Phryné de Saint-Saëns
PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
Opéra-Comique. – Phryné[1], opéra-comique en deux actes, poésie de M. L. Augé de Lassus, musique de M. Camille Saint-Saëns.
Le sujet de Phryné est si connu, il est si classique, il a été tellement popularisé par, la peinture et la gravure, qu’il nous dispense de longs commentaires. La fable imaginée par M. Augé de Lassus, le poète, du scénario, ne prête pas aux longs développements. Ses vers peuvent être qualifiés d’honorables ; ils sont, en effet, convenablement alignés, ils ont pour eux, la forme, mais il leur manque la couleur, l’image et la gaieté.
Nicias, jeune Athénien, bafoue son oncle, l’archonte Dicéphile ; à l’aide de Phryné, laquelle prend ce dernier pour arbitre au moment où elle préside aux soins les plus intimes de sa toilette. Dicéphile, qui passe pour un des Sages d’Athènes, et dont on vient de couronner le buste, tombe en extase devant Phryné transformée en Vénus Aphrodite. Surpris dans cette posture, dont personne ne l’aurait cru susceptible, le vieux barbon excuse toutes les folies de son neveu, dont il payera les dettes :
Un oncle est un caissier donné par la nature.
Les lecteurs de l’Intransigeant savent en quelle haute estime nous tenons le magistral talent de M. Saint-Saëns et le plaisir que nous éprouvons à en parler, plaisir trop rare, hélas ! M. Saint-Saëns étant de ceux qui ne produisent qu’à leur heure et dont le souci de l’art est la seule préoccupation.
Souvent plusieurs années s’écoulent entre ses productions importantes, que quelques pièces de piano ou une symphonie longtemps caressée séparent les unes des autres. Sans la reprise de Samson et Dalila, ou plutôt son admission triomphale sur notre première scène lyrique, nous n’aurions pas eu à parler de M. Saint – Saëns depuis Ascanio, qui remonte, déjà loin.
Et cependant, s’il est un maître qui devrait être aimé, choyé, adulé parmi nous, c’est assurément celui qui synthétise dans son style si clair, si élégant, si souple et si merveilleusement docile aux formes les plus arides du contre-point, toutes nos qualités françaises de charme, de finesse et de grâce. Sons ce rapport, le petit bijou que nous venons d’applaudir, hier soir, est un véritable chef-d’œuvre.
Destiné au Lyrique de M. Détroyat, que le même mois a vu naître et mourir, ce cadeau princier a passé des mains de l’ami dans celles du directeur de l’Opéra-Comique. L’œuvre de M. Sain-Saëns a trouvé à la place du Châtelet un cadre digne de sa valeur, et des interprètes capables d’en faire valoir les mélodieuses beautés. Car c’est bien de la mélodie, cette fois, il n’y a pas à s’y tromper et quand on en a perdu quelque peu l’habitude, cela fait plaisir, je vous assure, de la suivre sur les lèvres des chanteurs et de s’en délecter tout à son aise.
Pour M. Saint-Saëns, Phryné n’a été que le badinage d’un esprit qui sa repose ; mais si vous vous souvenez des scènes d’atelier d’Ascanio et du premier acte de Proserpine, que l’on nous rendra bien un jour ou l’autre, vous aurez l’idée des mille détails ingénieux que ce talent alerte et vagabond a semés sur un canevas sans importance, où tout autre musicien que lui n’aurait vu qu’un prétexte à flonflons d’opérette.
L’introduction de Phryné n’est qu’une petite fantaisie très courte s’enchaînant au premier chœur : « Honneur et gloire à Dicéphile. » C’est au chœur d’entrée de la célèbre courtisane que commence cette série de mélodies dont nous parlions tout à l’heure et qui ne se terminera qu’avec l’œuvre.
L’andantino : « C’est Phryné ! Quand elle passe... » est d’une saveur pénétrante qui rappelle les beaux chœurs de femmes de Samson et Dalila. Le duo de Nircias et Dicéphile renferme une phrase charmante : « Rien sur la terre n’est solitaire », accompagnée de la façon la plus originale par la basse chantante. Le cantabile de Nicias : « Ô ma Phryné ! c’est trop peu que je t’aime... » est bien dans le genre, madrigalesque que M. Saint-Saëns a toujours traité avec le plus grand bonheur.
Dans le premier final, il y a de jolies choses, le couplet de Phryné entre autres : « Si le front couronné de lierre » ; mais nous avouns goûter peu l’allegro molto : « On raconte qu’un archonte » ; n’étaient, les hardies vocalises de Mlle Sanderson, ce serait tout à fait de l’opérette.
Le second acte, préférable au premier, s’ouvre par une délicieuse introduction, suivie d’un duo non moins délicieux entre Phryné et Nicias. Viennent ensuite les deux meilleurs morceaux de cet opéra-comique : l’air de Phryné : « Un soir, j’errais sur le rivage », plein de mystère et de charme et dont l’adagio donne un peu l’impression de l’une des mélodies les plus célèbres de Gounod, le Soir, dont il s’éloigne ensuite, dans des développements très curieusement accompagnés ; la péroraison sur ces mots « Tu t’élevais superbe au-dessus de la mer » est véritablement grandiose.
Le trio : « Ô reine de Cythère ! » écrit presque entièrement à l’unisson, excepté sur les deux derniers vers ; est d’une fraîcheur ravissante. Nous ne citerons que pour mémoire deux petits morceaux, de facture à l’usage des exécutants : l’ariette de Lampito, l’esclave de Phryné, et les couplets bouffes de Dicéphile.
Musicalement, l’ouvrage se termine par la scène de l’apparition de Phryné-Vénus ; où nous retrouvons le joli chœur d’introduction : « C’est Phryné ! quand, elle passe » et surtout une adorable phrase de Dicéphile :
Quelle merveille !
Il semble qu’une autre âme
En mon âme s’éveille
Ne trouvez-vous pas que c’est beaucoup d’exquises et belles choses pour un ouvrage de proportions très modestes, dont la partition ne dépasse pas cent quarante-cinq pages ? Mais le maître n’a jamais compté avec ses admirateurs, qui seront, cette fois, nous l’espérons bien, le public tout entier : il est temps que le nom de l’un de nos plus grands musiciens devienne enfin populaire.
L’Opéra a inscrit à son répertoire un chef-d’œuvre admirable et qui y restera : Samson et Dalila, que l’Opéra-Co-inique maintienne au sien Phryné, en attendant Prosérpine, et l’illustre maître, aura connu dans sa patrie les joies et les triomphes, mérités, après tant d’amertumes et de trop cruels déboires.
Exécution aussi fine qu’artistique, par des interprètes de premier choix.
Mlle Sybil Sanderson, très en beauté – et l’on sait s’il en faut dans le rôle de Phryné : l’admirable statué de M. Campagne dressée sur la scène le prouve assez — Mlle Sanderson a déployé toutes les séduisantes caresses de sa voix et de sa personne ; nous avons même pu apprécier la piquante originalité de sa prononciation. Le joli filet de voix, juste et étendu, de Mlle Buhl la sert à souhait dans le petit rôle de Lampito.
L’excellent chanteur et comédien Fugère a enfin trouvé dans Dicéphile la nouvelle création qu’il attendait depuis longtemps. Nicias, c’est le ténor Clément, dont la voix si jeune et si fraîche dessine à ravir les fragiles contours de cette exquise musique. M. Lonati déclame avec largeur les vers du héraut.
Un bon point aux chœurs, qui ont fait de leur mieux.
Quant à l’orchestre, il a réalisé comme à l’ordinaire, l’idéale perfection, sous la conduite du meilleur et du plus impeccable des conducteurs, M. Danbé. Et dire qu’on a cherché un chef d’orchestre pour l’Opéra !
Dom Blasius.
[1] Partition, chant et piano, réduite par l’auteur, avec un dessin de F. Marcotte, chez MM. A. Durand et fils éditeurs, 4 place de la Madeleine.
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/Lucien AUGÉ DE LASSUS
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date de publication : 18/09/23