Chronique théâtrale. Roma
Chronique théâtrale
THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPÉRA. – Roma, Opéra tragique en 5 actes, poème de M. Henri Cain, d’après « Rome vaincue » de M. Parodi. Musique de M. Massenet.
M. A. Parodi a fait des tragédies d’après les modèles que lui offraient les anciens, dont la conception idéalise les actions, au lieu de chercher à les reproduire systématiquement, dans leur réalité. L’inspiration générale des œuvres anciennes était toujours élevée et spiritualiste, la peinture du cœur humain était chez eux fidèle et puissante, et c’est à l’expression des sentiments et à la peinture sobre de la passion qu’ils s’appliquaient de préférence. M. Parodi était un noble adepte de cette tragédie, si délaissée de nos jours, à laquelle, sous bien des rapports, se rattache M. Massenet lui-même, avec sa musique si classique, avec la simplicité de ses moyens et la sobriété de son style. Aussi l’excellent et habile librettiste, M. Henri Cain, a-t-il été doublement heureux en s’inspirant de l’art de Parodi et en faisant choix d’un musicien de la même école. Les chœurs ont, dans cette œuvre, une importance capitale, et jamais M. Massenet ne les a composés avec autant de grandeur et de charme. M. H. Cain a saisi exactement la pensée du poète, sans la trahir, et nous pensons que cette fidélité n’a pas peu contribué, à l’exaltation et à l’éloquence du musicien.
Le premier acte (à Rome, l’an 216 avant J.-C.) représente le Forum, où le peuple se lamente sur les défaites romaines, qui sont même des désastres. C’est le grand Hannibal, l’ennemi héréditaire de Rome, qui venge sa nation du delenda est Carthago en écrasant cette race orgueilleuse, est sans pitié. On sait que le héros Paul-Emile est mort, et les bruits les plus sinistres circulent dans cette foule, dont les lamentations sont admirablement développées par la musique. Alors arrive Lentulus, tribun militaire qui, tout couvert de sang, fait de la mort de Paul-Emile un pathétique récit, accentué par le musicien. L’émotion est à son comble. Mais voici le nœud de la pièce, la prédiction de l’oracle Capitolin qui, par la bouche du grand prêtre Lucius, annonce la ruine de la cité de Romulus causée par le crime d’une Vestale, qui a laissé éteindre le feu sacré de l’antique Vesta, la protectrice de la ville : rien ne peut désormais sauver Rome du cataclysme final, si ce n’est le châtiment de la coupable qui devra, d’après une loi immuable observée dans tous les siècles, être enterrée vivante. Mais Fabius Maximus et le Pontife découvriront celle qui, malgré ses vœux, n’a pas craint de trahir sa foi. On voit alors s’avancer Posthumia, l’aïeule aveugle, parente de Fabius, accompagnée de son esclave Galla : elle va au temple de Vesta pour supplier la déesse. Cette scène est des plus belles. Enfin le corps sanglant du héros, Paul-Émile, est apporté au Forum, et cette apparition, qui est l’image horrible de la défaite sans espoir, met le comble à la fureur du peuple : Rome doit être vengée, et elle le sera avec l’appui des dieux.
Au deuxième acte, l’interrogatoire des Vestales commence. Aucune ne répond, aucune n’est coupable. Alors la plus jeune, Junia, la sœur de Lentulus, vient s’accuser d’une vision d’amour qu’elle a eue dans un rêve, et rien n’est poétique comme la musique qui, dans un chant mélodieux, accompagne ce rêve. On sourit et l’on assure à l’innocente enfant que son aveu, dicté par un scrupule exagéré, n’a rien de coupable. Mais voici un coup de théâtre vraiment tragique. On vient d’apprendre la mort de Lentulus, qui n’était qu’un faux bruit ; une des prêtresses la croyant vraie s’évanouit. Cette prêtresse est Fausta, la petite-fille de Posthumia, la fille des Fabius, et qui est la maîtresse du tribun. Elle avoue son crime au grand prêtre, qui demande à Fabius ce qu’il faut faire ; celui-ci répond avec une douleur stoïque que la loi ne doit pas être violée.
C’est le bois sacré. Le décor est superbe, et le musicien est incomparable et nous émeut par la mélodie de la harpe, de la flûte et du quatuor à cordes : pendant ce temps évoluent les prêtresses de Vesta selon les rites antiques, et l’esprit est emporté dans le monde du rêve, quand tout à coup, par un saisissant contraste, on revient sur la terre et l’on voit Lentulus et Fausta qui vont fuir. Fausta, prisonnière, avait été laissée à la garde du Gaulois Vestapor, qui protège sa fuite, car, dans son patriotisme farouche, il ne veut pas la mort de la prêtresse, sûr de la chute de Rome, tant que Fausta sera vivante. Ce type du Gaulois est une vraie trouvaille : il sait qu’il payera de sa vie l’acte qu’il vient d’accomplir, mais sa haine pour la nation qui a vaincu la sienne l’emporte et il se sacrifie avec joie.
Voici la séance solennelle du Sénat. Fabius se refuse à croire à la culpabilité de la Vestale, mais elle avoue, et, Fabius n’hésite plus : il laissera exécuter la loi fatale. Alors éclate une scène, dont le pathétique étreint tous les cœurs. Posthumia, l’aïeule, qui ne voit pas les juges, tend vers ces hommes sans pitié ses pauvres mains tremblantes, et elle les supplie de prendre sa propre vie et d’épargner celle de sa chère fille.
Les juges sont impitoyables. La sentence de mort est rendue. Mais Fabius, dans un désespoir sans nom, remet en secret un poignard à Posthumia, qui épargnera ainsi une mort lente et atroce à sa petite-fille.
On approche de la fin. Voici le campus sceleratus. Fausta, après avoir fait ses adieux à Lentulus, assiste, voilée de noir, aux cérémonies funéraires et marche vers le caveau : alors l’aïeule lui remet, en l’embrassant, l’arme qui doit lui épargner d’horribles souffrances.
Vesta, vengée par cette mort, étend de nouveau sa main protectrice sur la cité de Romulus, et l’on entend au loin les fanfares des légions victorieuses, ayant à leur tête le grand consul Scipion. La joie populaire n’a plus de bornes. Cette dernière scène n’était qu’indiquée par M. Parodi, et MM. Massenet et Cain ont bien fait en lui donnant le relief, la puissance et la vie, qui font de cette fin une apothéose qui remplit le cœur des acteurs et des spectateurs d’un égal enthousiasme.
Tous les artistes se sont surpassés. Mlle Kousnezoff rend idéalement le type de Fausta, car chez elle la voix et le geste sont des plus dramatiques. Le rôle de Posthumia a été tenu par Mlle Lucy Arbell avec une perfection rare : quand elle s’avance lentement avec ses cheveux blancs et sa robe de deuil, elle donne une impression inoubliable. Mlle Campredon remplit, elle aussi, son rôle sans faiblesse, en faisant valoir avec une émotion pleine de tact l’innocence de la jeune et délicieuse Junia. Lentulus, c’est le ténor Muratore, amoureux superbe et irrésistible. Delmas, à la voix toujours aussi émouvante, nous donne bien l’illusion du vieux Fabius, le Romain farouche, envahi tout entier par l’amour de la patrie. N’oublions pas M. Journet dans le rôle de grand prêtre et M. Noté qui a su faire de Vestapor un personnage presque de premier plan, grâce à sa haute intelligence qui lui a inspiré les gestes et le langage du pauvre esclave gaulois, que son patriotisme grandit jusqu’au sacrifice. [...]
GARNIER DE CHAMPROND
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date de publication : 31/10/23