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La Mort d'Abel de Kreutzer

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Cet opéra, dont le sujet est assez triste, a commencé fort gaiement, et cette gaité a pensé lui être fatale : les plus grandes destinées tiennent à si peu de choses ! La frisure d’Abel qui paraît à la seconde scène, a mis tout le monde en belle humeur ; de grands éclats de rire ont accueilli cette perruque blonde qui faisait un chérubin du fils d’Adam, et le rendait encore plus féminin, quoiqu’il ne soit pas de lui-même très mâle ; mais enfin, après les premières bouffées qu’on n’avait pu retenir, on a commencé à réfléchir que le ridicule d’une perruque ne devait pas étouffer les beautés d’un opéra, et qu’il ne fallait pas se priver du plaisir d’une musique bien faite parce qu’Abel était mal coiffé ; on s’est accoutumé à regarder sa coiffure sans rire, et on a écouté l’ouvrage avec l’attention qu’il méritait : le public a senti que ce n’était pas à lui à punir l’innocent Abel de l’erreur de son perruquier, et qu’il ne lui convenait pas d’immoler d’avance cette victime réservée à la massue de Caïn.

Je ne répéterai point ici ce que j’ai déjà dit sur la mauvaise figure que font nos premiers parents déguisés en héros d’opéra. Adam et Eve sont des personnages trop respectables ; ils offrent à l’esprit des idées trop graves et trop lugubres pour qu’on puisse les placer avec bienséance sur une scène d’enchantement et de volupté. La conspiration du Diable contre le genre humain, la désobéissance du premier homme et la condamnation de toute sa race, ont pu fournir au sombre et farouche Milton quelques tableaux sublimes dans le style du Jugement dernier, de Michel-Ange ; mais les successeurs de Quinault doivent nous présenter des idées moins noires : ce n’est même ni à ses diables, ni à son enfer que Milton dit sa gloire ; c’est au Paradis terrestre, c’est aux innocentes amours de ses habitants : cette peinture délicieuse fait plus d’honneur au poète anglais que toutes ses diaboliques horreurs.

L’auteur d’Abel, comme je l’ai déjà observé, n’avait pas de grands frais d’imagination à faire. Gessner et M. Legouvé s’empressaient de lui apporter des caractères, des situations et des scènes ; il s’est servi du poète suisse et du poète français pour bâtir le premier et le troisième acte de son opéra, comme Laomédon se servit d’Apollon et de Neptune pour bâtir les murs de sa ville ; avec cette différence que M. Hoffman n’est point un ingrat comme Laomédon. Quant à Milton, il n’a pas lieu d’être aussi content que les deux autres compagnons de M. Hoffman, parce qu’il ne lui a pas fourni d’aussi bon ouvrage : son Pandemonion n’a produit d’autre effet que de fatiguer les spectateurs.

Il y a dans la versification beaucoup de faiblesse, dans le style beaucoup de négligences […] Quelques vers répandus ça et là prouvent que si Hoffman n’a pas mieux écrit, c’est qu’il n’a pas voulu s’en donner la peine : il a bien fait de ne pas se tourmenter en vain ; car on ne lui aurait su aucun gré d’un style plus soigné dans un ouvrage où l’on a n’a d’attention que pour la musique ; il suffit à sa gloire d’avoir fourni au musicien de quoi briller dans le premier et dans le troisième acte.

[…] Ce premier acte a du mouvement et de l’intérêt ; le musicien a bien saisi tout ce que lui indiquait le poète. L’ouverture, douce et fraîche, respire le calme et l’innocence du premier âge ; elle a bien la couleur locale du sujet. Il y a un duo enchanteur entre Abel et Adam : le succès de ce duo prouve l’empire que la mélodie simple et naturelle exerce sur tous les auditeurs. Il y a des morceaux plus forts, plus brillants, plus travaillés ; il n’y en a point dont le charme soit mieux senti et qui plaise plus généralement : les compositeurs devraient plus souvent s’occuper de ce qui fait plaisir à tout le monde. Le chœur de la réconciliation est d’une grande expression et d’un bel effet. La terreur que répand la voix infernale, le contraste de la fureur des diables avec la piété et la douce paix de la famille d’Adam, sont peints dans la musique avec autant de force que de vérité.

Caïn ne respirant que la haine, la vengeance et le sang, peut passer pour un assez honnête personnage de tragédie ; mais Abel a une douceur, une bonté, une générosité, une patience, une sensibilité : en un mot, des vertus si extraordinaires, qu’on ne peut le regarder que comme le berger d’une églogue romanesque : in tel personnage n’est pas fait pour le théâtre. Si les règles d’Aristote avaient quelque crédit à l’Opéra, Abel se trouverait en contradiction avec les maximes de ce grand philosophe, qui prétend qu’un héros malheureux, pour être intéressant sur la scène, ne doit être ni tout-à-fait innocent, ni tout-à-fait coupable : or Abel n’est-il pas tout-à-fait innocent ? Il serait, je crois, difficile de trouver un plus grand innocent dans aucun drame.

M. Hoffman est-il parvenu à répandre quelqu’intérêt sur Caïn, en nous présentant son crime comme involontaire, en donnant des remords au premier des assassins, en supposant que c’est l’Enfer et non son cœur qui le pousse au meurtre. Il est vrai que l’abus de cette machine infernale tendrait à nous faire croire que Caïn est aussi puissamment entraîné au crime par la colère du diable, que Phèdre par la colère de Vénus ; et cependant il y a autant de distance entre les deux personnages qu’il y en a entre le christianisme et le paganisme : je sais que ces adoucissements qui mitigent la scélératesse sont devenus à la mode. Voltaire a fait de l’horrible Clytemnestre, de la fière Sémiramis, des pénitentes, des femmes faibles, et presque de bonnes femmes : l’exemple de Voltaire est une autorité sacrée pour le modeste auteur d’un opéra. Qu’est-il résulté de cette idolâtrie ? Qu’à l’exemple de Voltaire qui a fort affaibli sa Sémiramis et sa Clytemnestre, l’imitateur a fait perdre à son Caïn quelques traits de sa terrible physionomie.

Un cri universel s’est élevé contre le second acte, qui devait cependant être chaud, car il se passe au milieu des flammes : c’est un conseil tenu par les diables, on ne sait d’abord sur quoi. Il faut qu’un courrier arrive de la terre aux enfers pour fixer le sujet de la délibération ; il s’agit de savoir comment on s’y prendra pour faire tuer Abel par Caïn ; et tout ce grand tintamarre infernal se réduit à forger une massue pour Caïn, qui aurait bien pu étrangler Abel de ses propres mains sans le secours d’aucun instrument. Le musicien n’en mérite pas moins d’éloges pour s’être élevé dans cet acte à la hauteur du génie de Gluck sans lui trop ressembler : il lui en a coûté beaucoup pour peindre les horreurs de cet affreux conciliabule ; il a fait la dépense d’une musique sauvage, barbare, effrayante, digne du lieu où se donne le concert et tout cela en pure perte, parce qu’on ne peut supporter longtemps sans fatigue une musique de la même couleur, surtout quand cette couleur n’a rien en soi d’agréable : la monotonie même du sublime est pénible : la variété est l’âme de la scène. La musique vit de changements, de contrastes, d’oppositions : il y en a d’heureux et de frappants dans le premier et le troisième ; mais le second, quoique beaucoup plus court, paraît le plus long des trois, parce qu’il est monotone. Je sais que les diables ont eu, de tout temps, droit de bourgeoisie à l’Opéra : cependant on n’y a jamais logé de tels hôtels qu’en passant ; jamais ils n’y ont fait un si long séjour : cependant,, il faut dire à l’avantage des diables chrétiens qui figurent dans Abel, qu’ils sont moins hideux que les diables païens d’Armide et d’Orphée ; il y a même un certain Bélial, qui est un diable petit-maître : au lieu que tous les diables du Tartare ont des masques abominables, capables de faire accoucher les femmes de peur, comme cela arriva à la représentation des Euménides d’Eschyle.

J’aurais désiré une autre coupe dans l’opéra nouveau. Si l’on avait pu rejeter dans le second acte les offrandes de deux frères, et faire précéder ces offrandes d’un ballet analogue à la réconciliation, tout l’ouvrage aurait pris une forme plus agréable. Je crois que la prière du matin aurait pu fournir un beau morceau pour le commencement du premier acte. Enfin, pour se conformer au goût des spectateurs, il fallait moins de diables et plus de danses.

Le troisième acte s’ouvre par un monologue un peu long et beaucoup trop faible pour la caractère de Caïn : c’est la faute de l’auteur des paroles ; peut-être aussi ne fallait-il pas moins qu’un pareil monologue pour endormir Caïn. Le songe de Caïn rappelle celui d’Ossian : il est plein de danses, qui retracent aux yeux de Caïn endormi les malheurs de la race et le bonheur des descendants d’Abel. Les airs sont charmants, les danses infiniment agréables : elles ont été composées par Gardel avec le goût et le talent qu’on lui connaît ; elles sont exécutées par Vestris, par mesdames Gardel, Millière et Bigottini. D’après cela, pourrait-on se permettre de dire que les danses sont peu de chose ? Mais plus elles font de plaisir, plus on a droit de dire qu’il n’y en a point assez, et par conséquent, plus on est tenté d’accuser la sévérité de M. Hoffman, qui sans doute a jugé qu’il ne pouvait en conscience en mettre davantage. Je compte pour rien quelques sauts des diables au second acte.

Une des plus belles scènes de l’ouvrage, sous le double rapport du dialogue et de la musique, c’est l’entretien qui précède le meurtre d’Abel : il fait frémir ; et c’est toujours un plaisir, même à l’Opéra. C’est là que Lainez a produit un effet extraordinaire ; c’est là qu’il a fait admirer sa terrible énergie, et qu’on a reconnu le grand acteur. Il a peint le trouble, le remords, le désespoir de Caïn, le bouleversement de son âme qui tout à la fois médite et rejette le crime, qui tremble de ses propres fureurs, qui désire et qui craint sa vengeance : il a porté jusqu’au sublime l’expression de ces mouvements divers ; et j’ai cru voir Talma dans un de ces moments d’affreuse vérité, où ce grand tragédien épouvante les spectateurs, et fait passer dans leur âme les violents transports dont il est lui-même agité. La pantomime et les accents pathétiques de Lainez contribueront beaucoup au succès de l’opéra : l’acteur entre en partage de gloire avec le compositeur ; l’un et l’autre doivent s’embrasser.

L’opéra d’Abel ajoutera beaucoup à la réputation de M. Kreutzer, qui, comme compositeur, ne s’était point encore élevé si haut, et qui promet d’aller encore plus loin lorsqu’il s’exercera sur un sujet plus heureux. Le rôle d’Adam est très favorable à la voix superbe et imposante de Derivis ; Nourrit, dans celui d’Abel, trouve de quoi développer toute la mélodie de son organe. Mlle Maillard net beaucoup de noblesse et de sensibilité dans celui d’Eve ; Mlle Himm joue la femme de Caïn ; Mlle Emilin le femme d’Abel : l’une et l’autre sont belles ; toutes les deux jouent et chantent aussi bien qu’on peut le faire dans des rôles secondaires. Le Paradis d’Abel n’est pas tout à fait si lumineux et si éclatant que celui d’Adam ; mais c’est toujours un Paradis ; il ne faut pas que les élus se laissent séduire par un vain éclat, et préfèrent toujours ce qui brille le plus.

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Rodolphe KREUTZER

(1766 - 1831)

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date de publication : 15/09/23