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Chronique musicale. Roma

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Chronique Musicale
ROMA

Le rite barbare qui condamnait la Vestale parjure à être enterrée vive a déjà fourni la matière à maint ouvrage littéraire, dramatique ou musical. Dans la Vestale de Spontini, l’amant coupable a nom Licinius, dans la Roma de M. Massenet, il s’appelle Lentulus ; quelques lettres ont changé dans cet espace d’un siècle qui sépare les deux pièces ; quelques épisodes nouveaux ont été fournis à M. Henri Cain par la forte tragédie de Parodi sur le même sujet. Le général vainqueur, dans l’œuvre de Spontini, c’était l’amant lui-même que la Vestale couronnait de sa main avant d’aller au supplice ; dans Roma, ce général n’est plus qu’un comparse quelconque, figurant un vague Scipion qui entre à cheval dans sa bonne ville de Rome, on ne sait pas trop pourquoi, au moment où l’auditoire, avec son sans-gêne coutumier, réclame son vestiaire. Par contre, un tonnerre amical rallumait jadis le feu fort opportunément, afin d’épargner aux spectateurs la vue de l’affreux supplice infligé à la jeune fille, et tout finissait par un mariage. Aujourd’hui, une dépravation morale répandue au point qu’on ne pense plus à en faire la remarque, fait considérer comme avantageux au théâtre le dénouement par le suicide ou par le meurtre rapide et bienveillant comme le coup de poignard maternel de la vieille Posthumia dans le cœur de Fausta consentante. N’avons-nous pas vu hier, pareillement, une ridicule Naïl s’empoisonner pour échapper aux démonstrations passionnées de son ravisseur ? Et tant d’autres dénouements analogues, où l’on peut regarder sans mépris le héros ou l’héroïne qui se soustraient par ce moyen au châtiment mérité ou à la suite d’une existence de douleur. Ces sinistres imitateurs du pauvre Gribouille, qui se mettait à l’eau pour ne se point mouiller, ont instauré l’usage particulièrement écœurant de se tuer ou de se faire tuer pour ne point mourir, c’est-à-dire pour ne point souffrir et surtout pour ôter aux spectateurs aveulis la vue de leurs souffrances.

Certes, nous sourions un peu au souvenir des enfantines solutions à l’aide desquelles tout s’arrangeait inopinément au dernier acte, dans beaucoup de nos anciens livrets : mais si cette masse commune du public, toujours la même, a conservé au cœur le désir confus que « cela finisse par s’arranger », il faut reconnaître que les moyens par lesquels on la satisfait, dans notre industrie théâtrale moderne, n’ont rien gagné, ni en commodité, ni en noblesse. Ce même public, qui eût refusé de voir (et surtout de payer) le spectacle du supplice infligé à la Vestale de Spontini que sauvait le « bon tonnerre », se déclare dégoûté par le dénouement du beau drame de La Lépreuse, où les deux amants acceptent courageusement la conséquence de leurs actes et s’y soumettent avec le cérémonial d’usage. Au lieu du « bon tonnerre », on lui montre aujourd’hui le « bon poignard » appliqué par la « bonne mère » au « bon endroit » pour éviter l’affreux châtiment reconnu juste. Et il trouvera cela très bien, le « bon public » du moment qu’on ne lui offre dans la dernière scène ni cortège funèbre, ni chant du Libera, ni rien qui rappelle la nécessité de la souffrance et la grandeur de la mort. Chez nos bons maquignons de la scène, le dénouement par le poison ou le poignard est avantageux dans la mesure où il fait recette ; et pour qu’il fasse recette, il faut qu’il suggère les idées de délivrance, de soulagement – c’est-à-dire de lâcheté – de remède à nos maux, aux douleurs, à tout ce qui ennoblit la mort elle-même.

Par là se propage – il est bon de le dire – l’effroyable avachissement des imaginations qui, en présence de telle ou telle catastrophe, essaient avant toute chose de se représenter, par un optimisme cynique, que les victimes n’ont pas souffert, ou tout au moins qu’on a pu – qu’elles ont pu – abréger leur souffrance! Une aussi grave réflexion à propos d’un aussi piètre sujet que celui de la Vestale ou de Roma n’est pas inopportune au moment ou l’on vient de nous inventer un commandant du Titanic qui se fait sauter la cervelle, avant même de savoir s’il n’a pas tout simplement accompli son devoir en restant à son poste.

Les fins routiers du « reportage sensationnel », comme ceux du théâtre, ne manquent pas de fournir à leurs clients la marchandise qu’ils veulent : c’est pourquoi le meurtre bénévole, suicidaire, – sans douleur, surtout – pullule ainsi dans la littérature dramatique, où la licence plus ou moins grande du langage et des situations ne constitue pas toujours – loin de là ! – la cause la plus grave et la plus perverse d’immoralité.

S’appesantir ici sur la fécondité de la plume de M. Massenet qui, après Ariane, Bacchus, Thérèse, Don Quichotte, nous donne encore aujourd’hui Roma, serait au moins imprudent : le théâtre a ses exigences, que M. Massenet a décidé depuis longtemps de faire passer avant celles de l’art. II faut produire, produire encore, si l’on veut maintenir la dangereuse notoriété qui s’établit autour des œuvres scéniques d’un compositeur « arrivé ». Et nous ne croyons pas qu’un artiste vraiment digne de ce nom puisse conserver quelque illusion sur l’issue du conflit que cette douloureuse loi fait naître entre la qualité et la quantité des productions nécessaires. Or, si l’on songe que les œuvres que nous venons de citer n’occupent qu’un laps de quatre années dans la carrière déjà longue du prix de Rome de 1863, qui aborda le théâtre en 1872 avec Don César de Bazan, on ne sera point surpris de trouver aujourd’hui l’auteur de Manon assez inférieur à lui-même : les formules prévues dont il s’est l’ait une spécialité ; une somnolente monotonie (au sens technique du mot) qui va jusqu’à enchaîner sans aucune modulation des scènes consécutives où tout change, sentiments, événements, personnages... hormis la musique ; l’inénarrable chambard avec tam-tam, grosse caisse, timbales et cymbales, qui suit la mort de Fausta ; tout cela et beaucoup d’autres choses n’honorent grandement le bon goût ni la conscience de l’artiste qui descend à l’emploi d’aussi mauvais moyens. Ces négligences sont pourtant rachetées en partie par quelque effort : les chœurs – surtout ceux du premier acte – sont traités avec plus de soin : l’influence, même un peu apparente, de quelque beau motet de Vittoria ne les gâte nullement, loin de là, et certaines répliques de la foule aux objurgations de Fabius sont d’une belle venue ; les accents de Posthumia, devant le sénat réuni pour juger Fausta, sont d’un sentiment juste, sans emphase inutile et assez émouvants. Il est presque superflu d’ajouter que la sonorité de l’orchestre est toujours habilement ménagée, variée sans excessive recherche, pleine sans lourdeur. Il n’en faudrait pas davantage pour classer Roma en bonne place parmi les œuvres que nous a données M. Massenet depuis ces dernières années. Après tout, la véritable sagesse ne consisterait-elle pas à s’abstenir de comparer sans cesse un auteur avec lui-même à divers points de sa carrière. Pour quelqu’un qui n’aurait jamais entendu d’autre œuvre du même musicien, Roma apparaîtrait sans doute comme atteignant une moyenne très honorable dans le théâtre musical contemporain. E. M. Massenet n’en demande peut-être pas davantage.

Auguste SERIEYX.

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date de publication : 01/11/23