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Audition des envois de Rome

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Le jeudi 5 mars M. le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts a invité la presse et les musiciens à l’audition des ouvrages envoyés de Rome par MM. Georges Hüe et Clément Broutin qui, tous les deux, sont de retour à Paris depuis plusieurs années.

Cette audition était donnée dans la grande salle du Conservatoire. Il y avait peu de monde, très peu de journalistes surtout. C’est que le même soir, la première représentation d’une opérette nouvelle avait lieu aux Folies Dramatiques. Musique pour musique, nos confrères accordèrent la préférence au joyeux théâtre, asile suprême des flonflons. Signe des temps, dirait un pessimiste.

M. Hüe (Georges), premier prix de 1879, nous semble décidément être un chercheur de quintessences. Son ouverture symphonique débute bien : on croit qu’un développement intéressant va se produire ; mais point ! le compositeur se lance dans de longues combinaisons sans charme ni intérêt. Cette page manque d’originalité et de netteté de plan ; de plus, dans ses détails, elle rappelle trop l’ouverture de Ruy Blas, de Mendelssohn, et certains fragments wagnériens.

Passons à la Sakountala du même musicien. Ici l’idée est sensible, mais la sonorité se soutient d’une façon excessive. Nous nous souvenons surtout d’un duo d’amour qui nous a paru perdre de son mérite, par la faute de l’orchestre. Sakountala, restée seule dans le temple, rêve au bien-aimé entrevu sur les bords du Gange. Ce bien-aimé vient, et sans crainte des prêtres qui doivent veiller près de là, il exprime son amour avec un éclat vocal dangereux. La jeune fille lui répond de même, si bien que le duo se termine par un ensemble tellement passionné qu’il risque de faire trembler les fortes murailles du temple d’Indra. Le public est resté froid, ce qui semblerait prouver que le musicien n’a pas trouvé le sentiment juste pour cette page d’amour. A ce fragment nous préférons de beaucoup la scène 1ère et la scène 4e, lesquelles, sans être d’une originalité marquée, ont de la couleur.

M. Georges Hüe a du talent, de la passion ; il doit aimer beaucoup son art ; mais il se trompe s’il croit réussir en écrivant de la musique de ce genre. Qu’il redoute une désillusion le jour où il se présentera devant le public avec un opéra complet, si cet opéra est écrit tout entier dans le style de sa Sakountala. Nous sommes persuadé qu’il y a des éléments de succès chez le jeune compositeur ; très souvent, dans sa musique, on saisit des idées et des finesses d’orchestration dénotant une nature bien douée ; mais son idéal est dangereux ; or, il semble décidé à n’en pas changer. C’est dommage.

Le Veau d’Or, de M. Clément Broutin, est une œuvre toute différente. Ici, on se trouve en présence d’un musicien dont l’éclectisme est la loi suprême et qui s’attache d’abord à trouver le sentiment juste, ensuite à bien équilibrer une composition. Nous n’affirmons pas que le Veau d’Or soit une œuvre de premier ordre ; mais nous disons volontiers que ces fragments nous ont fait grand plaisir. C’est un peu froid, un peu trop voulu ; seulement l’effet se produit par des moyens dignes de l’Ecole française qui a formé le jeune compositeur. Pas de longueurs, pas de développements inutiles ; rien de trop gros, ni de mièvre. Les deux premières scènes sont une exposition dramatique sans grand effet, mais bien tracée.

Le chœur des Israélites fêtant le Veau d’Or a plus de caractère ; les airs de danse sont fort originaux ; il en est un surtout, la Danse des Adoratrices, qui a une morbidesse étonnante et dont l’effet orchestral est très grand. La plus belle page, c’est l’air de Moïse. La déclamation est excellente ; l’orchestre joue un rôle suffisant : il intéresse sans jamais dépasser le but. Enfin, M. Clément Broutin a du talent, et il nous paraît mûr pour aborder le théâtre. Nous souhaitons que l’occasion lui en soit bientôt donnée.

L’exécution des Envois de Rome n’a pas été irréprochable ; on n’avait pas assez répété, ce nous semble ; or, nos jeunes compositeurs écrivent généralement de la musique difficile, on devrait donc donner un peu plus de temps à l’étude de ce qu’ils font entendre. Les chœurs et l’orchestre ont assez bien marché ; ils auraient dû marcher mieux encore, avec plus d’élan et plus de nuances. Quant aux solistes, à part M. Delmas, ils n’ont pas eu un grand succès, malgré une forte dépense d’énergie.

Nous souhaitons que les futures auditions du Conservatoire soient meilleures, il y va de l’intérêt général. Dans cette glorieuse École, sanctuaire de l’art français, une exécution médiocre ne devrait pas être possible quand il s’agit de séances officielles. Les futurs grands artistes qui sont encore sur les bancs de cette École ont pour devoir d’apporter tout leur zèle et toutes les splendeurs probables de leur talent, même dans l’interprétation d’une simple partie d’ensemble.

A ce sujet, une réflexion : comment se fait-il que les deux rôles de Sakountala aient été chantés par des artistes étrangers au Conservatoire ? Cela parait étrange. Les élèves capables de se produire manquent-ils donc dans les classes ? 

A. Héler

Personnes en lien

Compositeur

Georges HÜE

(1858 - 1948)

Compositeur

Clément BROUTIN

(1851 - 1889)

Permalien

https://www.bruzanemediabase.com/node/669

date de publication : 21/09/23