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Les premières. Roma

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Les Premières

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OPÉRA. – « Roma », opéra tragique en cinq actes, d’après « Rome Vaincue » d’Alexandre Parodi ; poème de M. Henri Cain, musique de M. Massenet[1].

Rome est terrifiée par les défaites que lui inflige Hannibal. Le jeune tribun Lentulus, tout couvert de blessures, lui ramène le corps de Paul-Emile. Un oracle révèle alors la cause de la colère des dieux : une vestale a rompu son vœu de chasteté et laissé éteindre le feu sacré. Fureur de la foule. Il faut, pour sauver la patrie, découvrir et châtier la coupable. Le Souverain Pontife a surpris un tressaillement de Lentulus à la nouvelle. Avec le sénateur Fabius, il va interroger les vestales. Tout d’abord la plus jeune, Junia, s’accuse innocemment… pour un rêve ! Mais le Pontife annonce insidieusement la mort de Lentulus : à son émotion, la prêtresse infidèle se trahit. C’est la fille même de Fabius, Fausta, qui d’ailleurs n’est pas sa fille, paraît-il, tout en l’étant. Dans le bois sacré de Vesta, cependant, vit comme chez lui un esclave gaulois, ennemi irréductible des Romains et complice des amants sacrilèges, qui veut maintenant les soustraire au supplice pour assurer l’anéantissement de ses propres vainqueurs. Fausta et Lentulus, étrangement libres encore, se retrouvent à leur ancien rendez-vous, et s’enfuient, après quelque combat de générosité, par le souterrain que leur ouvre le Gaulois. Le Souverain Pontife arrive trop tard, et ne peut se saisir que de ce dernier. Puis voici la séance du Sénat, qui aurait vraiment autre chose à faire, pour la patrie en danger, que de discuter avec Fabius la culpabilité de sa fille. Mais Fausta accourt elle-même. Le remords a ranimé sa vertu, et elle a quitté Lentulus pour expier son crime. Le Sénat s’était retiré discrètement pendant l’explication du père et de l’enfant : il revient siéger pour assister au désespoir de Posthumia, l’aïeule aveugle de Fausta, tout naturellement entrée aussi dans cette singulière assemblée. C’est elle qui, au moment où sa petite fille va descendre, selon le rite, vivante dans la tombe, la poignardera de sa main, pour lui éviter l’atroce agonie, en cherchant la place du cœur à tâtons. Coup de tonnerre. Il n’en faut pas plus : et l’armée romaine, instantanément victorieuse, rentre dans ses foyers au lever du soleil.

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Considérez la liste si nombreuse, si glorieuse des partitions de M. Massenet. Chacune d’elles porte pour titre le nom ou le surnom d’un personnage, la plupart le nom d’une femme, et l’un de ces noms typiques qui ne passent en notre mémoire qu’au milieu d’un cortège d’émotions. Toute la merveilleuse nature de M. Massenet est là, tout son amour de l’individualité vivante. Pour la première fois, cependant, il choisit aujourd’hui pour titre le nom d’une abstraction. C’est nous dire tout de suite que Roma, avec un caractère nouveau, doit prendre dans son œuvre une place toute particulière. Le sujet nous apparaîtrait des plus beaux entre les plus ardents, soyez-en persuadés, si M. Massenet l’avait voulu traiter sous son titre naturel : la Vestale. Mais une admirable fièvre de perpétuel renouvellement a toujours dirigé l’effort de cet artiste infatigable, qu’on a prétendu enfermer dans une formule parce qu’il est trop personnel pour ne pas faire immédiatement sien tout ce qu’il touche. Il a donc voulu, cette fois, que sa créature eût toute l’austère pureté de la tragédie. Ce faisant, il n’a point cessé d’être lui-même : il ne pourrait. Il semble seulement s’être retenu d’être tout lui-même ; et cela n’eût assurément pas été si nécessaire à son dessein, s’il ne s’était appuyé sur une œuvre littéraire, la plus étrangère à son tempérament qu’on pût trouver.

Je ne connais pas l’original d’Alexandre Parodi. C’est une pièce qui remporta en son temps, pour des raisons peut-être indépendantes de sa valeur, un succès assez bruyant, dont il ne faudrait pourtant pas exagérer le souvenir : car toute la trace que j’en ai trouvée dans l’Almanach des Spectacles de M. Soubies, est de trente-cinq représentations, dont la dernière remonte à trente-cinq ans. Au travers de l’adaptation, qu’on dit très fidèle et qui ne peut être que très habile, de M. Henri Cain, elle apparaît extraordinairement médiocre en son esprit, et puérilement saugrenue dans sa conduite. Elle apporte sans doute au compositeur des situations ; mais n’ayant en elle aucune poésie, ni tendresse, ni véritable émotion intérieure, elle s’est découpée en une multitude d’incidents mouvementés ; et la musique, au lieu de les simplifier pour se ménager les espaces étendus où devrait se développer son lyrisme, n’a fait qu’accentuer la maladresse de leur enchaînement précipité par les abréviations qui lui sont nécessaires. Il me reste inexplicable qu’un musicien, et précisément le musicien qu’est M. Massenet, ait pu s’éprendre d’une œuvre si sèche, bourgeoisement mélodramatique et scolaire, où toute l’expansion naturelle de son cœur et de son imagination s’est trouvée continuellement bridée. Certes, l’aventure d’amour n’est pas tout, des sujets plus hauts, nourris des idées de patrie, d’honneur, de foi, peuvent être aussi pathétiques. Mais comment prendre au sérieux cette Rome dont toute la destinée dépend d’une petite fille, parce qu’« un mortel dans ce temple a reçu ses aveux » ? S’il n’en a reçu que cela, et même autre chose avec, vraiment, que d’affaires ! Et comment s’intéresser à ces fantoches agités, mais sans caractère et sans âme, qu’on voit toujours dans les lieux où ils ne devraient pas être ? En vérité, cette tragédie devait déjà avoir l’air d’un livret d’opéra. Ces façons familières de mettre l’histoire en bric à brac, et de soumettre ses plus grands événements aux caprices d’une anecdote aussi galante qu’arbitraire, c’est, tout pur, du Scribe et Meyerbeer. Il y a cent cinq ans, l’excellent M. de Jouy disposait ce même sujet d’une façon autrement propice à la musique, pour que Spontini écrivît l’opéra qui devait jeter Berlioz et Wagner à de si furieux enthousiasmes.

Mais M. Massenet, tout en s’adaptant, avec cette exactitude d’esprit qu’on lui connaît, au livret qu’il avait choisi, s’est élevé bien au-dessus. Il a écrit une partition dont l’admirable tenue ne se dément pas un instant. Il en a écarté toute sensualité, et il est permis de le regretter, en pensant aux émotions voluptueuses qui dans son œuvre nous ont si souvent ravis : il est impossible de ne pas rendre hommage a une pureté de lignes, à une dignité et une fermeté d’accent, à une simplicité de coloris que son art accompli n’avait pas encore atteintes avec cette constance. La sobriété et la conviction à quoi nous le voyons, à chaque œuvre nouvelle, tendre plus volontairement – et quelquefois avec un peu trop d’abnégation – donnent ici une expression d’une netteté et d’une sûreté parfaites au mouvement scénique dont il a toujours eu un instinct si juste. Les coups de théâtre, fréquents, sont traités avec une discrétion de moyens qui les rend encore plus saisissants. L’ouvrage, privé de tout ballet, cortège ou hors d’œuvre quelconque, est d’une forme classique, qui s’annonce dès la grande ouverture qui le précède. Il a de brèves violences, qui n’altèrent point son caractère de mesure et de sérénité. II a aussi de grandes délicatesses, même dans les scènes les plus dramatiques. Vous retrouverez partout cette science des voix, cette vérité de déclamation qui n’appartiennent qu’à M. Massenet. Son adorable sentiment féminin reparaît dans le second et le troisième actes, plus jeune que jamais d’une candeur un peu grave qu’on ne lui connaissait pas. L’entrée des vestales, la confession ingénue de Junia – une des pages les plus pures et les plus fraîches que M. Massenet ait composées –, le prélude du Bois Sacré – comparable, et pour mon goût supérieur à la célèbre méditation de Thaïs, – l’invocation de Lentulus au soir, seul instant de détente accordé à la tendre et poétique inspiration du musicien, nous révèlent sur sa palette magistrale une gamme de blancs d’une richesse et d’une finesse surprenantes. Roma n’est pas la plus facilement séduisante de ses œuvres, c’est la plus noble et la plus robuste : son succès a été digne d’elle.

L’exécution est extrêmement brillante. Les notes élevées de Mme Kousnezoff ont un éclat d’une limpidité rare : cette charmante artiste apporte à la composition plastique de son personnage une grâce un peu étudiée et factice, mais fort intelligente. Mlle Lucy Arbell s’est courageusement vieillie pour représenter, avec une émouvante véhémence, la tragique Posthumia. Mlle Campredon chante l’unique scène de Junia d’une voix délicieuse et dans le sentiment le plus juste. Mlles Le Senne et Courbières sont excellentes en des rôles trop sacrifiés. M. Delmas, magnifique d’autorité et d’énergique émotion, n’a jamais mis une plus belle ampleur dans sa diction. M. Muratore déploie toujours une puissance et une fougue, qu’on aimerait voir se varier davantage suivant ses diverses créations. Les voix superbes de MM. Noté et Journet font merveilles. M. Paul Vidal dirige l’orchestre avec la parfaite sûreté musicale que vous savez. Quant à la mise en scène, c’est assurément la meilleure qu’on ait vue à l’Opéra. On ne nous y avait pas encore montré un tableau d’un mouvement aussi vrai, d’une harmonie aussi chaude et aussi forte que celui du premier acte : le décor de M. Simas et les costumes de M. Pinchon réalisent une vision frappante de la foule qui s’angoisse dans l’ombre étroite des rues montantes et profondes, tandis que le soleil couchant empourpre le sommet des édifices. Le décor du second acte représente un peu trop une porte derrière laquelle il se passerait quelque chose, et l’on se demande pourquoi la chose se passe devant. Celui du troisième, de MM. Rochette et Landrin, n’est pas d’une lumière bien romaine, et sa beauté de rêve s’accorderait mieux à une action moins précise. La salle du Sénat, par M. Bailly, et le Champ scélérat ont aussi leur prix.

[1] Partition piano et chant au Ménestrel (Heugel et Cie).

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Compositeur, Pianiste

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Jules MASSENET

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Henri CAIN

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date de publication : 01/11/23