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Roma de Massenet

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Les premières

THÉÂTRE DE MONTE-CARLO

« Roma », opéra tragique en 5 actes de M. Henri Cain, d’après Parodi, musique de M. Massenet

Monte-Carlo, 17 février. – Le nouvel opéra de M. Massenet, dont la première représentation a obtenu un éclatant succès au théâtre de Monte-Carlo, est tiré d’une tragédie d’Alexandre Parodi, Rome vaincue, jouée en 1876 à la Comédie-Française, sous la direction Perrin. La distribution réunissait les noms de Mmes Sarah Bernhardt, Dudlay, Reichemberg, de Mounet-Sully et de Maubant, et le chaleureux accueil fait à l’ouvrage était certainement dû pour une bonne part à cette interprétation si brillante. M. Henri Cain, avec son habileté et son expérience, a remanié la pièce de façon à l’adapter aux exigences de la scène lyrique. Il l’a récrite presque entièrement, mais a suivi pas à pas le scénario de Parodi, dans lequel il s’est borné à pratiquer d’utiles coupures. C’est ainsi qu’il a purement et simplement supprimé le personnage du poète Ennius, qui, comme dans une tragédie philosophique de Voltaire, se répandait en tirades d’un rationalisme subversif contre la barbare coutume d’enterrer vivantes les vestales infidèles à leurs vœux. Car Rome vaincue est une histoire de vestale. Il faut convenir que les déclamations vengeresses du bon Parodi n’avaient qu’un intérêt bien rétrospectif, et s’il avait voulu y mettre des allusions, elles ne s’appliquaient que très indirectement aux institutions modernes, attendu que le supplice jadis infligé aux prêtresses du feu sacré est depuis longtemps tombé en désuétude. On dira peut-être que le sujet même manque d’actualité et qu’il nous est difficile de nous intéresser à une aventure si éloignée de nos lois et de nos mœurs. On a élevé la même objection contre Iphigénie et l’on pourrait la répéter contre la plupart des tragédies antiques. Elle ne me paraît pas sérieuse. Il est évident que ces contes reposent sur des principes auxquels nous n’attachons plus une croyance littérale : mais ils gardent pour nous la valeur de mythes superbes ou terribles, enfermant dans leur symbolisme une éternelle vérité humaine. Wagner préférait la mythologie des Scandinaves : celle des Grecs et des Romains n’est pas moins attrayante, assurément, et elle est plus près de nous. En fait, le public ne s’embarrasse point de ces considérations et n’est nullement gêné par l’élément archaïque qui fournit le ressort de semblables tragédies : il se laisse tout bonnement toucher par Iphigénie ou par la vestale condamnée à une affreuse mort, parce que les souffrances de ces victimes sont réelles et émouvantes, quelle qu’en soit la cause.

En l’an 216 avant Jésus-Christ, Rome était vaincue par Annibal et exposée au danger d’une destruction prochaine. Le premier acte nous montre, sur le Forum, l’angoisse du peuple, à qui un messager annonce la défaite de Cannes. Lentulus, l’un des rares Romains échappés au désastre, en fait un effrayant récit. Dans la consternation universelle, seul, le vieux Romain Fabius ne perd pas courage et reproche à ses concitoyens leur lâche désespoir. Le grand pontife Lucius proclame que l’oracle a parlé et que les malheurs de Rome sont dus à la colère de Vesta : une vestale a cédé à une passion criminelle et trahi son serment. Le second acte est consacré à l’interrogatoire des vierges saintes, parmi lesquelles se dissimule une vierge folle. Une innocente, Junia, s’accuse : elle a rêvé qu’une voix l’invitait à l’amour. Le farouche pontife est lui-même désarmé un instant par cette confession candide. Mais il s’avise d’un stratagème pour découvrir la vraie coupable. Junia est la sœur de Lentulus, dont l’attitude a paru suspecte. Lucius déclare que Lentulus a succombé dans la bataille : et Junia fond en larmes, mais une autre vestale, Fausta, que Parodi appelait Opimia, s’évanouit. Plus de doute : c’est elle ! Troisième acte : le bois sacré contigu au temple de Vesta. Un esclave gaulois, Vestapor, au service des prêtresses, offre à Lentulus et à Fausta de les faire évader par un souterrain : il agit par haine des Romains, ennemis de sa race. Fausta refuse d’abord, car elle est Romaine et a pu faillir à ses devoirs, mais ne veut pas déterminer la ruine de sa patrie. Elle se décide pourtant, par faiblesse devant la mort et par pitié pour Lentulus. Mais, au quatrième acte, qui se déroule dans la curie de Tullus Hostilius, le patriotisme l’a emporté dans l’âme de Fausta, et elle revient se livrer, pour expier volontairement sa faute et sauver la Cité. Elle promet à Fabius, son oncle, qui lui a servi de père, qu’elle saura bien mourir. La vieille aveugle Posthumia, grand-mère de Fausta, implore en vain la clémence des magistrats romains. Ils restent inflexibles et prononcent l’arrêt fatal. Cinquième acte : le cortège funèbre et la tombe de la vestale, toute préparée, dans un coin de l’agro romano. La vieille Posthumia, pour épargner à sa petite-fille l’horreur d’être enterrée vivante, lui enfonce elle-même un poignard dans le cœur.

Pour traiter ce sujet empreint de la grandeur romaine, M. Massenet a très justement adopté une simplicité et une noblesse de style, qui évoquent les modèles classiques. Point d’ornements frivoles, de festons, ni d’astragales, nulle recherche de surprises ni de séductions faciles, mais un art sobre, vigoureux, d’un goût parfait, d’une élévation constante, pleinement adéquat aux caractères et à l’action. Par cette beauté soutenue et un peu sévère, Roma occupe une place à part dans l’œuvre si riche de M. Massenet. La déclamation extrêmement expressive est soumise au verbe et ne vise qu’à l’accent pathétique : l’orchestre ferme et délicat se borne à commenter exactement le drame. L’impression est profonde, et obtenue par les moyens les plus purs et les plus discrets. M. Saint-Saëns, ce maître de l’atticisme musical, n’aurait pas fait mieux. Quelques thèmes très saillants dominent la partition, sans être précissément employés selon la méthode wagnérienne. On remarquera surtout celui de Vesta, qui a la majesté religieuse d’une lente sonnerie de cloches, et qui résume le culte patriotique des Romains : Vesta, c’est la patrie. Ce thème, fréquemment entendu à l’orchestre, reparaît aux voix chaque fois que le grand prêtre, ou Fabius, ou la vestale elle-même invoquent l’image auguste de Rome et des sacrifices redoutables qu’elle impose à ses enfants. Toutefois on pense bien que M. Massenet n’a pas complètement renoncé aux scènes de charme et de tendresse, où il est incomparable. Il leur a donné une dignité en accord avec le ton de la tragédie. Rien de plus exquis, de plus frais, que les aveux de la petite vestale qui se croit en perdition pour un songe ingénu. Rien de plus poétique, de plu chaleureux, de plus vibrant, que l’amoureux monologue de Lentulus et la scène d’amour avec Fausta dans le bois sacré. Les deux derniers actes, au contraire, exclusivement tragiques, ont une gravité et une puissance admirables. Et cette belle œuvre s’est achevée par une longue ovation à l’illustre compositeur.

M. Raoul Gunsbourg l’a montée avec un soin et un éclat qu’il faudrait qualifier d’exceptionnels, s’ils n’étaient de règle à Monte-Carlo. On a beaucoup apprécié les pittoresques décors de M. Visconti, surtout celui du bois sacré, d’une ravissante finesse de coloris. La partie chorale, très développée, a mis en lumière les qualités de ces remarquables chœurs que plus d’un théâtre lyrique parisien peut envier. Mlle Kousnezof a été une délicieuse et magnifique Fausta : la voix au timbre de cristal a une étendue et une force merveilleuses, et il est impossible de jouer avec plus de grâce et d’émotion. Mlle Lucy Arbell a composé avec une étonnante maîtrise le rôle de l’aïeule Posthumia, créé à la Comédie-Française par Mme Sarah Bernhardt : Mlle Arbell y a déployé une force dramatique intense et déchirante. Mme Guiraudon a chanté d’une façon adorable la jolie scène de Junia. M. Muratore, dont on connaît l’organe généreux et la fougue juvénile, s’est surpassé dans Lentulus et a enthousiasmé l’auditoire. M. Delmas est un superbe Fabius, plein d’autorité et de virile tristesse. Un débutant, M. Clauzure, possesseur d’une excellente voix de basse, artiste intelligent, romain de la tête aux pieds, s’est révélé dans le rôle de l’impitoyable pontife.

Paul SOUDAY.

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(1842 - 1912)

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date de publication : 18/09/23