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Thaïs au théâtre de l'Opéra

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« THAÏS » AU THÉÂTRE DE L’OPÉRA
Première représentation : « Thaïs », comédie lyrique en trois actes de MM. Anatole France et Louis Gallet. Musique de Massenet

I

M. Jules Massenet nous avait donné Manon, Hérodiade, Marie-Madeleine, – on sait avec quel succès. Il lui manquait, pour compléter son quatuor de grandes amoureuses, une courtisane de haute allure. En publiant le roman mystique et philosophique de Thaïs, M. Anatole France est venu combler le vœu du compositeur.

Comme Manon et Madeleine, Thaïs mérite jusqu’à un certain point le nom d’amoureuse.

Le prince des poètes parisiens, François Villon, la considérait comme telle, à en juger par certaine strophe de la Ballade des dames du temps jadis :

Dictes-moy où, n’en quel pays,
Est Flora, la belle Romaine ?
Archipadia, né Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine…

Ce qu’il y a de certain, c’est que l’antiquité a produit plusieurs Thaïs, dont une Athénienne, et toutes professionnelles de l’amour.

Celle dont s’est emparé la philosophie subtile de M. Anatole France est une certaine Thaïs, qui « exerçait » à Alexandrie, vers le milieu du quatrième siècle de l’ère chrétienne. Il existe d’elle une biographie anecdotique dans un ouvrage depuis longtemps aboli : la Vie des Pères du désert.

C’est de ce bouquin vénérable et peu fréquenté, que M. France a exhumé sa Thaïs. M. Louis Gallet, l’infatigable librettiste, assistait à « la reconnaissance du corps ». L’aptitude bien connue de M. Massenet à musiquer des pécheresses, des croqueuses de pommes, de tous les temps et de toutes les latitudes, passionnées ou non, a bien vite poussé M. Gallet à agencer un nouveau livret. Et c’est ainsi que la Thaïs d’hier a vu le jour.

Reste à savoir si le roman purement philosophique de M. France offrait tout l’intérêt qu’exige une œuvre de théâtre. Pour notre compte, nous ne le croyons pas, et le public semble nous avoir donné raison. Jamais opéra signé d’aussi grands noms ne fut plus froidement accueilli.

L’authenticité de Thaïs étant bien établie, rappelons que cette illustre courtisane semble avoir semé dans Alexandrie, sous le ciel de la brûlante Égypte, une longue traînée d’amour, dont les siècles ont gardé le reflet. Prodige de beauté, spirituelle et avisée, Thaïs était par excellence la femme à la mode. Comme elle savait combien le théâtre ajoute de prestige et de succès à la profession de marchande d’amour, elle dansait des ballets et jouait la comédie au théâtre d’Alexandrie. Son talent artistique semble avoir été à la hauteur de sa réputation de jolie femme. Mais il paraît plus évident encore que Thaïs ne connut pas l’amour au sens élevé du mot. La passion ardente et sincère fut inconnue à cette jolie gouge, dont le bonheur tenait tout entier dans ses coffres d’or et ses coffrets à bijoux. Et voilà déjà une première raison pour que M. Massenet, trouvant l’héroïne banale, eût dû se garder de la transporter à l’Opéra.

La seconde raison qui devait arrêter le compositeur, c’est que la vie de Thaïs et sa rencontre avec Athanaël ne présentent point l’intérêt matériel, immédiat, palpitant que demande toute œuvre de théâtre.

On pouvait faire avec Thaïs, et c’est le cas de M. France, un très remarquable livre de philosophie ; on pouvait encore en tirer un oratorio, ou même une cantate. Mais en faire un opéra, jamais ! cet opéra, pour dépister les exigences du public parisien, né malin, dût-il se qualifier sur l’affiche de « comédie lyrique. »

II

M. Gallet a écrit sa Thaïs en prose rythmée. La tentative est audacieuse, mais étrange. Elle a semblé dérouter les habitudes du public. À notre avis, elle ne mérite point d’être imitée. De bonnes situations, une donnée dramatique, des vers aussi clairs, aussi lucides que possible, sont encore la meilleure recette pour bâtir un livret d’opéra. La prose doit être laissée de côté, malgré d’illustres opinions contraires, notamment celle de Gounod.

Thaïs comporte trois actes et sept tableaux. Le vide de l’action nous en facilitera le récit.

Athanaël est un saint homme, un fidèle disciple du Christ, qui vit, en plein désert thébain, de la vie frugale et rude des cénobites. Il a entrevu jadis, dans Alexandrie, une femme d’une rare beauté, la comédienne Thaïs. Ses orgies, le bruit fait autour d’elle sont parvenus jusqu’au solitaire. Il se jure de sauver cette âme, de ramener au bercail divin la brebis égarée. Il part pour Alexandrie, et se met à la recherche de son ami d’enfance, Nicias, lequel est présentement l’amant en titre de Thaïs.

Athanaël est présenté par Nicias à la courtisane. Il lui parle de Dieu, s’ingénie à la faire rougir de sa vie de débauche. Thaïs sourit d’abord, s’étonne de l’insistance du philosophe et finit par l’engager à venir la voir.

Thaïs invoque Vénus comme pour lui demander aide et protection. Mais Athanaël paraît. Il est plus éloquent que jamais, il réussit à faire de la débauchée une véritable croyante. Demeurée seule, elle éprouve un vif sentiment de regret. La lumière d’en haut vient la visiter, ainsi que le lui a prédit Athanaël. Puis elle renonce à ses biens, donne son palais aux pauvres et jette son or à la multitude. Elle est désormais mûre pour le couvent.

Au troisième acte, Athanaël a regagné sa solitude. Les esprits malins tentent vainement de l’arracher à la vie contemplative. Un songe lui montre Thaïs pâle et mourante en sa prison religieuse. Athanaël, ému, se transporte dans le monastère, et bénit la convertie au moment suprême de la mort.

Une telle action, avec son mysticisme de missel, devait jouer un mauvais tour au compositeur, quel que fut son talent. M. Massenet a lutté avec courage, mais il a été terrassé dans cette lutte. Le naufrage de sa partition a été complet. Il ne surnage de sa musique que trois ou quatre jolies épaves, où des curieux, qui semblent bien informés, reconnaissent surtout le souffle vivifiant de Wagner et l’inspiration de M. Ernest Reyer.

III

Passons en revue ces épaves, en regrettant la mésaventure survenue à l’auteur de Manon.

Au premier acte, le chœur largement traité des cénobites, une belle phrase de baryton : Et je voudrais gagner cette âme… puis une sorte de prière finale, avec des réminiscences de plain-chant qui font songer aux pompes de la liturgie catholique.

Au deuxième acte, un court prélude, appuyé par la harpe, puis traité en air de danse, de rythme agréable et léger.

Cet air circule tout le long de la partition. C’est un leitmotive destiné à caractériser la profession de baladine exercée par Thaïs, concurremment avec une autre plus lucrative.

Le rôle de Nicias, l’amant de Thaïs, est italianisé à outrance. M. Massenet nous devait mieux. À signaler encore, dans cet acte, — le meilleur semble-t-il, — un chœur des amis de Thaïs, quelques agréables mesures dans la rencontre de Thaïs et d’Athanaël, puis un motif de chœur, coloré et large : Assieds-toi près de nous… mais qui a le grand tort d’être une réminiscence de Manon.

Au deuxième acte, l’hymne à Vénus est trop contourné, d’une mélodie par trop fuyante. Phrase curieuse et bien venue dans le duo (est-ce bien un duo ?) entre Thaïs et Athanaël : Pitié, ne me fais pas de mal ! Et nous arrivons à quelque chose de vraiment exquis, qu’on a vivement goûté : un solo de violon, d’une grâce et d’un charme profonds, qui enjolive l’entr’acte du premier au second tableau. Malheureusement cette délicieuse chose nous rappelle le Reyer de Sigurd ou de Salammbô. Phrase de Thaïs : L’amour est une vertu rare… puis obscurité complète, nuage, brouillard dans la pensée du compositeur. Et pour avoir un peu de lumière, il faut attendre la dramatique scène de la mort de Thaïs, où Reyer prête de nouveau à Massenet son charmant entr’acte de violon. C’est tout : ce n’est pas assez.

Thaïs est donc le contraire d’un succès, musicalement parlant. Mais le compositeur est homme de ressources, et nous le croyons très capable de fermer bientôt la bouche à ceux qui parlent déjà de décadence et d’impuissance.

IV

Le ballet de Thaïs a pour titre la Tentation. Il contient plusieurs motifs d’un rythme élégant et original. Il a été fort bien dansé par l’agile Rosita Mauri et d’autres ballerines : gnomes, sirènes, esprits de l’abîme, Mlles Violat, Monchannin, Monnier, Piron.

M. Delmas interprète avec chaleur et conviction le personnage d’Athanaël. Sa belle voix cuivrée semble gagner en profondeur. Et quel excellent comédien ! M. Alvarez ténorise agréablement le rôle de Nicias, mais la silhouette qu’il en trace manque de caractère. M. Delpouget prête sa basse à un rôle de vieux cénobite. Il dit bien. C’est une bonne recrue pour l’Opéra.

Quant à Mlle Sybil Sanderson, ce que nous craignions est arrivé. Sa voix, d’un métal si pur et si délicat, est mal à l’aise dans ce grand vaisseau de l’Opéra, et cependant jamais le talent de la cantatrice ne fut aussi réel. Plastiquement, Mlle Sanderson est une Thaïs des plus agréables. Aussi le public ne lui a-t-il pas marchandé ses bravos.

Mmes Héglon et Marcy tiennent deux rôles d’esclaves de Thaïs, sans grande conviction, mais correctement.

Les décors, les costumes, la mise en scène font honneur à notre Académie de musique. Toutefois nous eussions souhaité, pour le ballet, quelques bons diables plus incandescents et de nuance moins hurlante que le vert. Il est vrai qu’on ne pouvait réaliser à l’Opéra les bizarres rêves de la Tentation de Callot.

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Jules MASSENET

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date de publication : 22/09/23