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Des femmes-compositeurs

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DES FEMMES-COMPOSITEURS.

Le voilà bien loin, Dieu merci, ce temps où les droits de la pensée et de la plume étaient contestés chez nous à la femme ; ce temps où le préjugé le plus ridicule frappait la plus belle moitié du genre humain, comme on disait naguère, d’une apparente incapacité intellectuelle, et ne faisait grâce, par insigne faveur, qu’à quelques rares sujets hors ligne, traités sur le pied de véritables phénomènes. Et même encore avec quel tour dédaigneusement railleur parlait-on jadis de ces femmes exceptionnelles !

« On regarde une femme savante comme on fait une belle arme : elle est ciselée artistement, d’une polissure admirable et d’un travail fort recherché ; c’est une pièce de cabinet que l’on montre aux curieux, qui n’est pas d’usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu’un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde. »

Il y a plus d’un siècle et demi que Labruyère écrivait cela, lui, le contemporain des Sévigné, des Lafayette, des Maintenon, des Grignan. Depuis, l’opinion a beaucoup changé. La femme a secoué la plus lourde partie de ce joug d’impuissance ignorante auquel l’asservissaient nos mœurs un peu barbares. Elle est rentrée dans le droit commun, elle s’est fait ouvrir de force la carrière de la pensée et en a parcouru tous les sentiers avec distinction, mais pas encore avec toutes les ressources d’individualité dont le temps et la civilisation plus avancée lui permettront insensiblement le libre usage.

Il est vraiment étrange que l’illustre moraliste, qui se piquait de donner des choses les plus subtiles explications, feigne de n’apercevoir pas le vrai motif de celle inertie despotiquement imposée.

« Les femmes, dit-il, ne se sont-elles pas établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue élude, ou par le talent et le génie qu’elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails du domestique, ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l’esprit, ou par un tout autre goût que celui d’exercer leur mémoire ? Mais, ajoute-il après cette longue énumération de raisons spécieuses ingénieusement groupées pour déguiser la seule véritable, à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d’ailleurs par tant d’endroits, aient sur eux cet avantage de moins. »

Aussi ont-ils fait tout de leur mieux, n’en déplaise à La Bruyère, pour garder l’avantage, ces hommes seuls maîtres et dispensateurs absolus de l’opinion. N’est-ce pas en effet l’opinion, cette reine du monde, l’opinion, leur ouvrage, qui a eu si longtemps le pouvoir de resserrer en de si étroites limites l’éducation des femmes, de mesurer l’essor de leur pensée, de fustiger vertement par les mains de la satire et de la comédie celles assez osées pour franchir les bornes prescrites ? En toutes voies l’émancipation de la femme, pour user du terme aujourd’hui consacré, a été vivement disputée, lentement obtenue, si incomplète qu’elle soit encore. Rien qui n’ait été une conquête, même dans ce qui semble l’attribut naturel et exclusif de la femme, dans la danse théâtrale par exemple. Ne sait-on pas que ce fut dix ans seulement après la création officielle de l’Opéra qu’on essaya à Paris, en 1681, de remplacer par des danseuses réelles les ridicules mascarades de jeunes hommes enjuponnés ? Le véto ne fut pas moins difficile à faire lever pour les œuvres de la pensée.

En ce genre, la littérature et la peinture ont été les premières routes ouvertes, et par conséquent les plus fréquentées à la longue. II y a eu assez promptement bon nombre de femmes maniant avec succès en Europe la plume ou le pinceau. Seule la spécialité de la femme-compositeur est restée longtemps arriérée. L’Italie, dès le xvie siècle, peut citer quelques musiciennes dont les œuvres sont venues jusqu’à nous, telles que la Ghirlanda di Madrigali, publiée en 1595 par une jeune religieuse, Vittoria Aleotti. Mais dans le reste de l’Europe, la femme-compositeur n’apparaît bien authentiquement que plus de cent ans plus tard ; l’histoire du moins ne fournit pas de documents sérieux pour les époques antérieures. Il n’est rien resté des compositions attribuées par les mémoires du temps, d’ailleurs peu exacts en ces matières, à Marguerite de Navarre, à Marie Stuart, à la Saravanda, comédienne et chanteuse espagnole qui vint à Paris à la suite d’Anne d’Autriche, à la demoiselle Hilaire, belle-sœur du fameux Lambert et cantatrice habile ; à Mlle Molière, sœur ou fille d’un musicien de ce nom.

La première femme en France dont le nom comme compositeur et les œuvres aient passé à la postérité, est Elisabeth-Claude Jacquet de Laguerre, née en 1609. La variété de son talent, très remarquable en raison de l’époque et de l’état de l’art, dut produire alors par son excentricité une bien vive sensation. Mlle de Laguerre, qui avait émerveillé Louis XIV et sa cour par son habileté sur le clavecin et l’orgue, étonna encore plus la ville en donnant en 1694, à l’Académie royale de musique, Céphale et Procris, tragédie lyrique en cinq actes, avec un prologue. C’était à la fois un coup d’essai et un coup de maître. Le succès répondit à cette hardiesse, qui plaça cette femme artiste au niveau des compositeurs dramatiques ses contemporains, Collasse, Marais, Desmarets, Théobald, tous de l’école de Lully comme elle. On trouve dans celle partition des monologues très expressifs, surtout celui de Céphale : Ah ! laissez-moi mourir, et des chants naturels et faciles, tels que l’entrée de Borée au deuxième acte et le duo de bergers : Les rossignols dès que le jour commence. Mlle de Laguerre a encore laissé trois livres de cantates et un Te Deum solennel, qu’elle fit exécuter en 1721 après la guérison du jeune roi Louis XV. On fixe à l’année 1729 la date de la mort de cette vénérable doyenne des femmes-compositeurs qui ont consacré leur plume au théâtre.

Sur ses traces, mais avec des fortunes et des qualités diverses, ont marché successivement Mlle Duval, Mme Louis, Anne-Amalie, duchesse douairière de Saxe-Weimar, Mlle Dezède, Mlle de Beaumesnil, Lucile Grétry, la comtesse d’Ablefeldt, Mme Devismes, Mme Simons-Candeille, Mme Gail, Ursule Asperi, Mlle Louise Bertin, et Mme Lemoine (Loïsa Puget).

Mlle Duval, cantatrice de l’Académie royale de musique, qui a laissé un ouvrage didactique intitulé : Méthode agréable et utile pour apprendre facilement à chanter juste et avec goût (ce que l’auteur faisait sans doute), donna en 1736, quarante-deux ans après Mlle de Laguerre, les Génies, ballet-opéra en quatre entrées avec prologue. « Cette jeune personne, dit le Dictionnaire de Léris, accompagna elle-même tout son opéra sur le clavecin de l’orchestre, où le public la vit avec plaisir et étonnement. » L’œuvre de Mlle Duval renferme des parties louables sous le rapport de la grâce des idées plutôt que de la pureté de la forme. Elle est marquée très visiblement au coin du style mélodique de Campra, de Mouret, et même de Rameau, qui était alors l’expression la plus élevée de l’art lyrique en France.

L’établissement de l’Opéra-Comique vient après une longue lacune révéler de nouvelles muses dramatiques, trop timides cependant pour se hasarder à gravir les cimes escarpées de l’Opéra. En 1776, presque dans le même temps que la duchesse de Saxe-Weimar Anne-Amalie, auteur d’un oratorio déjà exécuté vers 1758, mettait en scène son opéra allemand, Erwin und Elmire, la femme d’un architecte, Mme Louis, fit représenter à la Comédie-Italienne un opéra-comique en un acte, Fleur d’épine, où l’on applaudit des beautés réelles. Sur la même scène, deux jeunes personnes, toutes deux filles de compositeurs en vogue, tentèrent aussi le succès. On accueillit avec faveur, en 1781, les ariettes de Lucette et Lucas, composées par Mlle Dezède, dans la manière champêtre de son père, et en 1786, la musique du Mariage d’Antonio, agréable opéra-comique de Lucile Grétry. Toinette et Louis, opérette du même auteur joué l’année suivante, n’obtint pas les mêmes suffrages.

À peu près à la même époque, en 1784, l’Académie royale de musique montait l’œuvre musicale d’une de ses pensionnaires. C’était Tibulle et Délie ou les Saturnales, opéra en un acte d’Henriette-Adelaïde Villard de Beaumesnil, mariée au célèbre comédien Philippe. Malgré l’avantageuse destinée de Tibulle et Délie, Mlle de Beaumesnil ne put procurer à son Anacréon les honneurs de la représentation publique ; on ne l’entendit que sur un théâtre de société. Plus heureuse, la comtesse d’Ablefeldt voyait applaudir en Allemagne Télémaque et Calypso, opéra-ballet de sa composition, gravé en 1794. L’estime fut également acquise à Praxitèleou la Ceinture de Vénus, ouvrage en un acte écrit en 1800 pour l’Opéra, par Mme Devismes, épouse du directeur. Mme Devismes, élève distinguée de Steibelt, était déjà connue comme pianiste.

Une femme à qui la richesse de son organisation et le privilège des talents les plus variés semblaient promettre une brillante destinée, Mme Simons-Candeille, fort applaudie jadis au Théâtre-Français dans sa comédie de la Belle Fermière, où elle jouait le principal rôle et chantait deux ou trois airs de sa composition, vit tomber, en 1807, à l’Opéra-Comique, une pièce en deux actes, Ida ou l’Orpheline de Berlin, dont elle avait fait les paroles et la musique. Ses romances, ses morceaux de piano eurent plus de succès. Vers celle époque, se montra au théâtre une des femmes-compositeurs le plus justement admirées. Remarquée dès 1790 comme auteur de productions légères intéressantes, Mme Gail fit représenter en 1813, avec beaucoup de succès, le joli opéra-comique des Deux Jaloux. Cet heureux début fut cruellement balancé par la chute consécutive de trois pièces, Mademoiselle DelaunayAngélala Méprise, qui échouèrent par la faute des livrets plutôt que de la musique. Mme Gail se releva en 1818, par la Sérénade, qui eut un plein succès.

Neuf ans après, Feydeau voyait apparaître une digne héritière du talent de Mme Gail. Mlle Louise Bertin y débutait en 1827 par le Loup-Garou, tandis que le Aventure d’una Giornata, d’Ursule Asperi, réussissaient à Rome. Quoique le Loup-Garou eût été bien accueilli, on pressentait aisément que le tour d’esprit de l’auteur aspirait à un genre plus large. Il fallait à ses inspirations empreintes d’une grande poésie le cadre de la scène tragique, l’expression des passions fortes.

Mlle Louise Bertin aborda en 1851 cette nouvelle manière. Son Fausto, chanté au Théâtre-Italien, surprit par la hardiesse, l’individualité, la vigueur des idées et du tissu harmonique, bien supérieur à tout ce que le génie d’une femme-compositeur avait imaginé jusque-là. Esmeralda, grand opéra en cinq actes, représenté en 1836, offrit une preuve incontestable de la trempe énergique d’un talent que la pauvreté du livret ne pouvait soutenir. Plusieurs morceaux de cette musique bien digne d’un meilleur poème, sont restés dans le souvenir ; ainsi, le bel air de Quasimodo, la plaintive romance d’Esméralda, la chanson à boire de Phœbus. Sans contredit, de toutes les femmes-compositeurs qui ont travaillé pour la scène, Mlle Bertin est celle qui se distingue par le plus d’originalité, de puissance expressive, d’élévation dans la pensée et le style. Sa véritable vocation, c’était bien le théâtre. Nous n’en dirons pas autant de Mme Lemoine (Loïsa Puget), à qui son Mauvais œil a fait voir très clairement qu’on peut écrire de très faible musique d’opéra tout en composant de ravissante musique de salon. Dans ce genre, l’extrême fécondité et l’habileté fine de Mme Lemoine (lisez toujours Loïsa Puget), la placent au premier rang de celles qui ont couru la carrière fleurie de la romance et de la chansonnette. La popularité s’est si étroitement attachée à quantité de petits chefs-d’œuvre de l’auteur, qu’il est bien inutile de citer ce que chacun sait. Quoique l’éclat de ces sortes d’étincelles musicales soit de courte durée, tant la mode est prompte à les éteindre, Mme Lemoine laissera certainement une gerbe lumineuse, qui rayonnera autour de son nom.

Maurice Bourges.

(La suite au prochain numéro.)

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date de publication : 19/10/23