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Théâtre de la Gaîté. Le Voyage dans la Lune

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PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS

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THÉÂTRE DE LA GAÎTÉ : Le Voyage dans la Lune, opéra-féerie en quatre actes et vingt-trois tableaux, paroles de MM, Leterrier, Vanloo et Mortier, musique de M. J. Offenbach. — Mardi 26 octobre.

Il n’est pas si facile qu’on le croit de composer une féerie ; abdiquer, pour ainsi dire, sa qualité d’auteur pour laisser la place aux peintres-décorateurs et machinistes, et en même temps inventer un léger canevas qui fasse prendre patience au public, pendant que derrière la toile de fond se préparent des merveilles du changement à vue, n’est point chose commode. Que l’auteur se contente des calembredaines de la tradition et des coqs-à-l’âne consacrés : vieux jeu, dit-on, et bon pour les enfants ; qu’il cherche, au contraire, une idée plus fine, une manière plus ingénieuse d’amener les métamorphoses de la scène, on le trouve prétentieux, on ne les comprend plus. Je préfère, pour ma part, la vieille féerie ; mais MM. Vanloo, Leterrier et Mortier, en faisant des efforts pour sortir de la routine, ont trouvé souvent des scènes heureuses et fourni aux décorateurs un canevas sur lequel l’imagination la plus fantasque trouve sans difficulté de quoi prendre l’essor.

Une fois partis pour le monde lunaire au moyen du canon monstre déjà employé par M. Jules Verne, le roi Vlan, le prince Caprice et le savant Microscope vont être exposés, comme on le pense bien, aux péripéties les plus étranges ; ils verront des ministres punis pour leur intégrité, des avocats gardés à vue comme des bêtes dangereuses, des femmes sans coquetterie comme sans amour. Et tout cela dans un merveilleux pays d’or, de nacres, de rubis et d’émeraude.

Car c’est surtout à une fête des yeux que nous sommes conviés, et cette fête, MM. Chéret, Cambon et Cornil nous l’ont donnée royale, éclatante de luxe, irréprochable de détails, éblouissante d’ensemble.

Mais le plaisir n’est pas pour les yeux seuls ; les oreilles en ont aussi leur part, et ce n’est pas un mince avantage, pour la féerie moderne, d’avoir remplacé les anciens couplets par de la musique nouvelle, les flons-flons rebattus par des refrains lestement troussés. Aucun musicien n’est plus propre qu’Offenbach à ce genre d’exercice. Fourmillements de jambes sur un rhythme endiablé dans les ballets, gracieux balancements de danseuses aux mille couleurs, jolis rondeaux sur lesquels glissent rapidement des vers qu’on entend à peine, joyeux éclats d’une gaieté bruyante, rien n’y manque.

Sont à citer, au premier acte, après un spirituel rondeau, la déclaration du prince Caprice à la lune, romance d’un tour mélodique élégant, heureusement terminée par son refrain : « Papa, papa, je veux la lune ». Puis le chœur des astronomes, d’un effet très-comique : pendant que l’orchestre joue la mélodie, les savants se consultent et leurs exclamations marquent le rhythme du morceau. Enfin le chœur des petits artilleurs, qu’on a bissé, prépare gaiement le finale. C’est dans cet acte que se trouve le décor de la forge, magnifique symphonie en rouge majeur. 

Le second acte s’ouvre par des couplets imitatifs sur la rapidité du voyage. Boum ! le canon est parti ; pfui ! l’obus a sifflé ; toc ! les voyageurs sont arrivés et nous voici dans la Lune. Aussitôt débarqué, le prince Caprice ne perd pas un instant ; il fait la cour à la jeune Fantasia, fille du souverain de ce royaume argenté, et fort galamment, ma foi ! il lui tourne le madrigal : « Je regarde vos jolis yeux, » aimable mélodie que Mlle Bouffar a détaillée avec infiniment de grâce. On a fait répéter le joli duo entre Caprice et Fantasia, dont la strette a été fort applaudie. Le grand ballet des chimères termine cet acte : valses, polkas, mazurkas, se suivent dans ce pandæmonium rhythmique.

C’est le troisième acte, qui est, à mon avis, le mieux rempli, commencé par un ensemble des gardes et dames d’honneur, animé et bien conduit. Puis vient la scène de la vente des femmes, dont le début me paraît moins heureux, mais qui se relève bientôt avec l’air du charlatan. Rien n’est gai et de bonne humeur comme ce boniment, rempli de cris inattendus, d’intervalles étranges, de sonorités bizarres, épicé de fantastiques ritournelles. C’est de l’Offenbach à tous crins, et Mme Zulma Bouffar a enlevé ce petit morceau avec une étonnante crânerie. Ajoutons, pour être juste, que la pantomime de Christian n’est pas pour peu dans le succès. Sur un joli chœur imitatif, bien frissonnant, bien grelottant, nous voyons les personnages entrer au pays des frimas. Enfin nous sommes dans le royaume de l’hiver. De toutes parts, des cratères éteints ouvrent leurs gueules béantes. Tout est blanc, tout est nacré dans ce paysage lunaire. Quatre hirondelles, chef-d’œuvre de Grévin, chassées par la bise et le froid, introduisent une note vive parmi les tons gris de cette nature glaciale. Mais bientôt, saisies par les tourbillons de neige, entourées par les flocons aveuglants, elles s’enfuient éperdues, rayant de leurs éclatantes couleurs le linceul de neige prêt à les engloutir ; alors commence un des plus parfaits tableaux chorégraphiques que nous ayons encore vus. La musique d’Offenbach, vive et ailée, suit avec souplesse tous les mouvements de ce ballet. Peu à peu la danse s’accentue, les pas se pressent, les oiseaux plus inquiets strient plus rapidement de leurs ailes brunes la nacre des flocons de neige, et c’est sur un rhythme de plus en plus serré que se termine cette orgie de blanc.

Christian, avec la dignité, la distinction qu’on lui connaît, remplit le personnage du roi Vlan ; il est amusant au possible, et dans la scène du Charlatan il a des poses, des gestes inimitables. Grivot joue bien le rôle de Microscope. Une bonne part du succès revient aussi à Mme Zulma Bouffar. Il est difficile de dire quelle verve, quel entrain cette actrice déploie pendant toute la pièce ; elle joue avec esprit, chante avec intelligence : on l’a maintes fois applaudie, et en toute justice. Mlle Marcus faisait ses débuts dans le rôle de Fantasia. Cette jeune artiste sait chanter, sa voix est agréable, et elle s’est fort bien tirée de l’air difficile du second acte. C’est une artiste d’avenir.

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H. Lavoix fils

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Henri LAVOIX

(1846 - 1897)

Compositeur, Violoncelliste

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(1819 - 1880)

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Albert VANLOO Eugène LETERRIER Arnold MORTIER

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date de publication : 02/11/23