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Les premières représentations / La Soirée parisienne. Thaïs

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Les premières représentations
Académie nationale de musique : Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, prose de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France, musique de M. Massenet.

Eros et Jésus, le dieu d’amour et l’amour de Dieu, la lutte entre la foi et la chair, entre la piété et le désir, entre le vieux monde païen fondé sur le culte de la forme, sur la beauté, la volupté, et le nouveau monde chrétien, né de l’idée et du verbe : telle est l’âme du livre original, telle est la conséquence du poème en prose dont le moine Athanaël et la courtisane Thaïs sont les protagonistes. Mais sous la tentation du solitaire dans son désert de la Thébaïde, sous la conversion de la fille à Jésus, il règne une conception subtile que le musicien a délicatement et gracieusement exprimée. Si Athanaël s’efforce de ramener à Dieu la courtisane, c’est qu’il l’aime et que sa passion toute charnelle se leurre d’idéal religieux en travaillant au relèvement de l’adorée. S’il la prêche pour le cloître, s’il l’y conduit lui-même, c’est afin qu’elle n’appartienne plus à personne. Quand, las de lutter centre soi-même, vaincu, la chair pantelante de désir, succombant à la tentation, — il vient chercher la sœur murée : elle meurt de ses mortifications, des fatigues du repentir, en sainteté.

Le curieux, c’est — à travers l’inspiration d’un compositeur raffiné, nerveux et impressionnable, de sensations toutes parisiennes et modernes, singulièrement accessible aux ambiances — de suivre les transformations du type de Thaïs. Ce n’est plus la courtisane de race grecque frappée par la venue du solitaire et subitement touchée de la grâce ; c’est une horizontale lassée, en qui l’habitude a tué le désir et le plaisir ; c’est une aimable créature molle et veule, fatiguée de sa paresse, du recommencement des mêmes sorties, des mêmes fêtes, des mêmes travaux et des mêmes bizarreries. Le dégoût du dieu d’amour la tourne à l’amour de Dieu et le cloître est un endormeur de son ennui et de sa lassitude comme la morphine fait pour d’autres, ses pareilles.

Cette Thaïs parisienne est peinte des couleurs d’une musique légère et délicate, marquée d’élégance et de grâce. Discrètement souriante et railleuse à l’entrée de la courtisane, elle fond en accords pâmés, murmure ses câlineries et ses voluptés prometteuses au duo avec Athanaël et se teinte de douceur ineffable, de torpeur délicieuse durant l’intermezzo dans la montée de l’adorable chant des violons qui frémit comme un baiser de grâce sur les yeux de Thaïs touchée de la foi nouvelle.

Exquis de légèreté et de morbidesse sensuelle, le type musical s’achève dans la cantilène sur la statuette d’Eros, d’une mélancolie si distinguée, d’un sentiment si fin, d’une douceur, ah ! combien pénétrante ! C’est l’endroit le plus charmeur de tout l’ouvrage. La tenue du personnage demeure jusqu’à la mort au cloître, sourire de résignation enivrante, soupir de délivrance du monde de l’ennui, contentement de ne plus être. C’est commenté par la musique l’anecdote de La Vallière au couvent à qui Bossuet demandait : « Eh bien ! Madame, êtes-vous satisfaite ? — Non ! dit elle, je suis contente ! »

Par cette vision ingénieuse et précieuse du maître, Thaïs est la sœur de Manon ; elle emprunte même au deuxième acte à sa sœur chérie tout un air pour son miroir. Mais l’interprète, Mlle Sybil Sanderson, par sa voix brillante et facile, par sa grâce un peu mignarde, par sa séduisante beauté, paraît toute à la mesure du rôle.

Si M. Massenet s’est plu à entourer l’élue des plus délicates fleurs de son jardin spirituel, il devait fixer en traits rudes et sauvages, en accents violents, en harmonies retentissantes, le personnage d’Athanaël. Mais toute son inspiration allait à la courtisane ; elle n’a soufflé sur le moine ni la foi ni la passion. Aussi en ses tentations n’apparaît-il pas obsédé par l’esprit infernal ni fortement troublé par les « seins nus et pourprés » de ses tentations. Dans sa scène avec Thaïs, il ne trouve pas un cri pour la convaincre ; il vocifère, il déclame, il n’atteint pas à cet accent qui s’insinue dans les âmes. M. Delmas, de sa belle voix au métal solide et sonore, de sa gesticulation un peu pompeuse, a expressivement rendu ce moine d’opéra.

Dans l’entière partie de la courtisane, à tous les passages légers, la musique de M. Massenet m’a plu par sa simplicité, sa franchise, ses couleurs vives et fraîches, sa nuance de poésie mélancolique.

La trame du dialogue musical est habilement tissée, d’une netteté singulière et d’une sûre expression rythmique. Ce sont pareilles qualités d’adresse et de maîtrise qui se retrouvent à l’orchestre.

II faut savoir gré aussi à M. Massenet de n’avoir pas trop concédé aux effets faciles comme il avait accoutumé. Les reproches qu’on fera à cette nouvelle partition porteront sur le style léger, sur la forme de l’ouvrage qui semblait le destiner au cadre de l’opéra-comique. Par là, dans le vaste vaisseau de l’Académie nationale, telles parties restent en grisaille, telles autres étonnent par une forme inusitée sous ces voûtes ; mais les endroits de force, les scènes de drame lyrique les plus bruyantes sont les moins heureusement venues. Ce qu’il faut retenir de Thaïs, c’est donc la figure de grâce et de légèreté, le charme créé par le musicien.

Ce qu’il ne faut pas omettre non plus, c’est l’essai de proses rythmées appliquées à ce livret par M. Louis Gallet. L’idée est un peu nôtre, et il y a longtemps que nous conseillons une forme plus facile, plus pratique, qui nous délivrerait des odieux vers des poètes d’opéra. Nul ne s’est aperçu hier que le parolier avait renoncé à la rime et que le musicien colorait et rythmait seul les phrases. Donc la preuve est décisive.

La jolie et souple voix de ténor de M. Alvarez donne du prix au personnage de Nicias : Mlles Marcy et Héglon méritent mention en leur épisode vocal. La décoration et la mise en scène sont d’un luxe et d’un goût parfaits.

HENRY BAUER

LA SOIRÉE PARISIENNE

Bien que les ouvreuses passent pour cancanières, il me paraît superflu d’apporter mon contingent au lot d’indiscrétions copieuses que, depuis huit jours, le complice de M. Gallet fait insérer dans les « Courriers des Théâtres », moyennant finance — Thaïs is money. D’ailleurs, je ne saurais égaler en imprévu les révélations de mon aimable confrère Jules Huret, grâce à qui Tout-Paris sait, depuis hier, que Phryné fut écrite pour Sybil Sanderson par son habituel Massenet ; pourvu qu’on ne vienne pas, à présent, nous informer que l’auteur de Thaïs est M. Saint-Saëns ! Les amis de ce dernier n’apprendraient pas sans quelque ennui qu’il mit la main au petit chalet de nécessité construit par MM. Gallet et Massenet à l’aide de pierres arrachées à l’œuvre adorable édifiée par France ; tels les terrassiers turcs, pour installer un bastion sur l’Acropole, accumulèrent en un tas sacrilège les bas-reliefs et les colonnes du temple de Nikê Apteros. Si je fais ainsi parade de mes connaissances helléniques, c’est dans l’espoir que — pour l’amour du grec — Anatole France souffrira que je l’embrasse.

Erémitique, le décor du premier acte nous transporte en cette Thébaïde où les cénobites, portant le cilice et la cuculle, habitaient des cabanes de branchage et d’argile ; palmiers, cactus, mépris des biens périssables, force des esprits, chère faible (pain, sel, hysope, pas de café), benedicite en la dit par l’onctueux Delpouget ; au fond, le Nil, impression excellente ; le décorateur a, du premier coup, mis dans le Nil. Les jumelles se braquent avec ferveur sur la Vision qui montre à Delmas-Athanaël le théâtre d’Alexandrie où, sur un rythme haletant, lèche-motiv des pantomimes perverses, Thaïs (représentée ici par Mlle Mante) simule avec d’inquiétantes précisions les amours de Vénus ; tous les connaisseurs en plastique déclarent cette chute de reins des plus louables, et l’on conçoit que la mimique ardente et les arguments à posteriori d’une courtisane encore si loin de sa conversion finale troublent un solitaire ému par ce que M. de Curel appellerait « l’Envers d’une future sainte ». Astucieusement, pendant neuf mesures, les violons tiennent le do, pour faire comprendre toute l’importance que celui de Thaïs a sur les résolutions d’Athanaël.

Au deux, charmant panorama d’Alexandrie, aux coupoles blanches, étincelant entre le double azur de la mer et des cieux. Cette vue inspire à Athanaël un air considérable où il salue la ville en mi (bonne phrase des cors sur le dessin des violons), pour la maudire ensuite « comme un temple hanté » en do mineur, et enfin invoquer les Anges avec harpes, cymbales, conviction et succès.

Exquise dans le roman, la scène, au théâtre, n’est que gentille, des deux esclaves qui affublent l’anachorète de parures pas ruineuses, bandeau, robe d’Asie, bracelets, destinés à lui donner l’air d’un Satrape dont le luxe puisse éblouir les naïfs, un (S) attrape-nigaud ; Mmes Héglon et Marcy, toutes deux habituées du Cirque d’Été, y chantent le plus galamment du monde ; Nicias a l’air d’un marchand de dattes, et le quatuor « Ne t’offense pas... » a l’air d’une alerte inspiration d’Offenbach.

On attendait avec impatience le renouvellement d’un incident dont on s’était fort égayé à la répétition générale, je vaux parler de la trahison d’une agrafe qui avait permis au public de contempler nue jusqu’à la ceinture Mlle Seinderson, très ennuyée du contretemps et ne sachant plus à quel sein se vouer. Les amateurs de chair fraîche en ont été pour leurs frais et ont dû se contenter de la musique seinphonique accompagnant l’air de Thaïs, câlinement ironique : « Qui te fait si sévère ? » où les traits légers des violons répondent aux cascades de perles égrenées par la flûte d’Hennebains ; un aimable troupeau de courtisanes aux jambes concupiscibles murmure au pauvre Athanaël des mots troublants ; Thaïs, sur de grands frôlements de harpes voluptueux, prend des poses alliciantes, son manteau vert tombe, le rideau aussi, par malheur. Ça commençait à devenir intéressant.

Sachez qu’au quatrième siècle après Jésus-Christ les appartements des courtisanes d’Alexandrie ressemblaient aux expositions de tapis d’Orient (solde, fin de saison) ; sachez aussi que les couplets de Thaïs à son miroir se trouvent déjà dans Manon et qu’elle les agrémente d’un contre- qui enthousiasme le public ; sachez enfin qu’Athanaël, moins indulgent, vocifère contre la pauvrette des malédictions qu’on devrait épargner à une personne si mignardement potelée.

Pour ramener le calme en nos âmes, M. Berthelier, violon-solo de son état, file une méditation religieuse que nous entendrons encore au moment du trépas de Thaïs, et qui sera très demandée dans les églises où se célèbrent les mariages riches.

Les événements se précipitent : devant la maison de la courtisane, Athanaël veille, tandis qu’au loin murmure une musique très rue-du-Caire, derboukas martelées, glockenspiel limpide, flûtes qui pleurent ; le moine brise une statue de l’Amour (tant il Eros !) qu’aurait dû défendre contre son iconoclastie un gracieux cantabile ; soutenu par de furieux accords de trombones, il brave la foule qui veut le lapider et ne s’apaise que grâce au stratagème d’amis assez dévoués pour détourner la fureur populaire en lui jetant des poignées d’or ; le procédé n’est pas à la portée de toutes les bourses.

Sans un neuf-huit qui ressemble énergiquement à la célèbre Aragonaise du Cid, le ballet serait raté de fond en comble, malgré ses sphinges, son Andante d’orgue, son génie du mal en perruque rousse emprunté au magasin d’accessoires d’Excelsior ; les bandeaux plats de Mlle de Mérode et la grâce légère de Mlle Mauri, obtiennent cependant leur succès habituel ; Delmas se révèle mime excellent dans sa muette invocation à l’Etoile de Rédemption, qui projette sur lui un cône de clarté lunaire, un cône comme la lune.

Dernier tableau : dans un cloître qui manque de caractère, comme Athanaël, Thaïs meurt au milieu de « femmes élues », — chez nous, elles ne votent même pas ! — pleine d’un recueillement que comprendront ceux qui vous connaissent, ô Paix, de nonnes ! L’abbesse est Mme Beauvais, et j’en suis bien oise ; la courtisane repentie, toute de blanc vêtue, est étendue sur un lit pour un (ça doit la changer) et les abonnés constatent avec plaisir son aimable embonpoint. Je constate avec moins de plaisir que le grand duo final appassionato, avec sa phrase à trois étages, nous ramène aux plus mauvais jours d’Hérodiade. D’ailleurs il est acclamé.

— Un Tanagra engraissé, cette Sybil.

— Oui, un Tanagras-double.

L’OUVREUSE.

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date de publication : 02/11/23