Le Docteur Miracle de Charles Lecocq : le concours et l’œuvre
Le concours d’opérette lancé par Offenbach en juillet 1856 a pour enjeu, en sus des droits d’auteurs associés aux représentations sur son théâtre des Bouffes-Parisiens de la partition couronnée, une somme de 1200 fr assortie d’une médaille d’or d’une valeur de 300 fr. Si l’opportunité est assez inédite, les conditions n’ont rien de très original. En effet, un autre concours lancé trois mois plus tard récompense également la meilleure composition chorale sacrée par une exécution publique et un prix de 1500 fr, somme qui doit permettre de se consacrer à l’art pendant un an sans avoir à se soucier de travaux alimentaires ; c’est à la section musique de l’Institut que revient le soin d’élire le récipiendaire parmi les pensionnaires de la villa Médicis, c’est-à-dire parmi les jeunes compositeurs ayant remporté le fameux prix de Rome de l’Académie des beaux-arts dans les années précédentes.
Le jury d’Offenbach est justement présidé par Daniel-François-Esprit Auber, membre de l’Institut et directeur du Conservatoire ; tous les librettistes siégeant à ses côtés ont collaboré avec lui pour un ou plusieurs ouvrages. À l’exception du Belge François-Auguste Gevaert, les autres compositeurs membres du jury sont tous lauréats du prix de Rome : Fromental Halévy (1819), Aimé Leborne (1820), Ambroise Thomas (1832), Charles Gounod (1839), François Bazin (1840), Victor Massé (1844). Familiers de l’Institut et du Conservatoire, ils reproduisent les méthodes de sélection ayant cours dans ces institutions (écoutes anonymisées, vote à bulletin secret, etc.) et procèdent en trois tours, retenant successivement 12 puis 6 portefeuilles de manuscrits. Le critère de sélection, outre la qualité de facture d’un morceau d’orchestre, est de s’être « le plus rapproché du style de la comédie musicale » dans les échantillons de musique vocale demandés.
Cinq des concurrents « définitifs » ont été précédemment élèves d’un des membres du jury en contrepoint et fugue au Conservatoire : les Parisiens Georges Bizet (second 1er prix en 1855 dans la classe d’Halévy) et Charles Lecocq (2d prix en 1852 chez Leborne puis rayé pour absence en 1854), le Nîmois Adrien Limagne (élève de Leborne également démissionnaire), le Nordiste Jules Demersseman (accessit 1852 avec Leborne), l’Alsacien Jules Erlanger (accessit 1850). Antoine Maniquet, professeur de musique en activité à Lyon, n’appartient pas à ce cercle ; il est le seul rescapé des 13 musiciens formés et exerçant en province originellement présents parmi les 78 candidats.
Le livret à mettre en musique est alors communiqué et, trois mois plus tard, le jury se réunit de nouveau pour décider quelle partition sera effectivement créée par la troupe des Bouffes. Il semble qu’Halévy ait pesé pour que Bizet soit désigné vainqueur en même temps que Lecocq, ce qui eut pour effet de diviser le prix prévu en deux ex-aequo. Adaptée d’une comédie anglaise de la fin du XVIIIe siècle, la pièce est due aux plumes de Léon Battu et Ludovic Halévy (un neveu de Fromental). Le premier est un pilier des Bouffes Parisiens qui vient de signer Les Pantins de Violette (1857) pour Adolphe Adam ; gravement malade, il s’éteint l’année suivante. Le second écrit encore sous pseudonyme au début de l’aventure, lorsqu’il contribue au prologue Entrez, Messieurs, Mesdames (1855), mais s’affiche déjà comme librettiste lyrique l’année suivante avec notamment Ba-Ta-Clan d’Offenbach et L’Impresario d’après Mozart ; sa collaboration durable avec Henri Meilhac produit un très grand nombre d’œuvres dont Carmen de Bizet (1875) à l’Opéra-Comique et Le Petit Duc de Lecocq (1878) au Théâtre de la Renaissance. L’intrigue fait la part belle au ténor amoureux : le capitaine Silvio s’introduit chez le Podestat de Padoue sous le déguisement d’un serviteur idiot, lui fait avaler une omelette indigeste puis lui extorque la main de sa fille contre un remède.
Lecocq reçoit le texte le 15 septembre et doit rendre sa copie avant le 15 décembre. Il choisit d’écrire pour les trois interprètes principaux de la dernière création d’Offenbach, Le Financier et le Savetier, qui fait l’ouverture de sa deuxième saison d’hiver à la salle du passage Choiseul le 23 septembre 1856 : le baryton Étienne Pradeau, le ténor Gustave Perrée dit Gerpré et Marie Dalmont, « chanteuse légère ». Lecocq met en valeur le soprano très agile de cette dernière dans le trio d’entrée et la section sentimentale du duo. La jeune première peut encore témoigner d’un tempérament piquant dans sa romance, grâce à un découpage très adroit des phrasés qui favorise une déclamation proche du récit. L’écriture des couplets du serviteur emprunte à des figuralismes convenus, bien en adéquation avec le caractère grossier du personnage de « Pasquin » campé par Silvio, tout en offrant à l’acteur nombre de ruptures saillantes qui sont autant d’excellents appuis pour le jeu scénique. Pour le début du quatuor de l’omelette, Lecocq imagine une superposition de deux motifs par complémentarité rythmique puis leur ajoute une variation ornementale virtuose, procédé remarquable qui aurait pu inspirer la valse des nations du Petit Faust (1869) d’Hervé – lequel n’a pas vu le spectacle, mais aura peut-être eu le chant-piano entre les mains. Vient ensuite la courte scène lyrique du Podestat, intégrée au même numéro. Constitué d’une chanson, assez dans l’esprit du madrigal du Baron dans Madelon (1852) de Bazin, enchaînée sur un mouvement plus large et italianisant qui tient de l’andante mosso de Jean dans Les Noces de Jeannette (1853) de Massé, cet intermède se conclut par une burlesque déclaration d’amour de l’omelette elle-même – parodie d’épanchement d’opéra-comique à l’image de l’andante de Zerlina dans le trio de La Sirène (1844) d’Auber.
Ces œuvres des membres du jury sont au nombre de celles mentionnées dans le petit essai d’histoire rétrospective de la musique légère française qu’Offenbach publie en même temps que l’annonce du concours d’opérette. Candidat malheureux, Erlanger a la chance de pouvoir faire jouer plusieurs opéras bouffes par la troupe au cours des saisons suivantes (dont L’Arbre de Robinson dès 1857, avec Gerpré et Dalmont), mais aucune nouvelle commande des Bouffes-Parisiens à Lecocq ne vient prendre le relais de l’exploitation de son Docteur Miracle, interrompue après la 11e représentation. Abandonné à lui-même, le jeune compositeur continue de donner des leçons privées malgré le handicap qui lui impose de se déplacer toujours avec des béquilles, publie des recueils de morceaux pour piano et multiplie les petits actes aux Folies-Nouvelles (où Demersseman fera aussi jouer sa Princesse Kaïka en 1859), aux Folies-Marigny puis au Palais-Royal, jusqu’à occuper la place de chef de chant à l’Athénée (il s’agit de l’ancienne salle située rue Scribe, en sous-sol), ce qui lance enfin sa carrière… plus de dix ans après le concours. Une autre décennie après, les nombreux succès rencontrés à l’étranger et sur les scènes secondaires de la capitale lui vaudront de la part d’Offenbach le surnom flatteur de « Meyerbeer de La Renaissance ».
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date de publication : 19/10/23