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Phryné de Saint-Saëns

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PHRYNÉ

Ne considérez-vous pas comme particulièrement heureux pour l’école française que l’ouvrage joué au lendemain de la Valkyrie se trouve être un ouvrage de genre diamétralement opposé à celui de Wagner, et que la partition de cette fantaisie musicale soit signée du nom vénéré de Camille Saint-Saëns ? 

Je ne vois pas bien, entre nous, l’effet que produirait en ce moment un pseudo-drame lyrique d’un de nos maîtres et même d’une de nos maîtresses ? Ne riez pas ! n’a-t-on point solennellement annoncé que l’Opéra se préparait à ouvrir toutes larges ses portes en faveur d’une éclatante manifestation musicale des droits de la femme ?... Du reste, je me suis laissé dire que les compositeurs auxquels est échu l’honneur d’un tour inscrit à l’Académie nationale de Musique, se faisaient à l’envi les plus extraordinaires politesses, à seule fin de n’être pas « le premier à passer après Wagner ! »

Cela ne se comprend que trop. Aussi, beaucoup devront savoir gré à M. Saint-Saëns d’être venu changer un peu le cours des esprits, à une heure où, seul, je crois bien, il avait le droit d’élever la voix. 

Car, il n’y a plus à le nier, parmi les musiciens contemporains, Saint-Saëns est certes l’un des plus grands, et dans son œuvre volumineuse, si tout n’est pas également digne d’admiration, il se trouve nombre de pages assez belles pour préserver à jamais de l’oubli le nom de leur auteur. Ces pages, il les a produites, chose rare, dans les genres les plus différents, avec une souplesse incroyable de talent ; sans nul souci de la mode ni des applaudissements. C’est de la sorte que, seul en cette seconde moitié du siècle, il a signé des chefs-d’œuvre dans toutes les branches de l’art musical. N’est-ce pas lui qui, à une époque où l’on niait à l’étranger jusqu’à la possibilité d’existence d’une musique de chambre française, écrivait ces Sonates, ces Suites, ce Trio, ce Quatuor avec piano qui resteront comme de purs modèles du genre ? Et tandis que dans le domaine symphonique il nous faisait applaudir ses captivants Poèmes, ses Concerts déjà classiques, et sa superbe Symphonie en ut mineur, n’arrivait-il point, en abordant l’oratorio, à des hauteurs peu communes avec certaines parties du Déluge, de Requiem, et la Lyre et la Harpe ? 

Je n’ignore pas qu’au théâtre il n’a pas toujours été également heureux, malgré l’éclat pourtant inoubliable de certaines tentatives. Je me permettrai même, avec toute la déférence de l’élève reconnaissant envers le maître qu’il admire plus profondément que quiconque, je me permettrai dis-je, de ne point partager complètement, en matière dramatique, la façon de penser qui est propre à M. Saint-Saëns ; mais quelle partition notre école nationale peut-elle opposer comme supérieure à Samson et Dalila, un des plus beaux opéras qui soient ? 

Ce n’est malheureusement pas le lieu de donner libre cours à mon admiration, ni de vous en indiquer les raisons. Phrynénous appelle, Phryné qui vient combler une lacune, celle du rire scénique, dans l’œuvre du maître austère, Phryné, dont la réussite, le soir de la première, fut éclatante à l’Opéra-Comique. 

Et puisqu’il faut d’abord vous dire l’argument de la pièce, sachez donc que c’est fête dans Athènes où l’on inaugure le buste de l’archonte Dicéphile. L’archonte, modèle de toutes les vertus, du moins en apparence, semble se trouver fort bien de ces honneurs nombreux ; il n’hésiterait pas à comparer sa félicité à celle des dieux, si son coquin de neveu ne lui occasionnait, par sa conduite déréglée, de continuels tourments. Aussi, est-il bien reçu quand, sous prétexte de féliciter son oncle, l’élégant Nicias vient tenter de lui extorquer deux talents. Le vieillard lui donne ce que les oncles sont toujours disposés à vous octroyer en pareil cas, d’excellents conseils, et comme cela ne fait guère l’affaire du jeune noceur, Dicéphile complote avec deux démarques, de faire tâter à son pupille quelque peu du régime cellulaire. Mais grâce à Phryné qu’aime Nicias, le complot échoue, et les gens de la courtisane poursuivent à coups de bâton les infortunés démarques.

C’est alors que, pour compléter sa vengeance, Nicias, à la tête d’une bande joyeuse, couronne d’une outre le buste vénéré. 

Phryné offre l’hospitalité au jeune homme, et quand Dicéphile, à la nuit, revient sur la place déserte contempler une fois encore les traits aimés de son image, il reste anéanti d’indignation en constatant le sacrilège accompli.

Au début de l’acte suivant, Nicias veut quitter celle dont il ne se croit pas aimé. Phryné le retient, et la scène s’achève en un doux nocturne d’amour. Puis, après une invocation à Vénus, voici que l’archonte vient en personne réclamer le châtiment du crime commis. Phryné s’est éloignée pour reparaître bientôt en présence de son juge, revêtue d’un déshabillé on ne peut plus troublant. 

Devant tant de beauté et devant tant de séduction, la colère de Dicéphile tombe peu à peu ; une apparition de la statue de Vénus, reproduisant les traits de Phryné, achève de faire perdre la tête au pauvre vieux, et quand Nicias et ses amis rentrent, ils trouvent l’impeccable et sévère archonte aux pieds de la superbe pécheresse. C’est pourquoi, afin de sauver sa réputation dans la ville, Dicéphile n’a plus qu’à pardonner, en souscrivant aux volontés de son incorrigible neveu. 

À dire vrai, ce sujet ne me ravit pas autrement. La trame en est assez mince, et je ne vois pas que le librettiste, en les utilisant, ait cherché à rajeunir des procédés quelque peu usés. Plusieurs parties trahissent l’inexpérience, et la langue manque en général d’accent poétique. Mais, après tout, est-il vraiment utile d’y regarder de si près pour une œuvre légère, et l’important n’est-il pas que l’écriture en soit claire, avec des tours aisés et des mots amusants ? Ces qualités ont suffi à séduire Saint-Saëns, et nous aurions grand tort d’être plus difficiles puisque, grâce à cela, le répertoire de l’Opéra-Comique s’est enrichi d’un véritable petit bijou musical, – bijou non exempt de quelques taches heureusement rachetées par de précieuses qualités.

La partition s’ouvre par une introduction aux sonorités chères à Saint-Saëns. L’inauguration du buste de l’archonte n’offre rien de particulier à signaler. Je lui préfère le chœur qui accompagne l’entrée de Phryné la belle, dont le passage à travers la foule provoque tous les hommages. 

Mais où je commence à être intéressé, c’est au duo entre Nicias et son tuteur, duo auquel un curieux dialogue de bassons donne une couleur bouffe du plus joyeux effet. C’est fait d’un rien, si vous voulez, mais d’un rien si amusant ! 

Le cantabile de Nicias, destiné à reparaître sous forme de prélude à l’acte suivant, est d’une jolie couleur, surtout à sa conclusion absolument trouvée. 

Je sais les reproches qu’on peut adresser au chœur dansé, et moi-même à la lecture j’y avais pris peu de goût. Mais c’est si habile d’orchestre qu’à l’audition les défauts en deviennent presque imperceptibles. Et puis c’est d’un coup d’œil si charmant comme mise en scène ! Aussi le bis a-t-il été unanime ! 

Fort gracieuse la scène madrigalesque entre Phryné et Nicias. Un peu plus loin, je n’ai pas été sans remarquer le curieux retour du thème burlesque de Dicéphile, au moment où, dans la tête de Nicias, germe le projet de vengeance que vous savez. 

Passant rapidement sur le final, dont je ne prise guère la vulgarité voulue qu’accroît encore certaine réminiscence fâcheuse, j’arriverai sans plus tarder au second acte qui me paraît bien supérieur au premier. La tenue en est plus artistique, l’inspiration plus spontanée. Le duo des jeunes amants reste dans une note tendre, sans passion violente, mais avec de bien charmants détails. L’air de Phryné qui lui succède, est avec le trio par lequel il se termine, et avec la scène de la séduction, une des pages les plus complètes de la partition. La vision de Vénus sortant de l’onde est d’une couleur orchestrale simple au possible mais absolument neuve. Un trémolo à l’unisson des chanterelles, tandis que quelques notes piquées partent du bas de la harpe, et passant par les bois en tierces et en octaves liées, aboutissent à un accord sec et pianissimo de trombones souligné d’un coup de grosse caisse à peine sensible. C’est peu de chose en apparence, mais c’est ce qu’il fallait trouver. Et dire qu’il en va de même presque tout le temps avec Saint-Saëns, dont la sûreté de main est vraiment prodigieuse et unique ! 

Le trio « Ô Reine de Cythère » avec sa pédale aiguë des violons, accentuée par des contretemps de harpe sur lesquels passe, par intervalle, un délicieux dessin de flûtes, est une merveille de fraîcheur et de sérénité. Encore un bis on ne peut plus mérité. 

Citons aussi la jolie Ariette de Lampito, et les couplets bouffes de Dicéphile, couplets dont la ritournelle rappelle le trille du début, – peinture fidèle de la décrépitude du vieux magistrat, et qui, chantés avec une fantaisie énorme par Fugère, ont obtenu un succès étourdissant. Pour un peu on les aurait trissés !  

J’ai déjà dit que la scène de séduction entre Phryné et son juge était capitale dans l’ouvrage. Si je ne craignais d’entrer dans des détails trop techniques, je vous montrerais combien le tour en est spirituel, combien habile en est la facture. Sans viser plus que dans les autres endroits de sa partition à la comédie lyrique, on peut avancer que Saint-Saëns a suivi, ici plus que partout ailleurs, la situation pas à pas. Comme les vocalises de Phryné sont pleines de séduction, et comme les contretemps de la trame symphonique marquent bien les sous-entendus qui planent dans l’air !... Cette scène à elle seule eut suffi à la réussite de l’œuvre. 

Et maintenant, si certains se mettent à chicaner sur les détails, à chercher les réminiscences, à scruter dans ses moindres recoins la partition comme ils le feraient pour Henri VIII, libre à eux. Quant à moi, je n’oublie pas que Saint-Saëns n’a eu d’autre but, en écrivant Phryné, que de s’amuser beaucoup et de nous divertir. Nous aurions donc grand tort de chercher dans cet ouvrage ce qu’il n’y a pas mis, et de lui attribuer une importance qu’il n’a pas voulu lui donner. La gaieté de Phryné, pour ne pas être exubérante, est réelle ; prenons-la donc pour ce qu’elle est, un éclat de rire fin et spirituel, qui forme comme un délassement heureux dans la noble carrière du grand maître français. 

Quant à l’interprétation, il faut tout d’abord tirer hors de pair Fugère qui a fait de Dicéphile une inoubliable création. 

Jamais je n’ai regretté comme aujourd’hui de n’avoir point à ma disposition la plume d’un poète pour chanter l’éblouissante splendeur de Mlle Sanderson. Je ne me souviens pas avoir vu au théâtre rien de plus enveloppant que la troublante Phryné dans sa scène de séduction. Oh ! cette tête merveilleuse, surmontant ces épaules de déesse ! 

Ajoutez à cela que le succès de la cantatrice n’a pas eu à souffrir de celui de la femme. Mlle Sanderson a joué et chanté son rôle avec un talent auquel je me plais à rendre hommage. Elle a trouvé des accents de douceur ineffable, notamment dans certaines fins de phrases, dans certaines vocalises qu’elle a délicieusement soupirées. 

On me permettra de ne pas attirer l’attention sur Mlle Buhl chargée du rôle de Lampito, l’esclave de Phryné. 

La voix charmante de Clément a fait merveille dans le rôle de Nicias et quant à Barnolt et à Périer, chargés de rôles malheureusement sacrifiés, ils complètent un excellent ensemble. 

Beaucoup de compliments à M. Danbé dont l’orchestre a été, comme toujours, absolument irréprochable, et à M. Carré pour la bonne exécution de ses chœurs. La mise en scène est sans reproche, et trahit, à chaque instant, la main experte de M.Carvalho. 

FERNAND LE BORNE.

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date de publication : 18/09/23