Revue musicale. Le Voyage dans la Lune
REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE LA GAITÉ : Le Voyage dans la Lune, opéra-féerie en quatre actes, paroles de MM. Mortier, Vanloo et Leterrier, musique de M. J. Offenbach. — Mmes Zulma Bouffar, Marcus, Cuinet, B. Méry, Maury ; MM. Christian, Grivot, Habay, Laurent ; Mlles Fontabello et Anaïs Maillart. […]
Le Voyage dans la lune est un immense succès. Nous en sommes doublement heureux, et pour les auteurs, qui nous sont très sympathiques, et pour le directeur de la Gaîté, auquel cette brillante entrée en campagne permettra de réaliser les vastes projets, qui doivent placer son théâtre au rang de nos grandes scènes musicales. On peut être maintenant rassuré sur l’avenir de la direction de M. Vizentini, en voyant la façon dont il a monté sa première pièce. Il semblait impossible de surpasser les magnificences d’Orphée, de Geneviève de Brabant, de la Haine, de Jeanne d’Arc. M. Vizentini a résolu ce problème, en encadrant l’opéra-féerie de MM. Mortier, Leterrier, Vanloo et Offenbach d’une mise en scène aussi somptueuse qu’artistique.
Le Voyage dans la lune, sortant des données banales de la féerie, prêtait d’ailleurs merveilleusement à la réunion de tous les éléments qui assurent le succès. L’art de la décoration, de la musique et de la mise en scène se prêtent un mutuel appui, à l’aide d’une action intéressante, qui entraîne le spectateur dans les régions inconnues du royaume lunaire. Voici en quelques mots le sujet de cette spirituelle fantaisie.
Le roi Vlan donne une grande fête à son peuple à l’occasion du retour de son fils bien-aimé, le prince Caprice, qui, en compagnie de son précepteur, le savant Microscope, a visité pour son instruction les principaux pays du globe terrestre. Las de la couronne qu’il porte depuis trente ans, Vlan veut abdiquer en faveur de son héritier présomptif ; le prince Caprice refuse cet honneur qui le forcerait à renoncer aux voyages, sa seule passion. — Mais tu as tout vu, lui dit son père, où iras-tu maintenant ? — À ce moment la lune reflète son pâle orbite dans un bassin du jardin royal. — Je veux visiter la lune, réplique Caprice, je veux la lune !
Le débonnaire monarque, qui ne sait rien refuser à son fils, consulte les astronomes sur la possibilité d’entreprendre un pareil voyage. Tous sont d’accord pour déclarer la chose impraticable. Le prince, irrité, les chasse de l’Observatoire et somme le savant Microscope, sous peine de mort, de trouver un moyen de réaliser son projet. Microscope obtient à cet effet huit jours, pendant lesquels il forge un canon de vingt lieues de longueur, qui lancera dans le satellite de la terre un obus contenant l’intrépide voyageur. Au moment du départ, Vlan se décide à accompagner son fils, et ordonne au malheureux Microscope d’essayer avec eux son audacieuse invention.
L’obus, ainsi que l’avait prévu Microscope, tombe dans la lune, après avoir franchi en deux mois les 96,000 lieues qui séparent cet astre de la terre. Par un hasard providentiel, les trois voyageurs sortent sains et saufs de leur singulier véhicule. À peine sont-ils débarqués, qu’ils sont entourés des habitants de la lune, qui veulent d’abord leur faire un mauvais parti pour la peur que leur a causée l’arrivée du projectile. Ils vont être traînés en prison, lorsque la fille du roi, la belle Fantasia, touchée de leur sort, obtient du roi Cosmos, son père, la grâce des condamnés.
Cosmos, en apprenant que Vlan est un confrère, l’emmène dans son palais et l’initie aux mœurs bizarres des Sellénites. Dans ce singulier royaume, le souverain, choisi au poids, habite une maison de verre, de façon à ce que ses sujets puissent s’assurer qu’il travaille sans cesse aux affaires de l’État ; on chasse les ministres infidèles qui enrichissent le Trésor public de leurs économies. Mais ce qui plonge dans le plus grand étonnement les voyageurs, c’est d’apprendre que l’amour n’existe pas dans la lune. — Et la population ? objecte Vlan à Cosmos. — Eh bien ! réplique Cosmos, il y a au-delà de la mer des nuées de pauvres gens dont c’est le métier, qui tous les ans nous expédient une cargaison d’enfants parmi lesquels chacun va faire son choix. Les femmes de la lune sont de simples objets d’art, dont on trafique et qui remplacent à la Bourse les valeurs sur les- quelles spéculent les habitants de la terre. — C’est égal, ajoute Vlan, je préfère notre vieille routine.
Le prince Caprice est de l’avis de son père, et il se désespère de ne pouvoir faire partager à la belle Fantasia l’amour qu’elle lui a inspiré. Son chagrin ne lui ôte cependant pas l’appétit ; il croque mélancoliquement des pommes — c’est tout ce qu’il reste des provisions emportées dans l’obus — lorsque survient Fantasia. Comme Ève, elle veut goûter à ce fruit inconnu. Dès qu’elle y a mordu, voilà son cœur qui se met à battre ; déjà elle éprouve pour Caprice la passion dont il était seul enivré. Les compagnes de Fantasia, imitant l’exemple de leur maitresse, dévalisent les provisions restées dans l’obus et croquent à belles -dents le fruit défendu : elles deviennent aussitôt amoureuses comme des chattes.
Cosmos, lui-même, a goûté aux pommes, sous la forme d’un élixir, qui n’est autre que le cidre. Caprice, déguisé en saltimbanque, le lui a fait boire en lui persuadant que c’est le seul moyen de maigrir et de se débarrasser, ainsi du fardeau du pouvoir. Mais Cosmos, devenu amoureux de sa femme Popotte, s’aperçoit avec chagrin que sa royale épouse n’a d’yeux que pour Microscope qu’elle ne cesse de poursuivre de ses obsessions.
Cosmos, résolu de se venger des maudits étrangers, cause de tout le mal, assemble le tribunal, et après avoir entendu les plaidoiries contradictoires de son conseiller Cactus, qui remplit à la fois les doubles fonctions de défenseur et d’accusateur, condamne Vlan, Caprice et Microscope à demeurer cinq ans, sans nourriture, dans le cratère d’un volcan éteint.
Pour mieux jouir de sa vengeance, Cosmos accompagne les condamnés dans leur prison ; mais au moment où il s’apprête à remonter par le panier qui l’a descendu, lui et ses victimes, dans le cratère, la corde se détache, et une lettre tombe à ses pieds ; c’est Popotte, qui veut faire partager à son cruel époux le sort de celui qu’elle aime. Fantasia, moins vindicative mais plus tendre que Popotte, a précédé les voyageurs dans le cratère pour mourir avec Caprice. Cosmos, regrettant sa vengeance, promet la grâce des coupables, s’ils parviennent à trouver une issue. Tandis que les prisonniers parcourent les galeries souterraines du volcan, un bruit sourd se fait entendre, le fond du cratère s’enflamme : c’est la lave qui monte... une explosion formidable retentit ; Cosmos, Vlan, Caprice, Microscope et Fantasia sont projetés hors du volcan sans autre mal qu’un assez long évanouissement. Quand ils reprennent connaissance, ils saluent à l’horizon le globe lumineux de la terre, où Microscope se fait fort de les ramener par le même procédé qui leur a servi à aller dans la lune.
Cette ingénieuse fable est assaisonnée de beaucoup d’esprit, et contient, sous une forme frivole, de fines critiques de nos mœurs. Les auteurs ont très heureusement rompu avec les traditions ordinaires de la féerie, et leur pièce, sans avoir la prétention d’être instructive, constitue cependant un spectacle d’une grande variété d’aspects, souvent intéressant, toujours divertissant.
La musique de M. Offenbach est pétillante d’entrain et de verve. Les couplets des saltimbanques, que MlIe Zulma Bouffar enlève avec une crânerie charmante ; le chœur des artilleurs, l’air : Je suis nerveuse, de la princesse Fantasia ; le rondo du « Prince qui passe par là », détaillés avec beaucoup d’esprit par M. Habay, un vrai chanteur d’opéra-comique égaré dans l’opérette ; les couplets : Il neige, tels sont les principaux morceaux du genre gai qui ont soulevé les bravos unanimes.
Nous leur préférons peut-être ceux qui, d’un effet moins vif sur la masse du public, introduisent discrètement une note rêveuse dans cette joyeuse partition. Nous citerons par exemple la poétique romance de Caprice à la lune, le duo de la pomme, peut-être un peu écourté, et le chœur des compagnes de Fantasia lui faisant leurs adieux.
Les grands morceaux d’ensemble, tels que le finale du premier acte, et la scène de la vente, sont traités avec une parfaite entente du mouvement théâtral. Les airs de ballet ont ce rhythme entraînant dont Offenbach a le secret.
L’interprétation est excellente. MM. Christian, Grivot et Tissier sont les plus amusants compères de féerie qu’on puisse imaginer. Mlle Zulma Bouffar s’est surpassée dans la création du rôle du prince Caprice ; elle a réellement le diable au corps dans la scène des saltimbanques ; le public a voulu entendre trois fois le rondo : « Ohé ! venez, petits et grands. »
Une jeune chanteuse dont nous avons apprécié les qualités aux derniers concours du Conservatoire, où elle a obtenu un prix de chant, débutait dans le rôle de Fantasia. Mlle Marcus a une jolie voix de soprano, qu’elle dirige avec goût et facilité. Elle vocalise correctement et a l’intelligence de la scène.
M. Habay tire le meilleur parti possible du personnage épisodique du « Prince qui passe par là. » M. Laurent, en conseiller du roi Cosmos, et Mme Cuinet, en reine de la Lune, Mlles Blanche Méry et Maury ont également une part très honorable dans le nouveau succès de la Gaîté.
Les chœurs et l’orchestre sont dignes d’une grande scène lyrique. M. Vizentini avait tenu à conduire lui-même son vaillant personnel à la victoire. Il a dirigé avec une vigueur communicative l’exécution musicale de l’ouvrage par lequel il inaugure si brillamment son règne. N’oublions pas de féliciter M. Vizentini père, qui a apporté dans la mise en scène sa grande expérience et son goût parfait, il a trouvé des effets très pittoresques dans la façon dont il a groupé les masses qui se meuvent sur le théâtre.
Les ballets, réglés par M. Justament, sont ravissants. Nous avons retrouvé là l’artiste plein d’imagination que M.Perrin avait eu le bon esprit d’appeler à l’Opéra dans les dernières années de sa direction.
Deux étoiles chorégraphiques de genre différent se partagent les bravos du public : Mlle Fontabello, une danseuse de force, qui rappelle par son brio la Sangalli, et Mlle Anaïs Maillart, dont le style correct et la grâce décente forment le plus heureux contraste avec sa fougueuse partenaire. Mlle Maillart était sur le point de signer un engagement à l’Opéra, lorsque M. Vizentini a pris les devants en l’attachant à son théâtre.
Nous n’entreprendrons pas la tâche impossible de décrire les admirables décors de M. Chéret et les adorables costumes dessinés par M. Grévin. Nos lecteurs, en allant voir les merveilles du Voyage dans la lune, pourront s’assurer que nos éloges n’ont rien d’exagéré.
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Victorin Joncières
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Le Voyage dans la Lune
Jacques OFFENBACH
/Albert VANLOO Eugène LETERRIER Arnold MORTIER
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date de publication : 22/09/23