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Les Premières. Roma

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Les premières – Opéra de Monte-Carlo
« Roma », opéra tragique en cinq actes, de M. Henri Cain, d’après « Rome vaincue », d’Alexandre Parodi. Musique de Massenet.
(De notre envoyé spécial)

Monte-Carlo, 17 février.

C’est un très beau, très grand et très noble ouvrage. Sa réalisation était difficile, car il fallait non seulement exprimer des sentiments et dépeindre des caractères qui ne sont plus semblables aux nôtres, mettre en valeur des mystères religieux que (puisque les études latines sont peu ou prou supprimées) beaucoup, à l’heure actuelle, ignorent, mais il fallait encore créer une atmosphère musicale évocatrice de la Rome frémissante à l’approche des troupes d’Hannibal, traduire l’angoisse de tout un peuple affolé, pour s’élever, quand toutes ces angoisses s’évanouissent, à la frénésie de la Victoire.

Une intrigue d’amour court à travers cet ouvrage, que Massenet a qualifié volontairement d’opéra tragique.

Nous étions sûrs à l’avance que toutes ses qualités d’enchanteur, nous les retrouverions dans les passages d’amour.

Mais nous pouvions nous demander, s’il atteindrait aux sommets que le livret, par lui choisi, exigeait dans la force, la puissance, l’émotion tumultueuse, ardente et passionnée.

C’est qu’en nous restait le souvenir de cette Rome vaincue qui illustra le nom de Parodi et qui demeure, à part des imperfections de langage, comme une des plus belles évocations de l’antiquité.

M. Henri Cain ne pouvait laisser subsister entièrement l’ouvrage de Parodi. Il s’est contenté de le réduire aux proportions qu’exigeait la musique ; mais il a suivi pas à pas, sauf de légères variantes, d’ailleurs heureuses, la tragédie du poète, dont l’action est, d’un bout à l’autre, d’un intérêt poignant, et qui témoignait chez son auteur d’une rare entente des effets de théâtre.

*

Nous sommes à Rome, l’an 216 avant Jésus-Christ.

Le rideau se lève sur un décor représentant le Forum. Le peuple se lamente. Hannibal remporte victoires sur victoires. Rome vit dans la défaite.

Une femme passe. C’est Posthumia, l’aïeule aveugle, qui, silhouette tragique, personnification à la fois de la Vaillance et de la Bonté, ne peut admettre que le peuple avili vienne outrager le Sénat de ses larmes et de ses terreurs. S’appuyant sur le bras de sa servante Galla, elle lui demande de la conduire au temple de la déesse Vesta, afin d’y porter non des pleurs, mais des prières.

À peine est-elle disparue qu’une voix crie que les Vestales ont laissé éteindre dans la nuit le feu sacré. À l’annonce de ce sacrilège, la foule est reprise de terreur, quand survient le sénateur Fabius Maximus.

Fabius a de la vaillance. Il reproche aux Romains leur couardise.

Mais apparaît le tribun légionnaire Lentulus. D’une voix haletante, il annonce qu’Hannibal a écrasé l’armée romaine. Il est le seul survivant, car Paul-Emile lui-même, Paul-Emile, le héros, a succombé ! Fabius, cependant, ne se laisse pas abattre. Il encourage à la résistance le peuple, qu’il sait gagner par ses accents, lorsque le Souverain Pontitife, qui est allé consulter l’oracle, vient faire connaître sa décision. La victoire reviendra aux Romains quand le feu éteint dans le temple de Vesta brillera de nouveau.

Mais il faut avant tout que la déesse ait sa victime, il faut qu’on lui immole la vestale impie. Quelle est-elle ? Le Souverain Pontife l’ignore. Toutefois, il a remarqué un mouvement d’effroi chez Lentulus quand on a parlé de mettre à mort la vestale coupable.

Et, maintenant, c’est un décor tout blanc, avec quatre colonnades, un décor simple et frais qui représente l’atrium de Vesta. Le Souverain Pontife interroge les vestales. L’une d’elles, Junia, se confesse, se croyant coupable. Elle a fait un rêve d’amour.

Ce morceau est exquis de tendresse et d’innocence. Il est chanté avec un art admirable par Mme Julia Guiraudon, dont la voix est la plus douce et la plus suave des musiques. Son succès fut considérable.

Le Souverain Pontife continue son enquête. Se rappelant qu’il a vu Lentulus se troubler, il annonce que ce n’est pas Paul-Emile, mais Lentulus, qui est mort à la bataille de Cannes. À ces mots une des vestales, Fausta, la nièce de Fabius Maximus, et dont l’aïeule est Posthumia, s’évanouit. Et Fabius, qui assiste à la scène, de s’écrier : « Dieux ! voici la criminelle ! »

L’action continue rapide. Dans le bois sacré de Vesta, qu’éclairent les feux d’un soleil couchant, le Gaulois Vestapor, qui a été réduit en esclavage, se réjouit des malheurs qui s’abattent sur les Romains. Il sait que, s’il peut sauver Fausta, ce sera la ruine définitive de ses ennemis.

Aussi, quand Lentulus survient, Vestapor, qui est chargé de la garde de la vestale coupable, réunit-il les deux amants. Il fait mieux. Il aidera à leur fuite, en les conduisant dans un souterrain par lequel ils pourront s’évader.

Ici se place une scène délicieuse que le compositeur a su rendre avec un rare bonheur. Le chant des violons se mêle aux gouttelettes cristallines des harpes. C’est à la fois un chant d’amour, de tristesse, de volupté et de mort.

Fausta veut expier sa faute. Lentulus lui demande de vivre. Comme elle résiste, il veut mourir avec elle. Mais l’amour l’emporte. Ils s’enfuient.

Et quand le grand-prêtre apparaît et qu’il s’aperçoit de la fuite, il n’a pour toute ressource, afin de donner libre cours à sa rage, que de livrer Vestapor aux tortionnaires.

Le rideau se relève sur une séance du Sénat. Lucius Cornélius, le Souverain Pontife, est assis, ayant autour de lui les sénateurs, drapés dans leurs toges blanches.

Fausta est revenue. Elle veut expier sa faute. Elle s’en confesse à Fabius. Puis elle avoue tout à Lucius Cornélius et tombe à genoux.

À ce moment pénètre Posthumia. Elle a entendu la voix de la vestale. Sa cécité l’empêche de se rendre compte de ce qui se passe. Mais elle devine qu’il y a un drame. Elle interroge. C’est Fabius qui lui répond et lui apprend toute la vérité.

Le Sénat délibère et condamne Fausta à mort.

Posthumia se révolte. Sa fille descendrait vivante dans un tombeau ! Elle se dresse farouche, puis tombe inanimée sur le sol.

Mais Fabius s’approche d’elle. Il lui donne un poignard. Qu’on ensevelisse Fausta, mais quand elle sera morte.

L’aïeule a compris ce que désirait Fabius. Aussi, au dernier acte, qui se passe dans le Champ Scélérat, quand le Souverain Pontife a demandé aux prêtres si l’on a fait dresser pour la vestale coupable, dans le sépulcre où elle doit être enfermée, un lit avec une table sur laquelle seront posés du pain, de l’eau, de l’huile et une lampe, Posthumia s’avancera-t-elle vers son enfant. Elle demandera à l’embrasser une dernière fois. Elle lui tendra le poignard. Mais comme Fausta a les mains entravées, c’est elle-même qui, guidée par Fausta qui lui fait sentir l’endroit où bat son cœur, lui plongera l’arme dans le sein, lui évitant ainsi les douloureuses affres d’une lente agonie pour lui apporter la mort soudaine et libératrice.

Quant à Lentulus, il a renoncé à suivre son amante au tombeau pour se consacrer à la délivrance de la patrie.

La mort de Fausta a d’ailleurs changé le sort des armes. Vesta, vengée, est redevenue clémente aux Romains. Hannibal est vaincu. Et c’est sur l’entrée victorieuse du consul Scipion, entouré de ses légionnaires, dans la joie de tout un peuple qui renaît à l’espérance, que s’achève le drame.

Ce sujet superbe, le compositeur l’a, ainsi que je l’ai indiqué plus haut, traité superbement. Aux pages que j’ai citées, combien d’autres il convient d’ajouter !

C’est, d’abord, l’ouverture tumultueuse et guerrière, d’un sentiment large et puissant, le chant de Lentulus : « Paul-Emile, un héros ! » le chœur des vestales : « A vos ordres obéissantes », le délicieux prélude du troisième acte où vibrent des caresses et des tendresses qui nous préparent au duo entre Lentulus et Fausta. Et c’est le quatrième acte, où la mélodie s’arrête pour faire place à de courtes phrases rapides et expressives comme l’action. Rien d’inutile, nulle fioriture. L’orchestre est grave, ainsi que l’action, et, à la fin, c’est comme une voix d’au-delà qui accompagne les douleurs et les imprécations terrifiantes de Posthumia. Je signalerai aussi l’entr’acte vocal qui précède le cinquième acte et qui, chanté dans l’obscurité, produit un effet des plus saisissants. La même impression de gravité douloureuse, nous la retrouvons dans l’arrivée de Lentulus, ainsi qu’au moment de la mort de Fausta, poignardée par son aïeule, impression qui se dissipe, de même qu’après la nuit surgit un soleil éclatant, lorsque sonnent les fanfares guerrières annonçant le retour de la Fortune.

Les chœurs tiennent une large place dans l’action, tour à tour tendres ou charmants, douloureux, poignants ou désespérés ; ils créent ainsi une admirable atmosphère dans laquelle les protoganistes évoluent avec plus de valeur et se détachent plus nettement en relief.

Au résumé, Massenet vient de nous donner une œuvre aux grandes et belles lignes, d’une construction solide et classique. Pleine de tendresse et de pitié, elle est aussi éminemment virile. Tout le courage, la fermeté, mais aussi la dureté, la brutalité, la cruauté romaines y sont exprimés avec une rudesse caractéristique. C’est une œuvre capitale qui témoigne d’un effort considérable et qui consacre de façon impérissable celui qui sut y faire passer tout le frémissement de son âme.

La soirée a été triomphale. Je n’ai jamais vu salle plus enthousiaste. C’est par des tonnerres d’applaudissements et des acclamations sans fin que l’on salua le nom illustre de Massenet.

L’interprétation fut incomparable. Mlle Kousnezoff dessina une Fausta d’un charme prestigieux, aux accents purs et touchants. Quant à Mlle Lucy Arbell, jamais elle ne témoigna d’une plus éclatante maîtrise. Du rôle sombre et difficile de Posthumia, elle a su tirer des effets prodigieux. La façon dont elle marque les hésitations, les incertitudes dans le geste et la démarche de Posthumia, ses douleurs et ses révoltes, ses explosions de tendresse et de colère, ses désespoirs se traduisant par l’écroulement de tout son être s’abattant sur le sol, comme foudroyé soudainement, en un mot, toutes ses attitudes et tous ses gestes, accompagnés d’une superbe sonorité vocale aux accents qui touchent au cœur ou vous donnent des frissons d’angoisse, tout cela décèle la grande tragédienne lyrique, la tragédienne de race. Elle a marqué le rôle de Posthumia d’une empreinte définitive. J’ai plaisir à redire quels accents délicieux nous fait entendre Mme Julia Guiraudon en Junia. Il est impossible de rêver plus beau et plus vibrant Lentulus que M. Muratore. Sa voix chaude et caressante, son jeu expressif firent merveille. Rome n’eut jamais, sans doute, d’aussi magnifique guerrier. À Fabius Maximus, M. J.-F. Delmas prête sa prestance et son autorité. Mais il n’est pas qu’un grave sénateur, il sait traduire les émotions de son personnage avec une rare justesse et nous faine sentir que, sous la toge roide, bat un cœur d’homme. Lui aussi a fait une remarquable création. La voix de M. Noté sonne toujours généreusement dans l’interprétation de Vestapor, qu’il a campé avec pittoresque. M. Clausure s’est révélé artiste accompli dans le rôle du souverain pontife. Il le joue avec une grandeur et une simplicité des plus nobles ; il le chante sans effort et de la manière la plus juste. Mlle Eliane Peltier est une charmante grande vestale, et je n’ai que des compliments à adresser à Mlle L. Doussot, qui, gracieuse et adroite, dessine et chante le plus joliment du monde le rôle de l’esclave Galla.

Les chœurs, dont on connaît la renommée, furent une fois de plus merveilleux, soit par la justesse de leur chant, soit par la façon constamment assidue dont ils prirent part à l’action.

Sous la souple, persuasive et si artistique direction de M. Léon Jehin, l’orchestre rendit dans les moindres nuances la pensée du compositeur. Les décors de M. Visconti, soit qu’ils visent à la simplicité, soit qu’ils visent à des colorations exquises comme celle du bois sacré, sont autant de tableaux peints de main de maître.

Quant à la mise en scène, elle est de M. Raoul Gunsbourg, et ce nom seul me dispenserait d’en dire plus long si je ne tenais à célébrer l’extraordinaire effort qu’il vient d’accomplir une fois de plus. Personne ne sait comme lui ordonner et commander aux masses, les faire évoluer, s’agiter, leur communiquer les frissons de la vie ou leur imposer des silences, des attitudes muettes qui sont encore, au théâtre, des expressions de la vie. Il a réglé Roma avec sa sûreté et son expérience géniales. Ce sont vraiment des foules en proie à leurs passions qui s’agitent devant nous, et non pas des figurants qui exercent simplement leur métier.

Ave, Cæsar ! Et associons le nom de M. Raoul Gunsbourg au triomphe que vient de remporter la définitive Roma de notre divin maître Massenet.

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date de publication : 02/11/23