Semaine théâtrale. Les Barbares
SEMAINE THÉÂTRALE
OPÉRA. – Les Barbares, tragédie lyrique en trois actes et un prologue, poème de MM. Victorien Sardou et P.-B. Gheusi, musique de M. Camille Saint-Saëns. (Première représentation le 23 octobre 1901.)
Un siècle avant le Christ, Rome trembla. Contre elle
Trois cent mille Germains, géants aux cheveux roux,
Chassés du Nord brumeux que l'ouragan harcèle,
S'abattirent soudain, hurlant comme des loups.
Les légions fuyaient devant eux. L'épouvante
S'emparait des cités aux clameurs de leurs voix.
Les Gaulois, qu'affolait cette houle grondante,
Cherchaient leur salut dans les bois.
Dans Orange investie une jeune vestale,
Seule, arrêtant le flot impur,
Maîtrisa la tourbe brutale
Par l'auguste fierté de son regard d'azur.
Vierge, elle se donna pour racheter la ville,
Cypris, malgré Vesta, s'éveilla dans son cœur ;
Mais la chaste déesse, à tout amour hostile,
Vengea l'outrage aux dieux dans le sang du vainqueur.
Ainsi s'exprime, au prologue des Barbares, le « Récitant », sorte d'aède qui résume en ces quelques vers, avec une exactitude parfaite, négligeant les détails, l'action d'ailleurs peu incidentée qui va se dérouler devant les yeux du spectateur. C'est ainsi que Berlioz avait procédé dans ses Troyens à Carthage, où, précédant l'œuvre, un Rapsode venait, lui aussi, sa lyre à la main, résumer le drame qui allait se dérouler devant les spectateurs[1]. Le regret que j'éprouve devant ce hors‑d’œuvre poétique, c'est que le compositeur n'en ait pas profité pour nous donner, lui, l'admirable symphoniste, ce que nous entendons aujourd'hui si rarement : une ouverture. Nos musiciens, non sans quelque apparence de raison, se refusent à écrire maintenant des ouvertures, parce que, disent-ils, le public n'arrive jamais à l'heure et que ce serait peine perdue. Je crois bien qu'ils exagèrent un peu, car enfin, s'il y a des spectateurs retardataires, à l'Opéra comme partout, il en reste un bon nombre aussi qui sont exacts et pour qui l'audition d'une belle ouverture serait un véritable régal. Or, M. Saint-Saëns, faisant précéder son prologue d'une introduction, a écrit ensuite, pour servir de préface au premier acte, un prélude instrumental très développé, qui ne compte guère moins de trois cents mesures, qui a, par conséquent, toutes les proportions d'une ouverture sans en avoir la forme, et qui ne procure pas à l'auditeur la même sensation. Je crois que le regret que j'exprime ici est partagé par beaucoup, quelle que soit d'ailleurs la valeur de la page symphonique très intéressante qui précède l'action des Barbares.
On sait que l'ouvrage a été écrit d'abord à l'intention des fêtes théâtrales d'Orange et pour être joué sur l'amphithéâtre de cette ville, comme la Déjanire de M. Saint-Saëns et le Prométhée de M. Gabriel Fauré avaient été composés en vue de celui de Béziers. C'est sans doute pour cela que les auteurs ont placé la scène de leur drame à Orange, et précisément dans l'amphithéâtre, au moins pour les deux premiers actes.
[Présentation de l’argument]
En résumé, peu d'action dans cette pièce, je l'ai dit. Et l'on doit le regretter d'autant plus que l'œuvre du musicien s'en est assurément ressentie, et que la partition des Barbares, en dépit de son style superbe et de sa magistrale « écriture », pour parler le baragouin de l'heure présente, est loin de compter parmi les meilleures du grand artiste qu'est M. Saint-Saëns. Mon regret est profond d'être obligé de le dire, mais à quoi bon déguiser ce qu'on croit être la vérité ? J'ai donné sans doute ici, depuis longtemps, assez de preuves non seulement de mon respect, mais de mon admiration pour le magnifique talent de M. Saint-Saëns, pour qu'on ne puisse m'accuser d'injustice ou de parti pris à son égard. Or, ce que je reproche à l'auteur des Barbares, c'est, après un manque trop évident d'inspiration, l'incertitude où nous jette son œuvre, par suite de l'incertitude où il paraît s'être trouvé lui-même en l'écrivant. Qu'a-t-il voulu faire ? de quel côté a-t-il voulu se tourner ? On n'en sait rien, nul ne le pourrait dire, le but qu'il poursuit reste inconnu, et il semble, par son indécision, par l'hésitation dont témoigne son œuvre, avoir manqué de l'audace nécessaire et de franchise envers lui-même.
On se rappelle involontairement, en entendant cette musique, la fière déclaration faite naguère par M. Saint-Saëns : – « Je n'ai jamais été, je ne suis pas, je ne serai jamais de la religion wagnérienne[2] ». Assurément son œuvre n'est pas wagnérienne par certains côtés : on n'y trouve guère trace de leitmotive, et l'orchestre se tient à sa place, n'accapare pas insolemment l'attention et ne s'efforce pas d'étouffer les voix sous son fracas instrumental. Mais d'autre part, l'auteur emprunte aux procédés wagnériens le système détestable de la déclamation continue, la volonté de ne point construire de morceaux et celle d'éviter avec soin les ensembles – car même dans la grande scène de Floria et de Marcomir, au second acte, c'est à peine si pendant une vingtaine de mesures il a consenti à faire entendre les deux voix simultanément. C'est cette façon d'agir que je blâme pour ma part, parce qu'elle a eu pour résultat de produire une œuvre sans caractère, sans couleur et sans portée. M. Saint-Saëns ne nous a pas habitués à le voir manquer de franchise ; à tout le moins il a manqué ici de volonté et de décision. On attendait mieux de l'auteur de Samson et Dalila et de la symphonie en ut mineur.
Il me paraît donc que la partition froide et incolore des Barbares ne saurait rien ajouter à la renommée et à la gloire de M. Saint-Saëns. Ai-je besoin, après cela, de constater de nouveau qu'elle est écrite de main de maître ? Cela me semble superflu, et il serait assurément peu croyable qu'il en fût autrement. Mais c'est au théâtre surtout que la forme ne suffit pas, et que le fond importe avant tout. Or, c'est le fond, c'est-à-dire la véritable inspiration, qui fait ici le plus complètement défaut, et j'ai dans l'idée que la pauvreté du sujet n'est pas étrangère à ce fait. Cependant, là même où la situation aurait pu le porter, comme dans la scène de Floria et de Marcomir, que j'ai déjà eu l'occasion de citer, le compositeur n'a pas trouvé un accent, un élan, un cri du cœur pour souligner cette situation. Il y a certainement quelques pages heureuses dans la partition, comme l'introduction symphonique du premier acte, après les strophes du Récitant, puis, dans ce premier acte, la jolie scène de Floria et des femmes, où le chœur de celles-ci reprend d'une façon poétique chacune des phrases établies par la prêtresse, puis encore le chant vigoureux de la délivrance, au troisième acte : Divinité libératrice ! et enfin, de côté et d'autre, quelques phrases bien venues, avec, parfois, certains effets d'orchestre inattendus ou délicieux. Mais tout cela ne constitue pas, à mon sens, une œuvre sérieuse et viable, et je crains bien que celle-ci n'ait qu'une existence courte et sans retentissement.
Elle a été bien défendue par ses interprètes. Mlle Hatto représente bien la vierge pudique et poétique que doit être la noble prêtresse de Vesta. Sa beauté pleine d'élégance, complétée par la façon merveilleuse dont elle est drapée, nous donne une Floria idéale. Elle joue le rôle avec intelligence et le chante avec un goût très sûr, bien qu'on éprouve parfois la crainte que sa voix, si harmonieuse, soit un peu frêle pour certains accents énergiques. Il n'y a que des éloges à adresser aussi à M. Vaguet, qui personnifie Marcomir, le grand chef germain. Sa voix claire et vibrante s'y meut à l'aise, et chez lui le talent du comédien, plein de verve, de chaleur et de passion, est égal à celui du chanteur, qui se dépense sans compter et fait preuve d'une vigueur peu commune. C'est Mme Héglon qui représente la farouche Livie, l'épouse vengeresse ; elle lui prête, avec son admirable voix, d'un métal si riche et si solide, ses belles qualités de tragédienne lyrique, avec des accents pleins de désespoir ou d'âpreté. Quant à M. Delmas, assez mal partagé, il faut bien le dire, par le rôle ingrat de Scaurus, il y est, comme toujours, excellent, plein de conscience à la fois et de talent. C'est aussi lui qui représente le Récitant du prologue. Je ne veux pas oublier les deux jeunes débutants, M. Riddez (Hildibrath), et surtout M. Rousselière (le Veilleur), qui ont fait preuve de bonnes qualités dans ces deux rôles, dont le dernier, particulièrement, a une très réelle importance. Encore deux élèves de ce Conservatoire tant décrié par quelques-uns.
Que dire de la mise en scène ? À part le troisième acte, dont le décor est joli, elle est peu compliquée. Je sais bien qu'il y a dans le cortège de ce troisième acte des bœufs et des moutons ; cela n'excite point mon enthousiasme, ni, je crois, celui du public, d'autant que la présence de ces aimables mammifères n'est nullement essentielle à l'action. Mais quelle singulière idée d'orner les visages des danseuses de ces horribles muselières qui, toutes dorées qu'elles sont, font un si vilain effet. Pauvres filles ! Est-ce qu'on les avait menacées de leur jeter des boulettes ?
ARTHUR POUGIN.
[1]Après dix ans de guerre et d'un siège inutile,
Les Grecs désespérant de renverser la ville
De Priam, renonçant à venger Ménélas,
Feignirent de partir en implorant Pallas...
[2]Harmonie et mélodie : Introduction.
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Camille SAINT-SAËNS
/Victorien SARDOU Pierre-Barthélemy GHEUSI
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date de publication : 16/10/23