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Nouvelles de Paris. Robert le Diable

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NOUVELLES DE PARIS
PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE ROBERT-LE-DIABLE,
Opéra eu cinq actes, paroles de MM. Scribe et Germain de Lavigne, musique de M. Meyerbeer.

C’était un événement attendu depuis long-temps avec une vive impatience par les artistes et les amateurs passionnés de musique que l’apparition de l’opéra de M. Meyerbeer. On ne doutait pas qu’il n’eût donné tous ses soins à cet ouvrage, car un succès à Paris, sur la première scène lyrique de France et peut-être de l’Europe, est d’une haute importance pour la renommée d’un artiste étranger : les plus grands compositeurs de l’Allemagne et de l’Italie ont toujours considéré ce genre de triomphe comme le plus remarquable de leur carrière. De beaux succès ont couronné les premiers travaux de M. Meyerbeer ; mais ceux qu’il devait chercher en France étaient d’autre nature. Le sujet qu’il a choisi, les conditions du drame lyrique français, la nécessité d’une manière plus large et surtout plus individuelle que celle qu’il avait adoptée jusqu’ici, tout lui faisait une loi de s’ouvrir de nouvelles routes et de produire une composition d’un ordre élevé. Il n’a point trompé l’attente de ses amis ; disons mieux, il l’a surpassée. La partition de Robert-le-Diable n’est pas seulement le chef-d’œuvre de M. Meyerbeer, c’est une production remarquable dans l’histoire de l’art. Remplie d’effets nouveaux et trouvés, elle agrandit le domaine de la musique colorée. La recherche de ces effets, bien qu’elle dominât évidemment la pensée de M. Meyerbeer, ne l’a point détourné des autres conditions de la musique dramatique, et ne s’est pas convertie en système dans son ouvrage. Également satisfaisante sous le rapport de l’expression et du charme mélodique, remarquable par la variété du style, sa composition me paraît réunir toutes les qualités qui fondent la réputation d’un artiste sur des bases inébranlables : elle place incontestablement M. Meyerbeer à la tête de l’école allemande actuelle et l’en fait le chef.

Hâtons-nous de dire que le public n’a point méconnu les beautés d’un ordre supérieur qui brillent dans la partition de Robert-le-Diable, et qu’il les a applaudies avec enthousiasme : un des plus beaux succès qu’on ait vus depuis long-temps an théâtre a couronné les efforts des auteurs de cet ouvrage. L’empressement du public à le voir et à l’entendre se soutiendra long-temps, car le sujet a de l’intérêt, le spectacle est magnifique, la musique, comme tout ce qui est réellement beau, ne peut que gagner à être entendue souvent, enfin l’exécution offre une perfection d’ensemble et de détails qui complète le plaisir de l’oreille et des yeux.

S’il s’agissait d’analyser le livret de Robert-le-Diable d’après les règles d’Aristote, peut-être trouverait-on qu’il y manque quelque chose sous le rapport de la régularité ; mais personne ne songe guère aujourd’hui au précepteur d’Alexandre ni à ses règles, et ce n’est pas un opéra qui est destiné à les conserver. Celui-ci, comme je viens de le dire, a de l’intérêt : il offre des situations variées à l’imagination du musicien et des occasions pour traiter à peu près tous les genres de musique : c’est tout ce qu’on peut raisonnablement demander à un poète d’opéra. Donnons une idée de la contexture du livret de celui-ci.

Tout le monde connaît le naïf roman de Robert dit le Diable, qui perdit son duché de Normandie pour avoir trop aimé les filles de ses vassaux et pour n’avoir point assez ménagé les moines, dans un temps où les moines étaient tout-puissans. Suivant la légende et le livret de l’opéra, Robert-le-Diable avait eu pour père une sorte de démon honoraire, qui, courant le pays pour peupler le domaine de Satan, avait trouvé le moyen de plaire à la sage Berthe, fille du duc de Normandie, et en avait eu ce fils, digne fruit d’une telle union. Berthe n’avait pas tardé à se repentir de sa faute ; Robert, bien qu’il eut pour elle les sentimens d’un tendre fils, ajoutait à ses chagrins par sa violence et le désordre de ses passions. Chassé de ses états, errant, portant partout ce caractère indomptable qui déjà lui a causé tant de maux, il aborde en Sicile, voit Isabelle, fille du roi de ce pays, en devient épris et s’en fait aimer ; mais jaloux, furieux, il menace tous les chevaliers qui osent approcher de sa maîtresse, et brave le monarque lui-même ; tous se réunissent contre lui, et malgré son courage il est près de tomber sous les coups de tant d’ennemis, quand un chevalier, sous le nom de Bertram, lui sauve la vie et devient son ami.

Quel ami ! ce Bertram, ce chevalier, n’est autre que l’homme qui séduisit sa mère et lui donna le jour. Un pacte horrible le livre à la puissance de Satan : quelques heures encore, et il sera la proie de l’enfer, si son fils ne se donne à lui en signant le fatal écrit : ses perfides conseils ne trouvent que trop de facilité à pénétrer dans le cœur de Robert. Livré à la fougue de ses passions, celui-ci perd en un jour son or, ses bijoux, et jusqu’à ses chevaux et ses armes. Ses armes ! et c’est au moment où il pourrait conquérir dans un tournoi la main de celle qu’il aime, qu’il en est dépouillé ! Ce tournoi achève de le perdre : le prince de Grenade est vainqueur ; la main d’Isabelle lui appartient.

Bertram profite du désespoir de Robert : « Tout vous trahit sur la terre, lui dit-il, mais il est des êtres surnaturels qui ne vous trahiront pas, si vous avez le courage de leur confier voire sort. — Connaissez-vous des moyens de correspondre avec eux ? — Je les connais. Dans une antique abbaye, bâtie jadis par sainte Rosalie, sont les tombeaux des religieuses de l’ordre qu’elle a institué. Celles-ci, après sa mort, s’abandonnèrent aux désordres d’une vie voluptueuse. Dieu voulut qu’elles en fussent punies en tombant au pouvoir de l’enfer. Des choses étranges se passent chaque nuit dans les ruines de leur cloître. C’est là qu’est un rameau toujours vert, talisman dont la puissance doit livrer à Robert sa maitresse, s’il a le courage de pénétrer dans ces ruines malgré les dangers qui l’attendent. » Le courage ! ce doute suffit pour décider Robert.

Il parvient en effet jusqu’au rameau, et séduit par des danses voluptueuses des ombres de nonnes sacrilèges, il s’en empare malgré les avertissemens intérieurs qui l’en détournent. Devenu maître de ce talisman, il pénètre près d’Isabelle et veut triompher de sa résistance ; mais vaincu par ses larmes, il brise le rameau, et n’échappe qu’avec peine à ceux qui le poursuivent dans le palais du roi de Sicile. Le vestibule de la cathédrale de Palerme lui offre un asile. Bertram, qui n’a plus qu’un instant pour échapper à l’enfer, ose l’y suivre, et n’ayant rien aménager, lui découvre le secret de sa naissance, et le danger qui menace son père. Robert, pénétré de douleur, mais touché du sort de celui qui lui donna le jour, va céder ; les sons de l’orgue et les chants sacrés se font entendre dans l’église et réveillent dans son cœur des sentimens de piété. Bertram redouble d’efforts ; une jeune fille, Alice, sœur de lait de Robert, vient le sauver en lui présentant le testament de sa mère. Agité d’une affreuse incertitude, il hésite entre le soin de son salut et les supplications de son père ; mais l’heure fatale sonne, Bertram est précipité dans les enfers, et Robert, introduit dans le temple, y retrouve la paix et le bonheur.

À ce rapide exposé, il est facile de comprendre que le livret de Robert-le-Diable renferme tous les élémens d’un drame musical plein de passion, et que les occasions n’y ont pas manqué au compositeur pour des oppositions de couleur. Ces oppositions sont en effet multipliées dans la partition de M. Meyerbeer, et ce n’est pas un des moindres mérites de cette partition que la variété de style et d’effets qu’il a su y jeter. Dans le premier acte, où sont mis en scène des chevaliers du onzième siècle, qui se livrent au plaisir attendant l’heure des combats, avec la gaité tant soit peu brutale des mœurs du moyen-âge, il a exprimé de la manière la plus heureuse et avec une mélodie franche et nette la verve de cette joie de soldats. Le second acte se passe dans l’intérieur d’un palais : le ton en est tout différent du premier. La grâce et l’élégance des formes y domine. Au troisième, l’action est engagée, et le spectateur est introduit dans un monde fantastique : là, des effets d’un genre mystérieux, produits par des moyens nouveaux, procurent aux spectateurs des sensations absolument différentes de celles qu’ils ont éprouvées dans les deux premiers actes. Cet acte est divisé en deux parties. La première contient des airs, des duos, un trio et un chœur souterrain de démons du caractère le plus dramatique et de l’effet le plus extraordinaire. La seconde partie se passe dans l’intérieur de l’abbaye. Elle est entièrement consacrée à des scènes bizarres qui exigeaient un coloris tout particulier. M. Meyerbeer, en écrivant cette partie de son ouvrage, a joui d’un rare bonheur d’inspiration. Sans avoir rien de commun avec le deuxième acte de Freyschütz, il n’a pas moins bien exprimé que Weber le caractère des êtres de l’enfer qu’il avait à mettre en scène.

Le quatrième acte est fort court ; il est passionné et contient une situation vive dont il ne fallait pas manquer l’effet. M. Meyerbeer me paraît l’avoir rendue à merveille dans un duo et dans un air de l’expression la plus vive. Mais c’est surtout dans le ton solennel et religieux qui domine au cinquième acte que le compositeur s’est surpassé. Un beau chœur d’ermites, d’un caractère sévère, lui sert d’introduction. Les scènes suivantes sont d’un effet irrésistible. Le combat livré au cœur de Robert par Bertram et par les sentimens religieux que réveillent en lui les sons de l’orgue, les chants de l’église et le souvenir de sa mère, sont rendus avec une forcé pathétique au-dessus de tout éloge. Le trio qui met le comble aux émotions du spectateur, ce trio admirable :

À tes lois je souscris d’avance.

sera classé dans l’histoire de l’art comme une des plus belles créations de la musique dramatique.

Dans un prochain numéro, au moyen de quelques citations notées, je tâcherai de faire comprendre par l’analyse une partie des beautés de cette partition de Robert-le-Diable, que je crois destinée à vivre longtemps dans le souvenir des amis sincères et dévoués de l’art musical.

Après le bonheur d’imaginer un ouvrage aussi beau, la plus grande jouissance que puisse éprouver un artiste est sans doute de l’entendre exécuter aussi parfaitement qu’il est possible : cette satisfaction n’a pas manqué à M. Meyerbeer. Tout ce que l’Académie royale de musique renferme de chanteurs habiles et de bons acteurs se trouve réuni dans Robert-le-Diable. Cantatrice élégante et suave, Mme Cinti-Damoreau rend avec ce fini délicieux qu’on lui connaît tout le second acte, et dans la belle scène du quatrième, elle s’élève jusqu’à l’expression la plus dramatique, particulièrement dans cet air :

Robert, toi que j’aime
Et qui reçus ma foi,
Tu vois mon effroi.

Mlle Dorus, dans le rôle d’Alice, rôle difficile et qu’on aurait pu croire au-dessus de ses forces, a bien justifié le choix que les auteurs ont fait d’elle par la manière dont elle l’a joué et chanté. Irréprochable dans ses intonations, soigneuse dans sa manière de phraser et de vocaliser, expressive dans les situations dramatiques, elle s’est élevée au-dessus d’elle-même, et a su se concilier tous les suffrages.

Plein de cette chaleur d’âme et de cette intelligence qu’on lui connaît, Adolphe Nourrit ne laisse rien désirer dans son jeu ni dans son chant. Son énergie, sa sensibilité n’ont pas faibli un instant dans cet ouvrage si long et si fatigant. Cet acteur est précieux pour les auteurs par son dévouement aux rôles qu’on lui confie : presque toujours il va au-delà de leurs espérances.

J’ai souvent eu occasion de louer Levasseur comme chanteur ; cette fois il faut que je le signale comme acteur très distingué, car il a saisi à merveille le caractère de Bertram. Sa figure, ses gestes, l’accent de sa voix, tout exprime en lui la fatalité imprimée à ce personnage. Il n’y a pas long-temps que Levasseur s’est affranchi de la timidité qui nuisait au développement de ses facultés ; mais une fois délivré de cette timidité, il peut se placer par son intelligence à un rang aussi distingué comme acteur que comme chanteur. Son talent musical se produit avec une variété remarquable dans le troisième acte, où il ne quitte presque pas la scène, et où il chante des morceaux d’un caractère très différent. Il dit encore avec une expression et une force peu commune cet air du cinquième acte :

Jamais, c’est impossible,
Ton malheur, ô mon fils ! n’égalera le mien.

Enfin, dans tout cet opéra, Levasseur me paraît s’être élevé sensiblement dans l’opinion publique.

Lafont est bien placé dans le rôle de Raimbaut, et le chante d’une manière convenable. Cet acteur a de la voix : il pourrait être employé très utilement pour les auteurs et pour lui-même, s’il se livrait avec ardeur à l’étude de son art.

Dire que Perrot, Mlle Taglioni, Mme Montessu, Mlles Julia et Noblet dansent dans Robert-le-Diable, c’est donner une idée juste de la perfection qu’on trouve dans les ballets de cet ouvrage. Qu’on joigne au charme de ces danses le prestige de décorations magnifiques et de costumes d’une richesse éblouissante et d’une vérité historique, et l’on aura une idée de l’ensemble et du fini qui régnent dans toutes les parties de cet opéra. C’est cet ensemble, ce fini d’exécution, ce sujet heureux, et surtout cette belle musique qui feront longtemps le succès de Robert-le-Diable, et qui lui procureront une longue suite de représentations.

Dans un prochain article, je donnerai une analyse suivie de la musique. 

Fétis

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Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE

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date de publication : 19/10/23