Critique musicale. Thaïs
CRITIQUE MUSICALE
Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, poème de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France, musique de M. J. Massenet. — Axel, musique de M. Alexandre Georges ; les auditions voilées.
Un des enfantillages de notre temps (pour me servir d’un terme doux), c’est de chercher à innover par les mots, faute de pouvoir le faire par le fond des choses. On embrouille ainsi la terminologie musicale, sans profit pour personne. M. Massenet a intitulé Werther drame lyrique ; il appelle Thaïs comédie lyrique. Le second de ces ouvrages est-il beaucoup plus comique, que le premier ? J’en doute, quoiqu’on y rie beaucoup, mais ce n’est-pas le public qui rit. Je ne puis oublier que deux autres ouvrages, représentés depuis un an à peu près, ont pris le titre de comédie lyrique : ce sont Madame Chrysanthème et le Flibustier. Le rapprochement seul est comique pour Thaïs, que j’aurais appelé simplement opéra, ou opéra-ballet. On ne parle pas de tragédie lyrique, parce que ce titre était usité dans l’école de Gluck.
Une innovation réelle, ce sont les « philosophes sybarites » que je trouve parmi les amants de la courtisane, illustrés par M. Massenet, mais d’une manière moins gaie et moins comique que ne l’a fait M. Saint-Saëns pour Phryné. Sybaris était une ville d’Italie réputée par les mœurs molles et efféminées de ses habitants ; la philosophie en était innocente. Nous connaissons bien la philosophie épicurienne et nous savons qu’il ne faut pas la confondre avec ce qu’on a nommé les « pourceaux d’Épicure » ; les philosophes sybarites de M. Gallet ne sont pas sans analogie avec ce genre de compagnons d’Ulysse métamorphosés.
Une question que je me borne à signaler à mes lecteurs, c’est le rôle joué dans la nouvelle pièce de M. Gallet, par le mysticisme monacal. Partisan sévère du respect dû à la religion et aux religions, j’ai critiqué Hérodiade en ce que le judaïsme et le christianisme pouvaient n’en être point entièrement satisfaits. D’ailleurs, ces questions de détail n’occupent guère le grand public. Nous savons parfaitement qu’une pièce absurde ou peu logique peut ne point le choquer, si elle l’intéresse et. l’émeut par ses côtés dramatiques ou spirituels. Je ne puis donc absolument rien préjuger du succès de Thaïs.
L’ouvrage est divisé en trois actes ; il n’y a réellement que deux actes avec un prologue, les deux actes proprement dits comprenant chacun trois tableaux. Dans la tétralogie de Wagner, Rheingold forme le prologue ; il fait l’histoire de la faute commise par Wotan, ayant recours à la ruse et à la violence, lui qui était chargé spécialement de faire respecter les traités et les conventions. Les embarras dans lesquels il se jette ensuite et les catastrophes qui en résultent sont les conséquences d’une première faute. De même, l’action de Thaïs résulte de ce fait posé dans le prologue : un jeune cénobite est scandalisé de l’empire exercé par une comédienne-courtisane ; il veut la convertir et en faire une épouse de Jésus ; un vieux cénobite lui dit sagement : « Ne nous mêlons jamais aux gens du siècle ; craignons les pièges de l’Esprit ! » Toute l’action est dans ces mots ; la comédienne est sauvée, du moins dans le sens monacal. Son sauveur est arrêté bien malgré lui sur le bord de l’abîme par l’obstacle qui arrête Fernand à la fin de la Favorite.
L’analyse que nous avons donnée dans notre Courrier des théâtres nous dispense de revenir sur les péripéties de la pièce. Nous remarquerons seulement qu’il n’y a que deux personnages principaux : Thaïs et Athanaël. Thaïs, touchée tout à coup par la grâce divine, renonce à Satan et à ses pompes pour aller se suicider saintement dans une cellule de couvent, en l’espace de trois mois. Athanaël accomplit l’évolution contraire, et s’il ne la pousse pas jusqu’au bout, ce n’est pas de bon gré. M. Massenet en a fait un baryton pour lui donner plus de gravité ; il a réservé le rôle de ténor à Nicias. Mais ce dernier est un personnage épisodique, un ténor léger à tous les égards. J’aurais préféré faire d’Athanaël un fort ténor, un jeune homme n’abusant pas de l’éloquence monastique, mais plein d’ardeur pour la piété et la vertu, se méprenant sur les dangers du sentiment qui l’anime, mais ne se compromettant pas follement comme Athanaël, une sorte de Jocelyn moins résigné et plus ardent que le personnage de Lamartine. Il reste toujours une difficulté pour la conclusion de la pièce. Cela prouve une fois de plus l’importance capitale du choix d’un sujet pour un poème d’opéra et de la disposition des scènes pour l’ensemble de la partition. Sous ces deux rapports, Thaïs ne sera pas considéré comme un modèle, quelque puisse être le jugement que le public portera sur l’œuvre.
Jetons maintenant un coup d’œil sur la musique[1]. Le premier acte est très court, il faut y signaler seulement le récit d’Athanaël racontant comment il a connu Thaïs et l’accompagnement orchestral de la scène de la vision et l’invocation du trop zélé moine. On a vu les cénobites, au commencement, se préparer à prendre un frugal repas ; c’était l’occasion d’une prière en chœur plus ou moins développée, mais il n’y a que les paroles : « Que les noirs esprits s’écartent de notre chemin, seigneur, bénis le pain et l’eau » et quelques autres paroles, sans former un morceau à détacher ; on doit se concentrer sur Thaïs et Athanaël, c’est le sujet du second acte ; le troisième comprend la tentation du moine et la mort de la nouvelle religieuse,
En arrivant chez Nicias, Athanaël a d’abord une petite scène avec les domestiques, inspirée par le mot antique : « Frappe, mais écoute ! » Le monologue d’Athanaël, contemplant Alexandrie, et son invocation du ciel et des anges ne peuvent pas compter pour un air, non plus que le dialogue du moine avec son ami Nicias n’a la forme d’un duo. C’est un très aimable homme que ce sybarite, ne demandant qu’à vivre gaiement et à laisser vivre les autres, sans jamais se préoccuper du lendemain.
Une charmante scène comique est celle où deux jeunes esclaves rieuses font la toilette d’Athanaël. Elles lui trouvent une peau rude, mais le regard plein de feu, il leur semble « beau comme un dieu ». La scène se termine en quatuor, et l’on n’est pas fâché d’entendre les quatre voix à la fois. Les comédiens et les autres invités à la fête arrivent ; ils chantent un chœur sans trop le prolonger, puis les conversations recommencent. Nicias présente Athanaël à Thaïs qui reste aimable, mais incrédule. La foule s’amuse un peu du sévère Mentor en cilice, qui s’enfuit quand Thaïs se prépare à la pantomime érotique. La toile tombe ; l’orchestre seul décrit les amours de Vénus et d’Adonis ; c’est un charmant morceau symphonique qui a plu beaucoup, mais est resté énigmatique faute d’être accompagné de la pantomime correspondante et explicative.
Le monologue de Thaïs et son invocation à Vénus pour rester toujours belle forment un morceau scénique plutôt qu’un air. Puis vient ce qu’on pourrait appeler la prédication du moine d’Antinoë. En laissant de côté toute idée religieuse et en ne considérant la scène qu’au point de vue théâtral, elle peut sembler traitée avec beaucoup d’effet. Je ne jurerais cependant pas qu’il ne pût se trouver des spectateurs assez impies pour préférer Thaïs avant sa conversion à Thaïs repentante et contrite.
La musique continue pendant le changement de décor, comme après le tableau de la fête chez Nicias. Cette fois-ci, c’est une sorte de méditation qui a été très applaudie ; le mérite principal de l’incendie du palais de Thaïs, c’est d’amener un morceau d’ensemble, le seul de la partition. La colère de la foule contre Athanaël vient fort à propos donner du mouvement à la scène.
Le ballet de la Tentation est toute une histoire racontée au long dans la partition, à cause du rapport de la musique avec l’action mimique. Une note dit cependant qu’on peut supprimer le ballet, à l’exception des deux apparitions finales de Thaïs. Dans l’une Athanaël entend les paroles séduisantes qu’elle lui a dites au second acte ; dans l’autre il la voit mourante. (C’est une coupure de 37 pages de la partition piano et chant.) Il ne doit pas être agréable non plus à l’artiste chargé du rôle du moine de prendre part à la pantomime et de se laisser houspiller ; mais on pourrait lui donner un sosie.
Dans le court tableau final comme dans tout le reste, M. Massenet a rendu les scènes avec le soin extrême qu’il met dans l’expression des sentiments et des caractères, sans se préoccuper assez des inconvénients des poèmes qu’il accepte et dont il voit surtout le bon côté.
Mlle Sanderson est, comme on sait, son interprète préférée ; c’est lui qui l’a fait engager à l’Opéra-Comique pour Esclarmonde et qui l’a fait passer à l’Opéra pour Thaïs, où elle réussit très brillamment. Delmas comprend l’importance d’une articulation intelligible des paroles, et je l’approuve absolument ; il lui faudra user un peu moins du timbre sombre, quand il aura un rôle moins compassé et plus naturel que celui d’Athanaël. Mlle Mauri représente la Perdition, singulier titre pour un ballet où personne ne pense aller se faire damner et qui ne servira pas à augmenter les populations des monastères. […]
J. WEBER.
[1] La partition a paru chez Heugel.
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date de publication : 03/11/23