il voir avec quelle satisfaction le public tentait de se dégeler dès qu’il pensait reconnaître, ici ou là, l’ancien Massenet, le seul qu’il aime et souhaite de retrouver, dans de suaves passages, comme le récit que l’innocente Junia fait d’un rêve qu’elle croit coupable, comme le thème initial de Vesta et le joli motif de la promenade des vestales dans le bois sacré, qui nous reporte en pleines Erynnies, ou même dans les grandes poussées de son de Lentulus et ses pâmoisons vocales avec Fausta qui les apparentent l’un et l’autre à Desgrieux et à Manon, sans oublier le trio final de ce même acte où l’esclave gaulois Vestapor intervient comme un autre cousin Lescaut.

Ce qu’il faut observer aussi, c’est comment M. Massenet, malgré son habileté bien connue et dont ii voudrait toujours étendre le domaine, a bien pu se montrer grave et sévère, et cela le plus doctoralement du monde, mais sans atteindre au grandiose, au pathétique : en somme, il n’est arrivé qu’à diminuer l’effet tragique des scènes imaginées par l’auteur de la pièce originale, au lieu de l’accroître. En effet, les deux situations capitales au point de vue dramatique et qui se trouvent toutes les deux dans le rôle de l’aveugle Posthumia, lorsque celle-ci prend la défense de sa petite-fille devant les Sénateurs, puis quand elle la poignarde, perdent, ainsi mises en musique, une grande partie de leur force. De quelque côté qu’on les considère, soit par ce que chante l’aïeule, soit par ce que chante Fausta, ces deux scènes, vraiment tragiques, s’estompent dans la pénombre d’une déclamation sans vigueur, d’une orchestration sans relief, si bien que c’est le drame même, ou du moins ce qu’il en reste, qui soutient ici la musique au lieu que ce soit celle-ci qui renforce le drame : à quoi bon, dès lors, avoir entrepris toute cette besogne ? Après tout, peut-être l’illustre musicien s’est-il simplement trompé de route et, au lieu de remonter avec M. Saint-Saëns vers la tragédie antique, aurait-il mieux fait de descendre vers le drame moderne avec un autre grand compositeur, l’auteur d’Ivan le Terrible, à qui lui-même a bien voulu décerner, par lettre rendue publique, un éclatant brevet de maîtrise : en fait de génie à prendre pour modèle, il ne s’agit que de faire un choix approprié, – et il y a de la marge de Gluck à M. Raoul Gunsbourg.

Les belles voix de MM. Muratore, Delmas et Journet, jointes à la fougue enfiévrée de l’un, à la noblesse de l’autre, à l’autorité du troisième, ont été très appréciées dans les personnages de Lentulus, de Fabius Maximus et du Grand Pontife. M. Noté s’acquitte avec sa vigueur habituelle du rôle de l’esclave gaulois, qui a perdu entre Monte-Carlo et Paris son joli nom de Vestapor ; Mlle Campredon prête une voix très pure à la jeune vestale Junia, et Mlle Arbell un organe très sombre, mais sans timbre, à l’aïeule Posthumia ; enfin la véritable héroïne de cette soirée un peu terne aura été Mlle Kousnezoff, autant par le charme et la beauté de sa voix que par la souveraine intelligence de son jeu et l’élégance si harmonieuse de ses attitudes. Quel plaisir ne sera-ce pas pour nous que de la voir avant peu, non plus dans Fausta, mais dans Salomé !

[...]

Adophe Jullien

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date de publication : 03/11/23