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Thaïs de Massenet

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COURRIER DE PARIS

Le Bois. — Amazones. — Petit essai moral sur la femme et le cheval. — Fragments inédits de Thaïs. — Paphnuce (l’Athanaël de l’Opéra) au cirque d’Alexandrie. — Thaïs l’âme, la bonne déesse et les prêtres dansants. Lis rouge et Lys rouge. — M. Emile Blairat. — Lettre à l’auteur du Lis rouge.

[…] Le directeur de l’Univers illustré m’a demandé de lui communiquer deux fragments inédits de Thaïs. Je le fais bien volontiers ; mais, puisqu’il s’agit de Thaïs, je commencerai par remercier et féliciter Massenet qui l’a tirée de son humilité originelle et l’a mise au premier rang des héroïnes lyriques. Massenet est un maître adorable. Louis Gallet, il est juste de le dire, lui avait donné un excellent poème. Et c’était une tâche malaisée que de tirer un drame musical d’un roman philosophique. Car si le petit livre que je me suis donné le plaisir de faire méritait d’être défini, il faudrait, je crois, l’appeler un manuel élémentaire de philosophie et de morale accompagné d’images.

Ce livre, accueilli avec une excessive indulgence par les lettrés, a été jugé plus littéraire et plus artiste qu’il n’est. On m’a félicité çà et là d’avoir fait une restitution du monde alexandrin et su mettre la couleur locale. C’est à cela précisément que j’ai le moins songé. En écrivant Thaïs, je me suis efforcé, au contraire, de n’introduire dans mon conte (c’est un conte) que des idées de nature à intéresser mes contemporains. Je me suis fait aussi peu égyptien et alexandrin que possible. Sainte Thaïs est nommée dans les Vies des Pères du désert. Il est probable qu’elle a vraiment existé. Mais je n’ai pas songé le moins du monde à conter l’aventure de cette malheureuse petite fille, telle qu’il est permis de la concevoir après dix-sept siècles amassés sur ce peu de chair et d’âme. L’abbé Paphnuce, qui exerçait une sorte de police sur les fellahs établis autour de ses laures, fut saisi d’une grande colère à la nouvelle qu’une pauvre fille, ayant au front des pièces de cuivre, dansait sur un mauvais tapis devant les bateliers et les âniers qui portaient des vivres au couvent. Il la fit enlever et murer dans quelque laure voisine réservée aux femmes. Voilà la vraie Thaïs.

J’avoue que je m’en suis fort peu soucié. J’ai pris la légende, telle qu’elle se trouve en cinquante lignes dans les Vies des Pères du désert, et je l’ai développée et transformée en vue d’une idée morale. J’ai réuni autour de ma Thaïs des philosophes et des théologiens professant des opinions contradictoires. J’ai voulu que Paphnuce perdit son âme en voulant sauver celle de Thaïs, pour marquer que la justice divine n’est pas la justice humaine. Cela a été senti confusément. Le grand reproche qu’on m’a fait, c’est de ne pas conclure.

J’avoue que je n’ai pas apporté aux hommes la vérité définitive. C’est généralement l’absolu qu’ils demandent. Ils veulent des solutions simples. Ceux qui pensent le moins sont précisément les plus avides de certitudes. Le doute n’est supportable qu’aux esprits cultivés. Si ce petit roman de Thaïs avait, du moins cette vertu de porter parfois mes semblables à douter d’eux-mêmes, de leurs opinions et de leur génie, je croirais qu’il est assez bon et bienfaisant. J’ai rassemblé les contradictions. J’ai fait voir des antinomies. J’ai conseillé le doute. Selon moi, rien n’est meilleur que le doute philosophique. Le doute philosophique produit dans les âmes la tolérance, l’indulgence, la sainte pitié, toutes les vertus douces. Ce sont les seules aimables. Les autres ne valent pas ce qu’elles coûtent.

Une dame qui venait de lire Thaïs et qui en était un peu scandalisée dit un jour chez un académicien :

« C’est le triomphe de la chair. »

Un illustre prélat qui l’écoutait répondit :

« C’est le châtiment de l’orgueil. »

Je crois aussi que les maux des hommes leur viennent surtout de l’orgueil. Et c’est pourquoi mon petit livre conseille la simplicité du cœur et de l’esprit.

Ceci dit, voici les fragments que le directeur de l’Univers illustré a bien voulu me demander :

Le premier morceau terminait la scène du cirque, où l’on voit Thaïs mimer la mort de Polyxène.

Il suivait ces lignes qu’il est nécessaire de reproduire :

« Elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille des rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge. Des cris d’effroi déchiraient l’air et Paphnuce, soulevé sur son banc, disait d’une voix retentissante :

Gentils ! vils adorateurs des démons ! Et vous, ariens plus infâmes que les idolâtres, instruisez-vous. Ce que vous venez de voir est une image et un symbole. Cette fable est prophétique, et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bienheureuse, au dieu ressuscité ! »

C’est alors que venait une page qui a été déchirée :

« Cependant, soutenue par le jeune sacrificateur, Thaïs, la tête renversée et les yeux nageant dans l’horreur de la mort, entendit ces paroles étranges. Elle regardait le moine du coin de l’œil et un sourire imperceptible souleva sa lèvre, tandis que des soldats voilaient la victime et la couvraient de lis et d’anémones.

Les jeux étaient terminés, le flot des spectateurs, au son d’une marche héroïque et funèbre, s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires. Paphnuce, retombé sur son banc, y demeurait immobile. En vain Dorion l’invitait à sortir. L’ascète, brisé délicieusement par le jeûne et la fatigue, sentait son corps fondre comme la cire à la chaleur de son âme. Les paupières closes, pénétrées d’une lueur surnaturelle, il voyait par les yeux de l’esprit des anges vêtus de robes blanches voltiger autour du lit funèbre où Thaïs reposait sous un voile au milieu des fleurs. Et les fils du ciel n’osaient point approcher de la pécheresse, mais ils ne s’éloignaient pas et ils semblaient attendre dans une joie céleste.

Et Paphnuce leur disait : « Encore un peu de temps, messagers du ciel, et j’éloignerai les démons qui défendent celle-ci de votre bienheureuse venue. »

Quand il rouvrit les yeux, le lit funèbre avait disparu et l’amphithéâtre était plongé dans l’ombre. Il se leva et courut chez Thaïs. »

Le second fragment trouvait place dans le récit de l’enfance de Thaïs. C’est un épisode inspiré d’Apulée et où l’on voit ces prêtres de la Bonne Déesse qui allaient par les villes et les villages, et auxquels ressemblaient singulièrement les moines porteurs de reliques du quatorzième siècle et du quinzième,

« Un matin de sa onzième année, assise sous le figuier qui étendait devant la maison ses rameaux pareils à de grands serpents noirs, Thaïs, se voyant seule, tira de sa robe une pomme volée. En mordant la chair du fruit vermeil, elle méditait des ruses pour satisfaire sa paresse et sa gourmandise, quand elle vit venir, du côté de la campagne, un vieillard vêtu à la fois comme un mime et comme un prêtre. Il s’approchait d’elle, tirant par le licou un âne couvert d’une longue housse et portant sur son dos une idole étincelante. Des jeunes hommes le suivaient, couverts de robes blanches, coiffés de mitres dorées, ayant aux mains des épées, des flûtes, des tambours et des cymbales. Ce vieillard était un de ceux qui promènent de ville en ville la Déesse syrienne et conduisent le cortège frénétique de la Mère des dieux. Il attacha au tronc du figuier l’âne porteur de la Déesse et entra dans le cabaret avec les jeunes gens de sa suite. Thaïs resta stupéfaite devant la petite figure qui, siégeant sur un trône dans une tunique de pourpre et d’or, le front ceint d’un diadème, les cheveux flottants, peinte, la regardait avec des petits yeux d’aigue-marine. Et l’enfant admirait cette déesse qui ressemblait à une poupée. De temps en temps, l’âne frissonnait sous la piqûre des mouches qui suçaient le sang de ses plaies, et l’idole, agitée par chaque frisson, semblait vivante. Tout à coup, l’animal tourna vers l’enfant sa tête laide et douce et ses beaux yeux patients, dont le regard contait une vie de misère et de résignation. À cette vue, Thaïs eut envie de pleurer. Pour la première fois depuis la mort d’Ahmès, elle rencontrait la bonté sur un visage.

Cependant les compagnons de la Mère des dieux mangeaient et buvaient avidement, et des rires obscènes, épaissis par l’ivresse, sortaient avec l’odeur des viandes du cabaret plein d’ombres.

Ils burent, se querellèrent et dormirent pendant la chaleur du jour, puis, à l’heure où les passants sont nombreux sur les voies, ils se rendirent avec l’âne et la déesse sur la place publique et deux d’entre eux attirèrent la foule en jouant de la flûte. Un cercle vivant, dans lequel était Thaïs, se forma autour d’eux. Quand il fut assez épais, ces prêtres de carrefour commencèrent leurs danses.

Au son d’une musique aiguë et monotone, ils s’élancèrent de droite et de gauche en simulant le délire. Bientôt, jetant leurs mitres à terre, ils précipitèrent leurs mouvements. La tête renversée, le cou tordu, ils choquèrent leurs cymbales. Les danseurs, comme en proie au mal sacré, laissent pendre leur langue hors de leur bouche et la mordent avec leurs dents. Ils agitent leurs épées, ils se font aux bras et aux jambes de longues entailles. Le bruit des instruments grossit et se précipite mêlé de hurlements. Le sang jaillit et ruisselle, et l’on ne voit plus qu’un tournoiement de formes rouges et monstrueuses sur une aire empourprée.

Pressés autour de ces frénétiques, les marins, les pêcheurs et les esclaves applaudissent. Ils croient voir dans la mêlée sanglante les prêtres acrobates renouveler en eux le sacrifice impur d’Atys et des corybantes, ils poussent des cris d’horreur et d’admiration. Mais la fureur des prêtres se ralentit et tombe. Ils s’arrêtent, et l’un d’eux, tout sanglant, vient, une sébile à la main, mendier pour les frères au nom de la Mère des dieux. Il fait le tour de l’assistance, recevant des oboles, des drachmes, des figues, du fromage. Thaïs, éperdue, frissonnante, pleine d’un dieu inconnu, le suit des yeux tout le long du cercle. À son approche, elle hume l’odeur de la sueur et du sang tiède. Et quand le bras couvert d’ardentes blessures se tend vers elle, elle arrache de son cou son amulette de pâte bleue et le jette dans la sébile.

Depuis ce jour, un sentiment de terreur resta imprimé au fond de son âme. Les choses divines lui semblaient effrayantes et pourtant infiniment, douces, car elle y associait les souvenirs d’Ahmès et de la bonne Déesse.

Elle mêlait dans son âme obscure la religion de l’esclave crucifié au culte des Phrygiens. Elle rêvait l’amitié des personnes célestes et il y avait des heures où elles souhaitaient mourir. Mais, dans le cours ordinaire de sa vie, elle se montrait paresseuse, sensuelle et gourmande. » […]

ANATOLE FRANCE

Les mêmes fragments « inédits » avaient été publiés dans L’Écho de Paris, 23 mars 1894, sans l’introduction d’A. France.

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Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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date de publication : 18/09/23