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Thaïs de Massenet

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CHRONIQUE MUSICALE

OPÉRA : Thaïs[1], comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, poème de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France, musique de M. J. Massenet.

En la vie des Saints Pères du désert, un ancien auteur rapporte que Dieu se servit d’un saint abbé nommé Paphnuce, pour convertir Thaïs, une courtisane qui vivait en une villa d’Égypte au sixième siècle. Ce saint vieillard, est-il encore dit, était au-dessus de tout soupçon, et poussé par l’esprit de Dieu. Lorsqu’il eut pénétré jusqu’à la pécheresse, et qu’il se fut entretenu avec elle des châtiments réservés aux méchants en enfer, et du royaume à venir où les gens qui ont pieusement vécu goûteront l’éternelle félicité, Thaïs se jeta soudain à ses pieds, fondant en larmes, et lui dit : « Mon père, je te demande seulement trois heures de temps, et après cela, j’exécuterai ce que tu me commanderas. » Alors, elle assembla tout ce qu’elle avait acquis par ses péchés (cela se montait à quarante livres d’or) et elle le brûla au milieu de la ville, en présence de tout le peuple.

Le saint abbé la mit dans un couvent de religieuses où il l’enferma dans une cellule dont il boucha l’entrée avec du plomb, laissant seulement une fort petite fenêtre pour lui passer chaque jour un peu de pain et d’eau.

Thaïs passa ainsi trois ans recluse, sans cesser de pleurer ses péchés en les considérant, jusqu’à ce que saint Paphnuce, ayant compassion d’elle, connut que la volonté de Dieu était qu’il la délivrât de cette prison.

Cette sainte pénitente en étant sortie ne vécut plus que quinze jours après, et elle mourut dans la paix du Seigneur.

Et le vieil auteur conclut ainsi : « Cet exemple fait voir que quelques péchés qu’on ait commis, on ne doit pas désespérer de son salut. » Séduit par ce miraculeux récit, M. Anatole France en a donné une version controuvée et infiniment moins édifiante. En des pages d’une aimable ironie et d’une incomparable grâce, qui constituent l’un des plus jolis livres de notre littérature moderne, il a conté l’extraordinaire entreprise du moine affrontant les dangers du siècle pour aller arracher une âme aux démons.

Il a dit sa victoire, et comment il ramena, par la grâce du ciel, cette pauvre égarée dans le troupeau des brebis du Seigneur. Mais ensuite, traducteur infidèle, et semblant prendre un plaisir cruel à déchaîner tous les souffles du doute dans les calmes régions de la foi pure et sincère, il a imaginé la revanche des dieux païens, et voilà qu’il livre le saint anachorète à leurs représailles diaboliques. De tentations en tentations, hanté par des pensées d’orgueil, sollicité par les voluptés, rongé par les tortures du doute, Paphnuce vient à perdre son âme, en laissant son cœur s’ouvrir aux terrestres amours, et tandis que Thaïs pénitente meurt réconciliée, les yeux baignés d’aurore, et contemplant dans une extase suprême les roses de l’éternel matin, le solitaire, les yeux brûlés de flammes, sent la terre prête à s’ouvrir sous ses pas.

C’est dans ce nouveau récit qui d’ailleurs y prêtait, que le livret a été taillé par M. Louis Gallet, et établi dans une forme, sinon nouvelle, du moins utilisée jusqu’ici assez rarement. M. Gallet nous explique lui-même ce qu’il a entendu faire, en un article récent.

Thaïs est un « poème mélique ».

Cette dénomination, empruntée à la source grecque, qualifie un genre « qui ne fait qu’adapter certaines rigueurs à l’art poétique, qui s’interdit les hiatus, recherche les sonorités et l’harmonie des mots, observe le nombre et le rythme, s’efforce de contenir l’idée dans des limites métriques, et s’affranchit seulement de l’obligation de la rime. »

La poésie mélique voulant être « celle qui s’applique exactement aux paroles destinées à être mises en musique, et son objet étant d’établir entre les contours de la phrase littéraire et de la phrase musicale une solidarité constante, afin que rien ne puisse rompre l’étroite harmonie des deux formes, incorporées, pour ainsi dire, l’une à l’autre », M. Gallet a cru mieux satisfaire M. Massenet en l’adoptant, puisque celui-ci rêvait « un poème d’une forme littéraire très libre, très souple, très malléable, permettant d’obtenir un accord parfait entre la poésie et la musique.

Ainsi qu’il en convient lui-même, le librettiste a vu sa tâche singulièrement facilitée par la brillante prose de M. Anatole France, où il n’a eu souvent qu’à emprunter « des vers natifs d’une eau très limpide et d’une délicieuse couleur ».

Venons maintenant au musicien, et à son œuvre nouvelle qui a été accueillie avec quelque réserve par certains auditeurs, qui ne veulent admettre à l’Opéra que des œuvres puissantes et vigoureuses, et qui arguent de l’exagération du cadre, pour n’y introduire que des compositions d’analogue dimension.

Il y a là, à notre sens, une erreur semblable à celle d’un amateur de peinture, qui n’entendrait admirer au Louvre que les toiles de même taille que les Noces de Cana.

À proprement parler, l’auteur a pris soin de nous aviser, par le choix même de sa désignation, que Thaïs n’est pas un opéra, mais une comédie lyrique, où il n’a voulu employer que des tons délicats, des colorations douces, se plaisant mieux aux ingénieuses recherches qu’aux gros effets, et écrivant pour les curieux d’art plutôt que pour le public non affiné.

Il convient donc, pour entrer exactement dans la pensée du maître, de considérer cet ouvrage à l’égal d’une « étude » ravissante qui perdrait sans doute à être plus affirmée, et que son auteur n’a pas consenti à pousser, dans la crainte de lui enlever son originelle saveur. Il en est ainsi de certaines ébauches dont l’aspect est plus saisissant que la toile la plus achevée, et qu’il faut laisser telles quelles, sous peine de les gâter.

Tout est calme et sérénité dans le premier tableau où, comme en une enluminure de missel, nous voyons le moine Athanaël (le Paphnuce de la légende) au milieu de ses frères, les solitaires de la Thébaïde. Sur une phrase d’un très simple et très mélancolique dessin, tracée par l’orchestre, les cénobites, pendant leur frugale réfection, échangent de pieux discours ; puis, un très expressif commentaire instrumental souligne le récit d’Athanaël, et l’annonce de son départ pour aller vers Thaïs.

La vision de la courtisane, mimant les amours d’Aphrodite sur le théâtre d’Alexandrie, surgit tout à coup, et des sonorités voluptueuses interrompent le calme recueilli qui plane sur l’ensemble de ce tableau.

Soudain, les instruments s’éveillent comme d’une torpeur, et voilà que sur un rythme berceur et joyeux, les cuivres dessinent puissamment un chant ensoleillé autour duquel les violons enroulent, comme une fantasque guirlande, un trait que vient fleurir un trille étincelant. On découvre Alexandrie se baignant toute blanche sous les matinales clartés, dans l’intense azur de la mer, et voici la terrasse et la maison de Nicias, le sceptique philosophe, chez lequel Athanaël se présente. Il demande à cet ancien ami de ses jeunes années de lui dire où il pourra rencontrer Thaïs.

— Ici même, lui répond son hôte, car je l’attends…

Mais Athanaël ne peut se mêler à la compagnie frivole sous ce cilice austère, et quoi qu’il en coûte à sa farouche vertu, il devra revêtir quelque « robe d’Asie », pareille à celle de Nicias.

Ici se place un épisode traité avec une infinie joliesse : celui de la toilette de l’ermite, que parent de leurs mains, sous les yeux railleurs de leur maître, deux belles et rieuses esclaves : Myriale et Crobyle.

La confusion du saint homme, les plaisanteries des jeunes femmes, l’ironie douce de Nicias, tous ces sentiments divers ont été traduits avec une souplesse élégante qui fait de cette page un scintillant joyau.

L’entrée de Thaïs, où nous avons retrouvé à l’orchestre un vague écho des Erinnyes, son premier échange de paroles avec le moine, et le chant câlin de la courtisane dont le chœur reproduit la forme, un peu trop répétée, à notre avis, terminent ce tableau qui, à la représentation, termine également le premier acte.

Dans le poème symphonique qui sert de prélude à ce qui va suivre, et dont le chaud mouvement est destiné à nous peindre les amours d’Aphrodite et d’Adonis, nous avons surtout aimé un bref intermezzo dont les bizarres modulations et l’instrumentation heureuse accentuent l’originalité.

Nous voici chez Thaïs, et la scène initiale est émaillée de phrases charmantes, innombrables perles de l’écrin de Massenet, prodiguées sans compter, et reconnaissables à leur merveilleux orient.

Après la venue d’Athanaël, dont la chaleur, le zèle, l’enthousiasme et les violences suivent un développement progressif, la touchante et humble prière de Thaïs se traînant à ses pieds est d’une expression sincèrement émue, et dans le strident éclat de rire se brisant en sanglot, lorsqu’elle se relève et cherche encore à lutter, on devine déjà la défaite de la belle pécheresse.

Le seul reproche que l’on puisse adresser à la méditation qui relie ce tableau au suivant, c’est que cette phrase d’onction et de charme évoque l’impérieux souvenir de Gounod.

Et le pastiche est d’une perfection telle, que l’on comprend le plaisir éprouvé par M. Massenet à le réussir au point de faire absolument illusion.

Mais bientôt, il redevient lui-même, avec cet accompagnement d’une couleur si orientale, entendu comme dans une rêverie au haschich, et où les flûtes, les tambourins et les timbres cristallins font une base d’un saisissant contraste, au sobre et bref colloque de la courtisane convertie et du solitaire qu’elle s’apprête à suivre jusqu’au plus prochain monastère. D’un attendrissement fugitif de Thaïs devant une statuette d’Eros, la seule chose qu’elle désire sauver de l’incendie qui va anéantir ses richesses et son palais, naît une page d’une délicieuse limpidité, et dont le charme très simple est irrésistible.

La tumultueuse fin d’acte, avec la fureur du peuple refusant de permettre à Athanaël d’emmener Thaïs, et l’intervention de Nicias jetant l’or à pleines mains pour payer la rançon des fugitifs, est plutôt indiquée que formulée.

Mais n’avons-nous pas dit en commençant que l’on devait tenir Thaïs pour une séduisante impression d’art, tel un de ces féeriques mirages dont l’éclat fragile fait souvent pâlir les plus belles réalités ?

Nous revoyons la Thébaïde.

L’orage gronde, et des clameurs vagues surgissent des lointains. L’orage grandit aussi au fond de l’âme d’Athanaël. Lorsqu’au retour de son périlleux voyage, il veut reprendre l’existence coutumière, il sent un vide affreux en lui, et lorsqu’il veut trouver l’oubli dans le sommeil, voilà que la plus violente tentation l’assaille. Le ballet vient nous décrire cet épisode.

Des croquis très fidèles et un argument détaillé en donnaient une juste idée dans notre numéro de la semaine passée, au lendemain de la répétition générale. Musicalement, ce ballet offre une grande importance, et la fougue et la verve du compositeur s’y sont généreusement développées.

Il a paru qu’en raison des tons discrets et comme volontairement effacés du reste de l’œuvre, la couleur de ce fragment était d’un ensemble un peu violent, et d’autant qu’il s’agit d’un rêve, nous aurions préféré, quant à nous, des motifs d’un contour moins précis, d’une sensualité moins véhémente.

Les trois apparitions de Thaïs, au milieu du sabbat, près de la couche du solitaire et enfin dans le ciel, et le retour de la phrase caressante de la première rencontre, précèdent le dénouement : la mort de Thaïs, dans le petit jardin du monastère.

La psalmodie des nonnes et les phases suprêmes de la mourante sur le rappel orchestral de la méditation, terminent en douceur et comme un gracieux crépuscule, cette œuvre de tendresse et de charme, dont les qualités délicates et l’intime séduction l’emportent sur le reste, et seront perçues par tous les raffinés.

Nous ne saurions dire que Thaïs a paru dans le cadre que nous aurions souhaité. Les décors sont convenables ; mais un seul est à souhait : celui du quatrième tableau, qui nous montre une place devant la maison de Thaïs, et dont la plantation est des mieux réussies.

Convenable aussi la mise en scène, et rien de plus.

Les visions de Thaïs dans le cirque et de Thaïs au ciel laissent à désirer ; quant au truc de l’étoile de la rédemption qui s’allume à trois mètres du sol durant les danses, et qui inonde Athanaël d’une sorte de douche en forme d’entonnoir, on ne saurait rien voir de plus fâcheusement maladroit.

Il importe que M. Bertrand retourne au plus tôt à Bayreuth pour y compléter sa collection d’astres. La lune qu’il en a rapportée est des plus recommandables. Qu’il aille à présent cueillir, au firmament du théâtre de là-bas, la merveilleuse étoile qui rayonne au sommet de la Wartburg. Nous n’en voulons point d’autre.

Le rôle de Thaïs ayant été écrit spécialement pour Mlle Sanderson, il était indubitable qu’elle y ferait bonne figure.

On craignait toutefois que sa voix fût d’un insuffisant volume pour l’Opéra. On avait tort ; du reste le compositeur a rendu son orchestre si discret, lorsqu’il s’agit d’accompagner la belle interprète, que rien ne s’oppose à ce qu’on n’entende plus qu’elle. Ainsi a agi M. Reyer pour Mme Caron, et personne ne s’en est plaint.

Belle à miracle était Thaïs, assure-t-on, mais pas plus belle assurément, que celle qui en joue le personnage.

Les spectateurs de la répétition générale ont pu en juger, grâce à un costume d’une simplicité par trop antique. Ce galant déshabillé a été malheureusement modifié le soir de la première.

En attendant l’importante création qu’elle sera appelée à faire dans l’opéra que Saint-Saëns écrit, dit-on, pour elle, Mme Héglon, qui paraît dans une scène unique, et qui a bien voulu prêter son talent et sa beauté à l’esclave Myrtale, fait sonner le plus beau rire qui se puisse entendre, et dont les chauds éclats trouvent un aimable écho dans le rire perlé de Mlle Marsy (Crobyle).

M. Delmas, qui fut un excellent Wotan, abuse des cris et rend plus difficile à supporter la farouche humeur du moine Athanaël.

Plastiquement, c’est un fort bel ermite.

Si M. Alvarez pouvait se défaire de la préciosité qui nuit à son chant, on goûterait mieux sa voix bien sonnante. Il nous présente un Nicias « comme il faut », on ne peut moins acceptable.

Deux débutants, M. Delpouget et Mlle Beauvais, que l’on a laissés sortir un peu trop tôt du Conservatoire, sont corrects, quoique trop jeunes, dans les rôles du vieillard Palémon et de la vénérable abbesse Albine.

Lorsque l’exquise Mauri aura rejeté les lourdes boucles et l’inutile coiffure qui la gênent si fort pour danser, elle sera une Perdition accomplie, et la sentant tout à fait à son aise, le public lui fera le succès habituel dans ce ballet dont elle est l’unique étoile, car on sait ce qu’il faut penser de celle dont nous avons précédemment parlé.

Cette fois, il vaut la peine de le constater, l’orchestre aura été conduit sans accroc par M. Taffanel, et il semble que celui-ci ait voulu prendre sa revanche d’un mot un peu cruel dit tout récemment par un célèbre compositeur étranger.

« Cela m’intéresse fort, a déclaré ce maître, de voir comme quoi il suffit, en France, d’avoir soufflé durant de longues années dans le même petit trou, pour être appelé à conduire l’orchestre d’un des premiers théâtres du monde… »

Pour être juste, disons que de ce petit trou, M. Taffanel sait tirer des sous qui auraient rendu Apollon jaloux, que lorsque l’on s’avise de lui reprocher sa flûte, il conviendrait d’ajouter qu’il en joue divinement, et qu’en cela, du moins, il excelle.

Le velum à l’instar de Bayreuth, qui fait concurrence au rideau habituel, a réuni tous les suffrages.

A. BOISARD.

[1] La partition de Thaïs est éditée par la maison Heugel, au Ménestrel.

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(1842 - 1912)

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date de publication : 18/09/23