Premières représentations / La Soirée parisienne. Phryné
PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPÉRA-COMIQUE. – Phryné, opéra comique en deux actes, poème de M. L. Auge de Lassus, musique de M. Saint-Saëns.
Dans sa vie déjà longue, M. Saint-Saëns a tant écrit d’œuvres de style sévère qu’il lui est bien permis de se distraire de temps à autre en ouvrant au grand large les fenêtres de son cabinet de travail pour laisser pénétrer les joies ensoleillées et les senteurs printanières.
C’est ainsi que pour son plaisir autant que pour le nôtre, il vient de crayonner sa Phryné, pages pétries de grâce et de malice, hommage délicat rendu à la beauté, œuvre d’une sensualité aimable écrite currente calamo, et par cela même exempte de recherche et toute parfumée de fraîcheur.
Les bords africains portent bonheur à M. Saint-Saëns. Il sait par expérience que le soleil permet de conserver l’esprit jeune, le corps vivace et contribue à infuser dans l’âme la lumière qui baigne la nature. C’est dans des dispositions aussi heureuses que Phryné a été conçue. Elle respire le bonheur de vivre. Et puis les circonstances ont favorisé son éclosion. L’occasion est rare, en effet, de rencontrer une artiste comme Mlle Sanderson, joignant à son talent de virtuose une admirable plastique. Comment ne point approuver le maître d’avoir su mettre à profit tant d’éléments de succès ?
Personne n’ignore le célèbre tableau de Gérôme, Phryné devant l’Aréopage.
Il n’était point facile à MM. de Lassus et Saint-Saëns de faire apparaître une telle scène à nos yeux éblouis, non point que la radieuse beauté de Mlle Sibyl Sanderson n’eût fait pâlir nos souvenirs esthétiques éveillés par l’audacieuse inspiration du peintre, mais, hélas ! nos préjugés opposent, plus que les règlements administratifs, des barrières à la liberté absolue du théâtre.
Phryné, contrainte de comparoir devant l’archonte Dicéphile représentant l’Aréopage, se dérobe au moment psychologique en substituant, aux splendeurs de son corps sans voiles, les beautés un peu plus froides de la statue d’Aphrodite modelée d’après elle-même, par le génie de Praxitèle.
Charmant effet : archonte refait. On peut résumer en ces deux mots la scène et la pièce elle-même.
C’est pour amener ce dénouement plaisant que M. de Lassus a construit avec finesse et bonhomie deux actes, dont les vers ont, chose rare, une allure naturelle, et dont la tessiture se laisse pénétrer par la musique. Il ne sera pas long de vous conter comment il a enguirlandé l’imbroglio si simple de son scénario.
Nous sommes dans un carrefour d’Athènes. À gauche, la maison de Phryné. Au milieu de la scène, un buste, celui de l’archonte Dicéphile. À droite, perspective poétique sur l’Acropole. Un héraut lit un décret décernant au vertueux Dicéphile les honneurs de la colonne statuaire. L’antique bénéficiaire de ces hommages est présent et se pavane de façon assez ridicule en goûtant, par préciput, les joies de l’immortalité. Le peuple l’acclame.
Surviennent les esclaves ; les adorateurs de Phryné et Phryné elle-même, qui se gaussent à l’envi du magistrat.
Dicéphile a pour neveu un jeune homme, Nicias, qui vient d’échapper à sa tutelle. Nicias, amoureux de Phryné, jette l’argent par les fenêtres en vrai fils de famille et vient demander à son cher oncle de lui prêter douze mille drachmes ou de régler enfin ses comptes de tutelle. L’oncle se borne à prêcher au neveu l’économie et la continence, dont il donne lui-même l’exemple. Nicias ne goûte guère ce sermon, non plus que la fantaisie de son ex-tuteur de le faire condamner pour dettes à la prison. Il rosse les deux démarques qui viennent l’arrêter. Les esclaves de Phryné l’adent en cette besogne et Phryné cache le jeune homme dans sa maison.
Mais avant d’en franchir le seuil, Nicias se venge sur le buste de son oncle, qu’il coiffe d’une outre dont la lie souille le profil marmoréen et prudhommesque de l’archonte.
À peine cette exécution achevée, Dicéphile arrive avec une lanterne à la main pour goûter la joie puérile de contempler à nouveau son image. Furieux de la trouver dans un état aussi pitoyable, il profère de terribles menaces. Le rideau tombe.
Le deuxième acte nous présente l’intérieur de la maison de Phryné. Nicias est perdu dans un duo d’amour avec la belle. Lampito, la suivante de Phryné, interrompt le doux entretien en annonçant l’arrivée de Dicéphile en fureur. Nicias sort et Phryné se prépare à détourner l’orage.
Un nautonnier habile
Quand le vent est mauvais a soin de louvoyer.
Le moyen employé est simple. Elle prie l’archonte de l’aider en sa toilette à laquelle elle procède dans un déshabillé délicieusement provocant. En proie à une excitation croissante, le vieillard n’y tient plus, et au moment où, sur la demande de Phryné, il va cueillir la rose, la nuit se fait soudain : Phryné disparaît et, en sa place, se dresse, noble et suave de formes, sa représentation marmoréenne, sa statue sous l’aspect de Vénus Aphrodite. Le vieil archonte sent son âme et ses sens se fondre en une adoration commune. La statue s’évanouit ; la lumière reparaît et Phryné, radieuse et tranquille sur sa couche, contemple, d’un air victorieux et moqueur, le vieillard enamouré.
On ne sait trop ce qu’il adviendrait des transports accompagnant ce réveil de virilité de Dicéphile, si Nicias et toute la maisonnée de Phryné n’entraient sur ces entrefaites pour goûter le spectacle piquant offert par un magistrat d’importance se pâmant aux pieds de la courtisane.
« Eh ! eh ! Les choses se passent encore de même sorte à notre époque : c’est le métier qui veut ça ! » disait, à nos côtés, un homme grave paraissant très au fait des débordements des chats fourrés en quête de minettes.
Dicéphile surpris en aussi fâcheuse posture est contraint de faire fléchir la rigueur de ses principes et de transiger en donnant à son neveu la moitié de sa fortune, moyen équitable et sommaire d’apurer par une restitution ses comptes de tutelle.
Le peuple acclame à nouveau le vertueux magistrat. La toile tombe.
Est-il besoin de signaler les qualités orchestrales de l’œuvre ? Parmi les charmes de la partition, on doit citer les touches de lumière semées à profusion sur le fond harmonique, tantôt à l’aide d’accouplements de timbres, tantôt par l’emploi caractéristique de quelques instruments à l’état de solo, faisant saillir les traits ou les ridicules des personnages. Un modèle en ce genre est assurément, au premier acte, l’air de Dicéphile inaugurant le duo avec Nicias : Enfant, je te donne l’exemple. Cette phrase, de nette carrure et conçue dans le style expressif, naïf et poncif de nos vieux maîtres du siècle dernier, est accompagnée par les bonds comiques du basson, que nous retrouvons plus loin lorsque Nicias interpelle le buste en le menaçant du poing avant de le coiffer de l’outre.
La coupe des airs n’offre assurément rien de révolutionnaire, mais que d’intérêt et d’humour dans le souci que prend M. Saint-Saëns de nous servir un plat dont il sait que le goût ne nous est pas tout à fait inconnu ! C’est plaisir d’étudier, à cet égard, le chant de Dicéphile : L’homme n’est pas sans défaut, rythmé toujours à la façon des airs de notre vieux répertoire. L’orchestre l’entame en deux mesures reproduisant un petit trille en queue de porc, qui signale la présence du vieil archonte dès le commencement de l’œuvre.
Nous n’en finirions pas si nous voulions analyser les mille trouvailles ingénieuses que notre oreille saisit au passage. Signalons, toutefois, les principaux morceaux, le chœur bien rythmé : Honneur et gloire à Dicephile, qui commence et termine la partition, le chœur qui suit : C’est Phryné quand elle passe, dont l’unisson est relevé par un rythme d’une morbidesse originale : le compliment moqueur de Phryné à l’archonte et le joli duo de Dicéphile et de Nicias dont nous parlons ci-dessus. Nicias y chante une phrase expressive et douce : Rien sur la terre n’est solitaire, dont le développement permet une conclusion aimablement sentimentale, alors que Dicéphale avait imprimé tout d’abord à ce duo un caractère des plus bouffons.
À signaler le cantabile de Nicias : Ô ma Phryné c’est trop peu que je t’aime, et le chœur qui suit : Que la fête se prépare, rappelant vaguement Philémon et Baucis, de M. Gounod.
La première rencontre de Phryné et de Nicias, donne naissance à un air charmant, délicieusement accompagné du reste, qui voltige sur la lèvre de Mlle Sanderson : Si le front couronné de lierre.
Lorsque le buste de Dicéphile est coiffé de l’outre, Nicias débite sur un rythme enragé un air à l’allure offenbachique : On raconte qu’un archonte, qui invite à une danse des plus naturalistes autour du marbre impassible : tels les pas dévergondés des Bacchantes et des Corybantes autour du dieu majestueux de Lampsaque.
Au deuxième acte, le duo entre Nicias et Phryné nous paraît une des pages les plus délicates que M. Saint-Saëns ait écrites dans le genre tempéré. L’ensemble qui le termine émeut moins qu’il ne caresse. Telle est, du reste, la gamme de sentiments qui nous paraît en situation.
L’air de Phryné : Un soir, j’errais sur le rivage, est, en son genre, un chef-d’œuvre ; mais quelles qualités ne faut-il pas pour interpréter cet air ainsi qu’il convient !
Le morceau capital de la partition est, sans conteste, le grand duo final entre Dicéphile et Phryné. Les contretemps des rythmes y rendent certains passages moins maniables qu’on pourrait croire, et le jeu scénique offre ici une importance capitale.
Disons de suite que Mlle Sanderson s’y montre à la hauteur de sa renommée.
Quant à M. Fugère, nous avons maintes fois, déjà, écrit tout le bien que nous en pensons. C’est à bon droit que le public prise l’originalité de bon aloi de son talent dont l’allure présente, parfois, une bouffonnerie classique digne de la maison de Molière. Il détaille avec drôlerie son air : L’homme n’est pas sans défauts, et compose avec art l’ensemble de son personnage. Cette création lui fait honneur.
Mlle Buhl tient fort bien sa place dans le rôle de Lampito, et chante joliment son air du deuxième acte : C’est ici qu’habite Phryné. Nicias a trouvé dans M. Clément un interprète plein d’entrain et souvent poétique.
Les démarques Barnolt et Périer jouent gaiement leur rôle épisodique du premier acte. La mise en scène est soignée. Les costumes offrent une fantaisie archéologique dont s’accommode aisément le genre de l’opéra comique. Si Mlle Sanderson nous semble, au premier acte reproduire, en un format fort agrandi, une gracieuse statuette de Tanagra, comment aussi ne pas remarquer que son chef rappelle le symbole dont étaient gratifiées les filles de famille non dotées au moyen âge, « le chapel de roses » ?
En résumé cette partition de M. de Saint-Saëns fleure aussi peu que possible la musique écrite au piano. Bien que ce maître soit un pianiste de haut mérite, on peut dire que chez lui, de même que chez quelques musiciens à l’instruction solide, l’organiste et le compositeur ont donné, de bonne heure, au pianiste un caractère et des tendances qui l’ont affranchi du servage du clavier, et surtout de l’incurable sottise qu’exhibent, trop souvent, certains pianistes de cinquième ordre, virtuoses de l’intrigue dont les afféteries clavecinesques servent uniquement à pomponner leur vanité et leur bassesse.
Dans le livre comme dans la presse, M. Saint-Saëns a témoigné de la même droiture. L’idée ne lui est point venue, par exemple, d’user à tout propos de ces moyens efficaces pour se tresser des couronnes à lui-même, et pour renseigner les badauds sur ses faits et gestes.
Les productions d’un tel esprit sont toujours estimables. À ce titre, on peut, de confiance, placer dans sa bibliothèque une œuvre comme Phryné, sincèrement pensée, comme elle est sincèrement écrite.
M. Danbé, remis de son indisposition récente, a conduit, comme toujours, ses troupes à la victoire. Rendons-en grâces aux dieux !
F. RÉGNIER.
[…]
LA SOIRÉE PARISIENNE
[…] « PHRYNÉ »
[…] Phryné, maintenant !
Opéra comique en deux actes, en vers, de M. Augé de Lassus. (Ollendorff a édité le livret, et Durand la musique, qui est d’un maître in – contestable, M. Camille Saint-Saëns.) Et cet opéra comique a été représenté à l’Opéra-Comique. (Immense succès !)
Le librettiste a brodé une gentille historiette autour de la vieille légende Phryné, qui se montra nue devant l’Aéropage et dont le soleil blond réchauffa tous les membres. C’est très amusant, et je me suis rappelé deux jolis poèmes de Goudeau : les Romaines ; les Grecs, aussi. Dicéphile, archonte d’Athènes, Nicias, son neveu, ces bonshommes sont d’aujourd’hui, et de tous temps d’ailleurs. Agoragine et Cynalopex sont démarques : Nicias, le neveu à conseil judiciaire du riche archonte, leur donne des coups de bâton quand ils viennent pour l’arrêter, le mener à Clichy ; et ils en portent des marques.
À la fin, le vice et la beauté triomphent. Que souhaiter de plus, ô Phryné ? Une musique gaie, quoique savante, d’une technique supérieure, une musique qui sourit. Saint-Saëns, et même six ; car nous admirons Phryné toute nue. (La phrase est un peu courte et haletante. Il y a de quoi.)
Mlle Sybil Sanderson, toute nue, en Phryné ? Certes, on a découvert l’Amérique, mais découvrir une des plus belles et des plus éblouissantes Américaines, Mlle Sanderson, jeune fille du inonde entrée au théâtre en conquérante, qui a osé ? M. Saint-Saëns (et non vous, Massenet, délicieux maître) M. Saint-Saëns montre au vieux Dicéphile et aux spectateurs qui sont éblouis derrière lui la statue d’Aphrodite toute nue ; et tous les regards vont de Phryné incitatrice près d’un lit de repos, à la déesse ; et c’est un va et vient, un vient et va de regards du marbre nu qu’on habille à l’actrice qu’on dévêt.
Mlle Sanderson, au premier acte, a un petit chapeau avec des roses ce qu’il y a de plus athénien, mais aussi, ce qu’il y a de plus parisien, le dernier cri. Est-il bien exact, ce petit chapeau ? Quoi qu’il en soit, la cantatrice exquise et prestigieuse évoque les plus séduisantes statuettes de Tanagra. Et sa robe blanche du dénouement, lorsque Phryné apparaît pour affoler ce vieux Dicéphile, est une merveille. On ne voit pas les jambes, non ; on a beau fouiller les plis blancs, les yeux chercheurs derrière la lorgnette ; mais la robe si légère a laissé croire qu’on pouvait les voir, les jambes roses et rêvées de Phryné ; la robe, mal transparente, est si démoniaque qu’on ne les entrevoit même pas, mais – et c’est pire – qu’on les imagine. Tous les regards vont de Phryné, incitatrice près d’un lit de repos, à la statue d’Aphrodite ; et c’est un va et vient, un vient et va de regards du marbre nu de la déesse qu’on habille à l’actrice qu’en dévêt.
Un Monsieur en habit noir.
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Camille SAINT-SAËNS
/Lucien AUGÉ DE LASSUS
Permalien
date de publication : 12/01/24