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Chronique musicale. Phryné

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CHRONIQUE MUSICALE
THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPÉRA-COMIQUE : Phryné, opéra-comique en deux actes de M. AUGÉ DE LASSUS, musique de M. Camille SAINT-SAËNS. 

Il y avait longtemps que l’Opéra-Comique n’avait joué d’opéra-comique. Bien des gens commençaient à s’en inquiéter. L’on se demandait, non sans étonnement, pourquoi l’Opéra-Comique ne jouait plus d’opéras-comiques, et plus d’un allait déjà déplorant que le drame lyrique eût supplanté le genre éminemment national dans le lieu consacré à sa glorification. L’on maudissait Wagner en prenant à témoin l’ombre d’Adolphe Adam, voire celle de Flotow, et nous lûmes à ce sujet de superbes prosopopées ; les vieux habitués de l’ancienne salle Favart, ceux qui ont applaudi Mme Cabel et qui ne parlent de Chollet qu’avec des larmes dans la voix, étaient désolés de la transformation de leur cher théâtre en succursale de l’Opéra. Car il n’y a pas à dire, on n’écrit plus d’opéras-comiques et c’est peut-être même la raison pour laquelle on n’en joue pas. Les ouvrages nouveaux qui se produisent sous cette rubrique ne sont, comme par exemple Carmen, que des drames lyriques déguisés (il y a des partitions qui s’intitulent opéras-comiques et qui ne sont pas du tout des opéras-comiques). Le besoin d’un opéra-comique, d’un vrai, se faisait donc réellement sentir, ne fût-ce que pour rendre notre seconde scène lyrique à sa vraie destination et faire trêve un moment aux Rêve, aux Esclarmonde, aux Roi d’Ys et autres productions plus ou moins graves. Ce besoin était même tellement impérieux que les personnes les moins prévenues finissaient par en sentir l’urgence et se joignaient aux fidèles du genre pour réclamer contre un tel délaissement, se demandant pourquoi, au fait, l’Opéra-Comique ne jouerait pas d’opéras-comiques.

Eh bien ! en voici un, un vrai cette fois et signé d’un nom illustre. Comment M. Saint-Saëns en est-il venu à se détourner, momentanément, de la Muse sévère pour s’abandonner aux séductions de l’aimable Comédie ? Délassement d’artiste sans doute, ou passe-temps de musicien épris de fantaisie. Il y a dans le caractère de M. Saint-Saëns un côté jovial généralement ignoré que le Botriocéphale eût pu nous révéler avant Phryné. Mais même en se jouant un maître demeure un maître, et de tels divertissements ne sont pas comme on le pourrait croire à la portée du commun des musiciens. C’est à tort qu’on a prononcé à propos de Phryné le mot d’opérette. Beethoven a pu écrire le Désespoir pour un sou perdu et l’Élégie sur la mort d’un caniche sans nuire à la gloire de l’auteur de la Symphonie héroïque et sans cesser d’être un grand musicien. Après Samson et Dalila, M. Saint-Saëns pouvait se permettre Phryné, les deux ouvrages sont écrits de la même plume et, dans les genres les plus opposés, leur auteur sait garder une commune maîtrise. 

La partition de Phryné était destinée au Théâtre-Lyrique récemment installé à la Renaissance par M. Détroyat, entreprise à laquelle la fortune ne daigna pas sourire et qui sombra après une brève et infructueuse exploitation. Lors de la fermeture de cette scène, M. Saint-Saëns proposa son ouvrage à M. Carvalho. Il est même piquant de relever cette particularité : tandis que les abonnés de l’Opéra-Comique se plaignaient de l’invasion de plus en plus menaçante du drame dans le répertoire de ce théâtre, une scène lyrique se fondait où l’on commençait par jouer l’opéra-comique ! Il fallut l’insuccès de la tentative de M. Détroyat pour que l’opéra-comique de M. Saint-Saëns fût joué à l’Opéra-Comique ! 

L’aventure de Phryné devant l’aréopage d’Athènes et la façon dont elle se justifia de l’accusation d’impiété est assez généralement connue pour que nous puissions nous dispenser de la rappeler ici. On était inexorable, dans l’Attique, pour ceux qui, d’une manière ou de l’autre, étaient convaincus de blasphème et d’outrage aux dieux. Le moyen par lequel Phryné se réhabilita devant ses juges n’était pourtant pas, il faut en convenir, à la portée de tout le monde. L’infortuné Socrate n’eût sans doute pas mieux demandé que de dévoiler son innocence à la manière de l’illustre hétaïre. Mais nous doutons qu’il eût réussi de la sorte à éviter la ciguë, si nous en jugeons du moins d’après les descriptions que nous avons de sa personne. Ce procédé n’eut même servi peut-être qu’à aggraver son supplice, si l’aréopage était juste ou simplement conséquent dans ses arrêts. 

Nous nous plaisons à imaginer ce joli sujet de Phryné traité par Aristophane. Quel parti la verve bouffonne et l’imagination lyrique du grand poète n’eussent-elles pas tiré de ce motif charmant ! Avec quelle puissance n’en eût-il pas fait ressortir le côté caractéristique : la justification de la beauté par sa perfection même envisagée comme le plus bel hommage aux dieux ! Mais pour traiter dignement une telle comédie, il ne fallait rien moins que l’extrême liberté du théâtre antique ; c’est là seulement qu’elle eût pu se déployer dans toute son ampleur et revêtir son caractère en quelque sorte religieux. Sur nos tristes scènes modernes, un semblable sujet se rapetisse forcément et se réduit aux proportions d’une polissonnerie graveleuse. Aussi M. Augé de Lassus a-t-il soigneusement atténué tout ce que la donnée avait d’excessif. La statue de Phryné vient à point se substituer à l’héroïne et triompher pour elle. D’ailleurs, le scénario de l’opéra-comique en question n’a presque point de rapport avec ce que nous savons de l’histoire de Phryné, et les péripéties en sont dues toutes à l’imagination du librettiste. 

La pièce de M. Augé de Lassus roule tout entière sur une situation qui a été passablement déflorée par une foule de comédies du répertoire bourgeois ; c’est l’éternelle histoire de l’oncle à principes et du coquin de neveu, et, pour être transportée en Grèce, cette affabulation ne se pare pas d’une bien sensible originalité. Dicéphile, archonte, est glorifié par le peuple d’Athènes. Il est austère, il est rigide et n’entend point la plaisanterie. Il a relevé, pense-t-il, le niveau moral de la cité. Son neveu Nicias a des dettes. Il les payera, ou sinon la prison l’attend, car le sévère magistrat n’entend pas que ses proches échappent aux représailles des justes lois. Heureusement pour Nicias, la belle Phryné s’intéresse à son sort. Quand les démarques Cynalopex et Agoragine viennent remplir leur office et arrêter le neveu de Dicéphile, les esclaves de la courtisane font pleuvoir sur eux une grêle de coups et délivrent le prisonnier. Nicias est libre. Mais, pour se venger de son oncle, il coiffe d’une outre le buste que le peuple d’Athènes a dédié à la gloire de Dicéphile. L’archonte, revenu dans la nuit pour s’admirer en effigie, aperçoit l’étrange coiffure dont on l’a orné et entend la voix joyeuse des compagnons de Nicias chanter au loin 

Qu’on le dise par la ville,
Dicéphile est un fripon ! 

« Je me vengerai », s’écrie-t-il. Voici pour le premier acte. 

Au second acte, Nicias est chez Phryné ; il se laisse aller aux épanchements de la plus vive reconnaissance : 

… Hier la prison était prête 
Où mon cher oncle avait dessein de m’envoyer, 
Vous m’avez défendu : c’est la première dette 
Que j’ai regret à ne pouvoir payer. 

Il veut fuir, mais Phryné le retient par de tendres aveux : 

Tu n’as pas tout perdu, cher Nicias, écoute 
Je veux le dire désormais : 
Je t’aime, Nicias, dès longtemps je t’aimais. 

Et les voici dans les bras l’un de l’autre. 

Mais il s’agit maintenant d’attendrir le farouche Dicéphile. Et c’est ici que nous trouvons l’utilisation de la scène de l’aréopage. Si Phryné parvient à séduire l’oncle, la cause du neveu est gagnée, et son pardon sera le prix de son silence. La courtisane engage le combat en déployant ses plus infaillibles artifices. Elle demande successivement à l’archonte son miroir, son collier, ses bagues, son ruban, et le vieillard, fasciné par la beauté de l’irrésistible séductrice, perd la tête peu à peu en assistant à la toilette de la courtisane. Tout à coup, au moment où Dicéphile, déférant au désir de la jeune femme, s’approche du fond du théâtre pour aller prendre une rose qu’elle réclame, un rideau s’écarte et, sur la scène plongée dans l’obscurité, la statue de Vénus Aphrodite apparaît, baignée de lumière ; les traits de la déesse reproduisent ceux de Phryné. Dicéphile, émerveillé, tombe à genoux et est surpris dans cette posture par Nicias. Les amants en sont venus à leurs fins ; l’oncle pardonne. Et la pièce finit comme elle avait commencé par un chœur à la louange de Dicéphile. 

Cette façon de comprendre l’antiquité classique est parente de celle dont le théâtre de Théodore de Banville nous offre le plus aimable modèle. Toutefois, nous croyons inutile d’insister sur la différence qui sépare ces fantaisies d’un lyrisme si spirituel et si délicat du libretto de M. Augé de Lassus. Nous ne voulons qu’indiquer une communauté de tendances. Pour réussir en de telles entreprises il faut avoir un sentiment poétique bien raffiné et des qualités d’imagination que l’auteur de Diane au bois possédait abondamment, mais qui, nous en avons peur, pourraient bien faire défaut à M. Augé de Lassus. En ces matières on est aussi facilement charmant qu’insipide, et il faut réussir à tout prix sous peine de ridicule. Or, nous le demandons, que deviendrait la pièce de M. de Lassus sans la musique de M. Saint-Saëns ? 

La partie musicale de Phryné est d’une simplicité parfaitement adaptée à la légèreté du sujet. C’est déjà là une très appréciable qualité et peu commune. Combien de compositeurs, en effet, savent écrire la musique qui convient à une pièce donnée, nous voulons dire celle-là et pas une autre ! Et combien n’en avons-nous pas entendu, de ces saynètes en un ou deux actes, bourrées de contrepoint et de formules savantes, dont l’auteur s’ingéniait à étaler un métier effroyable ! Dans Phryné M. Saint-Saëns s’est efforcé, au contraire, de cacher sa science, ou du moins de la dissimuler sous de très aimables inspirations. La pièce de M. Augé de Lassus appelait une illustration musicale sans prétention, et c’est bien ainsi que M. Saint-Saëns l’a comprise, tout en exécutant sa partition avec cette netteté de forme et cette pureté de langue qui sont le propre de son tempérament musical. Pour légère que soit cette musique, elle n’en est donc pas moins d’un maître écrivain, étant signée d’un nom semblable, et, comme nous le disions tout à l’heure, c’est une erreur de penser qu’un chacun puisse se payer le luxe de telles fantaisies. 

Après une courte introduction où d’élégantes arabesques s’enroulent gaiement autour d’un allègre motif de fanfare, la toile se lève et le chœur entonne la louange de Dicéphile sur un rythme franc et joyeux. Première apparition de Phryné. L’ensemble vocal qui accompagne son entrée et reviendra dans un ton différent lorsque se dévoilera la statue d’Aphrodite, est d’une ligne mélodique délicatement dessinée dont la conclusion évitée est du plus charmant effet. Le duo de Nicias et de Dicéphile dans lequel l’archonte s’efforce de détailler à son neveu les avantages du célibat a été traité par le compositeur avec une verve comique qui ne nuit en rien à la forme châtiée de cet amusant morceau. M. Saint-Saëns a évidemment cherché dans Phryné à se rapprocher autant que possible du style des maîtres classiques et à traiter les numéros de son opéra-comique d’une manière analogue à celle dont les opéras de Mozart nous offrent le plus admirable exemple. Et il faut bien convenir qu’au point de vue musical strict cette forme du morceau n’est pas si aisée et qu’elle offre peut-être moins de commodité au compositeur que celle du développement par motifs. D’ailleurs, quand il ne s’agit pas d’une œuvre d’une grande étendue, elle est incontestablement préférable. Ici c’était évidemment la seule possible, puisque la musique alterne avec le dialogue.

Le cantabile de Nicias 

Ô ma Phryné…

est d’une expression tendre et contenue qui ressort à merveille des harmonies calmes et des caressantes inflexions mélodiques de cette jolie page. 

Quant au chœur des amis de Nicias, il est d’une gaieté qui tourne tant soit peu à la trivialité. C’est sans doute ce morceau qui aura valu à la partition de M. Saint-Saëns d’être qualifiée d’opérette par des gens qui n’y regardent pas à deux fois pour prononcer des jugements définitifs. Signalons encore, pour en finir avec le genre franchement bouffe, l’ensemble qui termine le finale et dont la gaieté est peut-être encore plus osée que celle du morceau dont nous parlons ; dissipons ainsi toute équivoque en abandonnant ces fragments à ceux qui tiennent absolument à retrouver dans la partition de Phryné les sensations en eux éveillées par les cocasseries de la Muse d’Offenbach. Il est à croire que le chantre de la Belle Hélène n’eût pas écrit, en tous cas, la scène entre Phryné et Nicias qui se trouve dans ce finale et qui contient une si charmante phrase. Du moins Offenbach ne l’eût-il pas traitée avec cette élégance de plume. 

Le second acte est plus lyrique que le premier. À part les couplets de Dicéphile, il ne contient même aucune page véritablement bouffe. Ici M. Saint-Saëns a tenté de nous donner la vision de la Grèce antique, non pas, il est vrai, de celle d’Eschyle ou de Sophocle, ni de celle d’Euripide, mais de l’Hellénie lumineuse et d’esprit aiguisé que nous sentons vivre si admirablement dans le théâtre de cet Aristophane dont le nom était venu tout à l’heure nous suggérer les réflexions qu’on a lues. C’est une des plus magnifiques prérogatives de la musique de pouvoir ainsi évoquer par-delà les versifications plus ou moins médiocres des poèmes qui lui servent à se manifester, l’essence même des choses dont une pauvre rhétorique s’efforce en vain de nous donner la sensation. Là où l’arrangement des mots demeure impuissant, la magie des accords et des mélodies opère avec une merveilleuse efficacité. Et c’est le musicien qui devient alors le vrai poète en s’élançant d’un bond à la contemplation de l’objet évoqué et en nous en rendant en quelques traits rapides et essentiels la plus intime physionomie. 

Une brève introduction où se trouve reproduite la cantilène de Nicias, et l’acte commence par une scène, entre Phryné et son amant, d’une gradation toujours croissante de passion et dont la péroraison chaleureuse produit grand effet. Et nous voici maintenant parvenu au point culminant de l’ouvrage : c’est surtout à propos de l’air de Phryné et du trio avec lequel il s’enchaîne que nous avons parlé de sentiment grec, car en réalité la note caractéristique n’est pas ce qui domine dans la partition de M. Saint-Saëns, et ce n’est guère que dans ce passage qu’elle se fait entendre. Mais elle y résonne assez pleine et harmonieuse pour que nous puissions affirmer que la page où l’hétaïre raconte son aventure sur le bord de la mer, alors que des pêcheurs la prennent pour Aphrodite, avec l’invocation à la déesse qui suit, est à notre goût l’inspiration la plus saillante de Phryné. Il y a là notamment une série de dessins alternativement ascendants et descendants qui imite de la façon la plus heureuse le murmure des vagues sur le rivage. La pédale de  qui accompagne le trio, si elle rappelle un peu celle du septuor des Troyens, n’en suffit pas moins à donner à ce morceau un caractère religieux et rêveur tout à fait réussi.

Que citer encore ? La vive ariette de Lampito est finement harmonisée, mais elle ressort peu après ce qui précède. La scène de la séduction de Dicéphile est pleine d’ingénieuses et spirituelles mélodies, mais nous en aimons surtout la fin, c’est-à-dire le retour du chœur du premier acte au moment où se découvre la statue. Ce chœur, chanté derrière le théâtre, produit une impression mystérieuse qui en augmente encore le charme. 

Nous aurions voulu rester sur cette impression plutôt que d’entendre pour finir le joyeux ensemble qui célèbre le triomphe du grave Dicéphile. 

PAUL DUKAS.

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Lucien AUGÉ DE LASSUS

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date de publication : 23/09/23