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Semaine théâtrale. Roma

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SEMAINE THÉÂTRALE
Monte-Carlo (Opéra). – Roma, opéra tragique en cinq actes, de M. Henri Cain, d’après Rome vaincue, de Alexandre Parodi, musique de J. Massenet (première représentation le 17 février).

Voici le sixième ouvrage dont M. Massenet consent à confier les destinées à l’Opéra de Monte-Carlo, ce qui, n’est-il point vrai ? n’est pas mince honneur pour la petite et luxueuse scène monégasque. Pourquoi, à l’époque du Jongleur de Notre-Dame, M. Massenet s’est-il décidé à répondre enfin aux avances qu’on lui faisait depuis quelque temps déjà, et réitérées et enthousiastes, et pourquoi, depuis, est-il retourné si souvent à Monte-Carlo ? Ce n’est ni le lieu, ni le moment d’en rechercher les raisons toutes artistiques. Constatons simplement, et non sans profonde mélancolie, qu’alors Paris n’a point su, n’a point voulu, comme il le devait, garder jalousement pour lui seul le maître incontesté du théâtre lyrique moderne.

Six ouvrages en dix années exactement, car le Jongleur est de février 1902 ! Six ouvrages, qui prouvent non seulement la surprenante et l’unique fécondité de l’auteur – entre temps l’Opéra de Paris donnait et Ariane et Bacchus – mais qui, tous les six de genres si différents, démontrent l’étonnante variété et la miraculeuse souplesse du chantre tour à tour naïf et mystique du Jongleur, gai et spirituel de Chérubin, pimpant et brillant d’Espada, expressif et dramatique de Thérèse, coloré et attendri de Don Quichotte et, finalement, noble et hautement tragique de Roma.

Car c’est une note nouvelle, encore et toujours, que M. Massenet apporte cette fois à Monte-Carlo avec cette Roma dont M. Henri Cain trouva l’idée, les développements et la forme que, très habilement, il sut plier à la manière musicale, dans la très belle Rome vaincue, d’Alexandre Parodi, jouée voici plus de trente années avec retentissement à la Comédie-Française.

Rappelons le sujet. Les Romains guerroient contre les Carthaginois – nous sommes en l’an 216 avant Jésus-Christ – et sont vaincus. Hannibal marche de victoires en victoires, Paul-Emile vient d’être tué ; et l’oracle attribue la défaite à la trahison d’une Vestale. Qui a laissé s’éteindre le feu sacré ? Le Grand-Prêtre interroge en vain ; la jeune Junia s’accuse bien, mais elle n’est coupable que d’un rêve. Le Grand-Prêtre, en désespoir de cause et usant d’un subterfuge – tout à l’heure, alors qu’il attribuait les malheurs de la Patrie à la Vestale coupable, il a été frappé du trouble involontaire du tribun légionnaire Lentulus – annonce la mort du dit Lentulus. Et tout aussitôt Fausta s’évanouit. Voilà la coupable !

Fausta est la nièce, la fille adoptive de Fabius Maximus, le sénateur intègre et influent dont les paroles de sagesse et de mâle autorité ont, plusieurs fois déjà, rendu l’espoir et le courage au peuple atterré. Fabius laissera-t-il son enfant subir la punition infâme et cruelle ? Oui, si elle est coupable vraiment, car la Patrie est la première famille.

Mais, dans l’ombre de son esclavage, un vieux Gaulois veille au salut de la Vestale. Si elle n’est pas punie, c’est le triomphe persistant d’Hannibal. Il la fera donc fuir et il la fera fuir avec la complicité de Lentulus, décidé à tout pour sauver celle qu’il adore et qu’il a perdue. Fausta, après avoir longuement lutté, finit par céder aux prières ardentes du jeune guerrier. Une lourde porte d’airain communiquant avec le Palatin se referme sur les amants sauvés, au moment où le Grand-Prêtre apparaît.

Or, Fausta est Romaine. À peine arrivée au Mont-Palatin, elle est prise de remords et d’elle-même, pour apaiser les dieux et donner la victoire à Rome, elle vient se relivrer à ses juges. À Fabius qui l’interroge, elle avoue courageusement son crime, sa trahison, et Fabius abandonne son enfant à la décision du Sénat qui, malgré les supplications de l’aïeule Posthumia, la vieille aveugle qui donna déjà ses enfants et son mari à la Patrie, à l’unanimité, prononce l’horrible condamnation.

Fausta va donc être enfermée vivante dans le tombeau, où lentement, très lentement, la mort expiatrice la prendra. Posthumia et Fabius, lui-même, malgré le calme résigné et hautain de Fausta, se révoltent à l’idée de voir leur enfant ensevelie vive. Puisqu’elle doit être descendue à la sombre demeure, qu’elle y soit du moins descendue... morte. Et Fabius passe un poignard à Posthumia pour qu’elle le donne à Fausta et s’en frappe. Mais Fausta a les mains liées et, dans un geste atroce et sublime sacrifice, après avoir fébrilement cherché la place exacte où bat le cœur, c’est l’aïeule aveugle qui sans faiblesse enfonce le fer sauveur.

Pour cette tragédie dramatique dont les sentiments de superbe humanité et de grandiose amour patriotique et familial sont simples, encore que sublimes, grandioses, encore que très humains, il fallait un musicien sûr de lui, sûr de son art et d’une puissante probité. Il ne s’agissait point, en effet, ici de « truquer » le sujet, de l’enjoliver d’incidences plus ou moins mièvres, chères au gros public ignorant, de le maquiller, pour complaire aux petites chapelles, de clowneries aussi piètres qu’ultra-modernes, ou de se contenter, laissant la place prépondérante au poète, de plaquer sous la pièce une quelconque et basse musique de mélodrame. Il fallait, tout en laissant au Verbe toute sa puissance, son ampleur et sa complète signification, il fallait que la Musique, prenant sa place légitime, vînt loyalement commenter ce Verbe, l’amplifier et le magnifier. Et c’est cela que M. Massenet, qui sait son « théâtre » plus que quiconque, dont la palette est infiniment variée et dont la technique est impeccable, a bellement compris. Si nos musiciens modernes, au lieu de le piller sans vergogne et maladroitement et d’idées, et de formules, et de motifs même, voulaient se contenter simplement d’essayer, à défaut de son inspiration toujours neuve, toujours vivace, toujours expressive, toujours jeune, de l’imiter en s’efforçant d’écrire scrupuleusement la musique de la pièce qu’ils choisissent, de combien de sottises, de non-sens et d’incompréhensibles et prétentieuses choses ils s’éviteraient la besogne ingrate et nous éviteraient l’audition ennuyeuse presque toujours, pénible beaucoup trop souvent.

Une ouverture, de développement important, synthèse expressive du drame, nous dit comment M. Massenet a musicalement traité son sujet. La grandeur, l’ampleur, la noblesse, avec cette intensité de vie, cette richesse d’idées que l’on sait depuis toujours, sont les caractérisques de la partition nouvelle qui, dès maintenant, prend place parmi les œuvres les plus hautement belles et significatives du maître. Sa déclamation s’affirme, précise, ponctuelle, à l’accentuation toujours juste, sa phrase mélodique demeure large, sans cesse rajeunie, infiniment prenante. La sonorité de ses ensembles est pleine, nerveuse, imposante, et son orchestre si admirablement en place dit exclusivement ce qu’il faut dire et rien que ce qu’il faut dire et le dit avec une ampleur, une richesse, une poésie, une simplicité et une variété inouïes, chaque famille d’instruments, chaque instrument même ayant son rôle nettement déterminé et pourtant sans cesse renouvelé. Et puis, à l’apogée d’une glorieuse carrière, malgré les jappements rageurs des roquets impuissants, malgré les hosannas clamés en l’honneur de quelques bien pauvres épateurs oubliés presque aussitôt que venus au jour, M. Massenet, travailleur infatigable, producteur prodigieux, garde l’admirable sérénité de l’homme qui sait que la route qu’il suit est la sienne propre et qu’elle est bonne. C’est encore là la plus belle leçon d’honnêteté artistique qu’il puisse donner aux jeunes.

Faut-il citer des pages de Roma, que les Parisiens seront d’ailleurs à même de juger et d’applaudir dès le mois d’avril à Paris ? L’ouverture classique, mais d’un classique heureusement vivifié de sève toute moderne, les chœurs sonores, vrais et tous dans l’action, le récit de la mort de Paul-Emile fait par Lentulus, l’épisode adorable de la vestale Junia, le délicat et doux prélude du Bois Sacré, la véhémente scène du Gaulois, la juvénile et ardente invocation de Lentulus, « Soir admirable », et le duo emporté, amoureux, conquérant de Fausta et de Lentulus, la scène si superbement belle du Sénat avec son prélude grave aux basses imposantes, avec Fabius angoissé interrogeant Fausta, avec les désespoirs horribles de Posthumia, la scène du meurtre de Fausta par Posthumia et la descente si sobre de l’aïeule au tombeau de l’enfant ont, dès le premier soir, décidé d’un triomphe comme Massenet, pourtant dès longtemps habitué à la victoire, en rencontra peu. Je laisse à mon érudit confrère et ami Arthur Pougin le soin de signaler tout ce qui, encore, doit être signalé en cette œuvre remarquable, si puissamment et aussi si simplement, si noblement conçue, – il s’en acquittera mieux que je ne saurais le faire, lors des très proches représentations à l’Opéra.

Au triomphe de l’illustre musicien, si heureusement soutenu en l’occurrence par Alexandre Parodi et par Henri Cain, il est de toute équité d’associer, pour une grande part, ses interprètes, tous ses interprètes, grands ou petits, qui, avec une belle conviction, une touchante ardeur, travaillèrent de cœur et sans répit – on monte vite à Monte-Carlo ! – pour rendre fidèlement la pensée du maître. Nous les retrouverons à Paris, ces interprètes, sauf cependant l’orchestre attentif, souple, varié, éclatant ou tendre sous la baguette avertie de M. Léon Jéhin, sauf les chœurs aux voix chaudes, au jeu très étudié, sauf M. Clauzure, une jeune basse qui a chanté le rôle du Grand-Prêtre d’excellente façon, sauf, enfin, Mme Guiraudon-Cain dont l’organe délicatement suave, les sons filés idéalement fluides et la méthode impeccable ont radieusement conquis le public dans la scène de Junia. Si ceux-là doivent manquer, ils seront, soyez-en certains, dignement remplacés par les directeurs de l’Opéra, qui tous deux s’étaient dérangés pour assister à la première d’ici, et nous aurons encore, et fort heureusement, et M. Muratore, juvénile, conquérant, vibrant, se donnant sans compter, chantant aussi bellement qu’il joue avec toute son âme et toute son intelligence d’artiste de race, et Mme Kousnezoff dont le soprano admirable suffirait dans Fausta, à défaut des qualités de physique et de charme dont elle est si amplement douée, à faire une des plus étincelantes constellations de l’actuel firmament lyrique, et Mlle Lucy Arbell, la tragédie elle-même en Posthumia, la tragédie avec une intensité de vie, une compréhension émotive, une profondeur d’accents et une sûreté d’attitude et d’expression puissamment particulières, et M. Delmas (Fabius), le beau chanteur, l’artiste probe qui ne livre rien au hasard et conduit son chant et son jeu avec le même souci de composition toujours correcte, et M. Noté, le Gaulois abrupt, mâle et violent, à la voix d’airain qu’il dépense en prodigue, certain de n’épuiser jamais le trésor dont lui fit don dame Nature. Le maître Massenet qui, du fond de la loge du Prince de Monaco, assistait à cette très belle représentation, a, dès la fin du troisième acte, été l’objet d’ovations enthousiastes de la part d’une salle bondée, une salle des tout grands jours, de ses interprètes et de l’orchestre ; mais malgré les acclamations renouvelées à quatre ou cinq reprises, malgré l’intervention du Prince lui-même, il refusa modestement de se montrer au public. Cependant au baisser final du rideau, il ne put résister aux clameurs qui montaient reconnaissantes, enthousiastes, acharnées, et cette fois même presque impératives, de la salle, de la scène, et il dut s’avancer sur le devant de la loge pour recueillir une ovation unique, et remercier ceux qui, dévoués et convaincus, venaient de l’aider à triompher et ceux qui, si justement, si spontanément, si unanimement et avec une joie et aussi une reconnaissance immenses, venaient de décréter ce triomphe.

Paul-Émile Chevalier.

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date de publication : 16/10/23