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Supplément aux deux articles des femmes-compositeurs

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Supplément aux deux articles DES FEMMES-COMPOSITEURS.

Notre spirituel et galant collaborateur M. Maurice Bourges a cherché à démontrer que c’était à tort, et par le seul droit de la force brutale, que nous avons exclu les femmes de plusieurs carrières ; ainsi notamment il a été à peu près convenu (du moins chez nous autres hommes) qu’une femme ne pouvait composer un grand ouvrage musical. Il y aurait grand risque à n’être pas ici de l’avis de M. Bourges ; en cas d’attaque, il serait trop bien épaulé et trop vigoureusement soutenu pour avoir à reculer, même d’un pas. Aussi ne viens-je pas le combattre, mais tout au contraire lui fournir des armes nouvelles.

Je prendrai même la chose de plus loin que lui, et je commencerai par prêcher une insurrection qui, de l’avis de tout le monde, sera en ce cas le plus saint des devoirs, connue disait le général Lafayette. Il s’agit de la manière même de désigner les femmes qui écrivent de la musique. Vous leur permettez, messieurs les académiciens, d’être bonnes lectrices, vous trouvez également bon qu’elles soient habiles accompagnatrices, et si pour bien des choses vous entriez en lice avec elles vous convenez que dans le nombre vous pourriez rencontrer de dangereuses compétitrices ; pourquoi donc ne leur laissez-vous pas la liberté d’être compositrices ? Et de quel droit vous étonneriez-vous qu’elles fussent autrices excellentes, de même que plusieurs sont actrices sublimes ? Mais point ; il vous plaît que madame Farrenc, par exemple, dont le nom brille d’un vif éclat parmi ceux des femmes vivantes citées par notre collaborateur, soit une excellente auteur dans un genre qui paraissait inaccessible à son sexe, savoir, la grande symphonie, et que cette savante compositeur regrette de n’avoir pu écrire pour la scène. Grâce pour nous, messieurs les académiciens, ne nous forcez pas, pour nous conformer à vos règles, de parler un langage barbare, et de plus irrégulier. Nous ne vous obéirons pas ; nous braverons votre colère. Mais à quoi servirait-elle ? Ne sommes-nous pas libre d’inventer, sans que vous ayez à vous en occuper, les mois nouveaux dont nous avons besoin ? Corrigeons donc hardiment les barbarismes et solécismes académiques ; employons les mots nouveaux qui deviennent nécessaires, et déclinons-les régulièrement ; l’Académie n’est qu’un bureau d’enregistrement, et les nouvelles paroles que nous mettrons en circulation ne tarderont pas à être insérées dans la prochaine édition du 

Fameux dictionnaire,
Qui, toujours très bien fait, reste toujours à faire.

Les noms d’auteur et compositeur appliqués aux femmes avec une terminaison masculine sont pour elles une injure véritable et semblent précisément indiquer cette interdiction qui a si fort choqué M. Bourges, et l’habitude inconvenante de regarder le talent chez la femme comme un véritable phénomène. Avouons cependant que si les compositrices se multipliaient comme notre collaborateur paraît croire qu’il arrivera, grand nombre d’entre elles se feraient plus d’illusions encore que ne s’en créent les jeunes musiciens de l’autre sexe.

J’en viens maintenant à la petite addition que je veux faire au travail de notre collaborateur. Il a cru que mademoiselle de Laguerre était la plus ancienne des compositrices d’opéras, et cela est vrai pour la France, mais non pour l’Italie, qui, en cela comme dans toutes les autres parties de la musique, a toujours devancé non seulement la France, mais l’Europe. En effet, soixante et onze ans avant que mademoiselle de Laguerre fit jouer à Paris Céphale et Procris, et vingt-trois années seulement après la représentation de l’Euridice, de Jacques Péri, Françoise Caccini avait donné à Florence la Liberazione di Ruggiero, sorte d’opéra-ballet qui eut alors un grand succès et fut gravé en 1625.

Françoise Caccini était fiIle du célèbre Jules Caccini qui, en remettant en musique l’Euridice de Péri, habitua les Italiens à ne pas craindre de s’exercer sur des paroles déjà traitées avant eux ; habitude qui a duré pendant deux siècles et merveilleusement contribué aux développements de l’art musical. Elle était née à Florence où son père passa la plus grande partie de son existence et s’allia par mariage à une famille distinguée, celle des Signorini-Malaspina. Françoise Caccini a été citée honorablement par Jean-Baptiste Doni (De proestantia musicoe veteris, p. 117) et par plusieurs autres écrivains.

Il n’est pas douteux que la Liberazione di Ruggiero soit la première pièce de théâtre écrite par une femme. Françoise Caccini était une habile dilettante fort bien vue à la cour de Toscane, et c’est à la demande de la grande-duchesse Marie-Magdeleine d’Autriche qu’elle écrivit son opéra, qui fut chanté par les plus habiles musiciens de Toscane et dansé par les plus nobles seigneurs et dames de la cour, enfin représenté dans la villa royale de Poggio-imperiale et en présence du prince de Pologne et de Suède Ladislas-Sigismond. Qu’on me permette de m’arrêter un instant sur cet ouvrage qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire musicale.

La pièce s’ouvre par une symphonie fort courte écrite sur trois clés de violon (sol seconde ligne) et une clé de basse. On y remarque des restes de l’ancienne manière de noter : ainsi les mesures ne sont pas régulièrement séparées l’une de l’autre, et par moments l’on en trouve deux qui n’en forment qu’une ; on y rencontre aussi, lors de l’introduction accidentelle des triolets, l’emploi des notes noires, ancien signe de l’imperfection.

Le prologue s’ouvre par un récitatif de ténor placé dans la bouche de Neptune, qui explique au public comment il se trouve là : ce n’est plus dans la vue d’assembler les vents contre les vaisseaux d’Énée, ni de voir Jupiter se changer en taureau pour enlever Europe ; c’est uniquement pour que le fils du monarque polonais daigne jeter sur lui un regard, que le roi des mers est sorti de l’onde. Bientôt il appelle la Vistule pour l’aider à chanter le héros invincible présent à la fête, ce que la noble rivière fait aussitôt dans un petit air en tierce mineure. Suit un chœur de divinités aquatiques à six parties, auquel succèdent un duo à deux soprani, un trio où le ténor se joint à ces deux voix ; enfin un récitatif de Neptune, après lequel les divinités aquatiques répètent le chœur qui termine le prologue.

Le sujet de la pièce, tiré de l’Arioste (Orlando furioso, ch. 6), est la délivrance de Roger retenu par Alcine dans une île enchantée. Les personnages sont : Mélisse, alto ; Roger, tenore ; Alcine, soprano ; un berger, ténor ; une syrène, soprano ; une plante enchantée, tenore ; une messagère, soprano ; Astolfe, ténor.

Une nouvelle symphonie, qui n’est pas plus longue que la précédente, précède la première scène : suivent plusieurs récitatifs, airs, duos et chœurs, parmi lesquels on peut remarquer un air chanté par un berger et précédé d’une ritournelle à trois flûtes. Il y a également lieu d’observer un petit duo en canon fort convenablement traité. Cependant Roger, sous l’influence d’Alcine, est soumis à toutes les séductions des sens ; il entend chanter une sirène et l’engage à continuer ; elle répète en effet trois couplets en variant chaque fois le motif. Survient Mélisse, qui reproche à Roger de languir dans les bras d’une magicienne, tandis que la guerre est allumée dans toute l’Europe :

Impudico Ruggiero,
Ov' è l’inviita spada ?
Ov' è il lucido acciaro
Cheti rendeva si chiaro ?

Roger avoue sa faute, et consent à suivre Mélisse : chœur des plantes enchantées qui prient Roger de ne les pas abandonner. Ce chœur est accompagné par cinq violes, arciviolate, orgue de bois et instruments à touches ; la ritournelle se joue par quatre violes, quatre trombones, orgue de bois et instruments à touches. Sans doute l’arciviolata est la même chose que l’aràviola ; mais qu’est-ce que l’orgue de bois ? Peut-être une échelette, c’est-à-dire une série de lames de bois accordées entre elles de manière à produire des gammes diatoniques ou chromatiques, et que l’on fait résonner au moyen d’un percussoir quelconque.

Mélisse console les plantes et les exhorte à l’espérance ; elles cessent alors de vouloir retenir Roger, et chantent entre elles un autre chœur. Apparition d’Alcine, suivie d’un chœur de jeunes filles : elle apprend que Roger, de nouveau épris de Radamante, est prêt à lui échapper ; elle le rencontre et cherche à le retenir : mais le héros lui répond :

Alcina, il pianto alfrena e se doler ti dei
Piangi i tuoi tradimenti e i falli mici.

Le chœur de jeunes filles s’unit à Alcine pour arrêter Roger ; cris et imprécations de celle-ci ; chœur de monstres qu’appelle Alcine. Ils sont chassés par Mélisse, et Alcine elle-même est obligée de fuir. Alors les plantes sont désenchantées, et le ballet commence. Il est formé d’abord par huit dames et huit cavaliers de la cour du grand-duc, puis par les chevaliers désenchantés qui reconnaissent leurs dames, chantent et dansent avec elles ; vient ensuite une danse à cheval ou peut-être une sorte de tournois ; enfin la pièce se termine par un madrigal à huit voix.

La poésie de cet opéra-ballet était due à Ferdinand SaracinelIi-Bali de Volterre, chef de la musique du grand-duc : « Tra le cui eroiche virtù degne di vero cavaliere, anche i pregiati studj d'Apollo mirabilmente risplendono. » Il n’en paraîtra pas moins singulier qu’un chef de musique ne se montre ici précisément que comme auteur de paroles ; mais il est à croire que le titre de capo di musica était une dignité du palais qui n’exigeait pas les connaissances avancées du compositeur.

Les décorations et le machinisme étaient de Jules Parigi ; les ballets à pied et à cheval avaient pour auteur Agnolo Ricci. Les seigneurs et dames qui figurent dans lesdits ballets sont nommés à la fin de l’ouvrage : quant aux chanteurs, comme ils n’étaient que des artistes de profession, leurs noms sont passés sous silence.

Je regrette de ne pouvoir reproduire ici quelques morceaux de la Liberazione di Ruggiero, ils donneraient mieux que mes paroles une juste idée de la musique. J’ajouterai cependant que, dans cet ouvrage, ainsi que dans tous les premiers opéras connus, les récitatifs sont fort nombreux, les chœurs d’une grande brièveté ; les airs ont toujours quelque allure récitative.

Ils sont accompagnés fort simplement et sans aucune imitation ou autre artifice ; on en rencontre quelquefois dans les chœurs. Le style est d’une correction suffisante, et en se reportant à l’époque qui l’a vu naître, le travail de Françoise Caccini est loin d’être dépourvu de mérite. Le nom de cette virtuose est donc digne de figurer dans les annales lyri-dramatiques et dans la galerie des musiciennes illustres où elle occupe par rang d’ancienneté l’une des premières places.

C’est là surtout ce qui m’a fait parler d’elle, ou plutôt de son principal ouvrage, avec une certaine étendue ; mais j’aurais à m’étendre bien davantage, si je voulais compléter par des noms italiens la liste de compositrices donnée par M. Bourges. Je parlerais, par exemple, de cette Romaine qui, au siècle passé, se présenta bravement devant les examinateurs de la congrégation de Sainte-Cécile pour obtenir le diplôme de maîtrise qui lui donnait le beau droit de battre la mesure dans les églises de Rome. Elle n’en usa pas ; mais il se serait inévitablement élevé un conflit si elle l’eût fait, le diplôme ne se conciliant pas avec l’usage généralement reçu. Ce qu’il y eut de plaisant en cette circonstance, c’est que la fugue qui lui avait valu le titre de maestra excita une vive polémique dans laquelle les compositeurs de l’État pontifical se partagèrent en deux camps : l’un prétendait que la réponse de la fugue ne valait rien, l’autre soutenait qu’elle était régulière ; on ne put jamais s’entendre, et l’on eut une nouvelle occasion de reconnaître la vérité de cette assertion de l’habile professeur, M. Garaudé, que l’harmonie est la science sur laquelle on est le moins d’accord.

Mais ce ne serait pas seulement des compositrices descendues dans la tombe que je voudrais parler, j’aurais à en citer plusieurs vivantes : par exemple, madame Uccelli, qui a fait, il y a peu d’années, représenter un opéra dans la patrie de Francesca Caccini, et s’est montrée digne de réussir comme elle et de léguer son nom à la postérité.

Au reste, si, par la suite, comme le pense M. Maurice Bourges, les femmes viennent, en matière de composition musicale, faire aux hommes une concurrence redoutable, que les compositeurs dramatiques ne se découragent pas trop, et qu’ils se souviennent même au besoin que, si beaucoup de dames se sont distinguées dans certaines branches de l’art musical, madame Gail est, jusqu’à présent, la seule compositrice qui ait obtenu au théâtre un véritable succès.

Adrien de La Fage.

Voir aussi les articles du 19 septembre et du 26 septembre 1847.

Personnes en lien

Compositeur, Homme de lettres

Adrien de LA FAGE

(1801 - 1862)

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date de publication : 19/10/23